Les rebelles ougandais de la LRA – l’Armée de résistance du Seigneur – transforment les Congolais du Haut- Uélé en esclaves et en porteurs. L’offensive militaire de Kinshasa et de Kampala n’a pas anéanti les hommes de Joseph Kony.
Alors que j’entamais mon cours, des inconnus ont envahi ma salle de classe, armés de couteaux, de haches, de machettes. Deux d’entre eux se sont placés devant la fenêtre, deux autres surveillaient la porte. Les autres, avec une longue corde, nous ont attachés les uns aux autres, les professeurs et les élèves. Quarante élèves de ma classe et 20 autres jeunes se sont ainsi retrouvés ligotés. Pendant ce temps, un autre groupe pillait la paroisse Mater Dei. Nourriture, téléphonie, tout devait être emporté… Terrorisés, les enfants criaient, trépignaient… Finalement, encadrés par une centaine d’hommes en armes, nous avons tous quitté Duru, chargés de tout ce qui avait été volé. Après cinq kilomètres, les inconnus ont libéré les professeurs, disant que nous étions trop vieux. Ils ont gardé comme porteurs les jeunes de 13 à 18 ans. Impuissants et honteux, nous sommes partis sans nous retourner… » Faustin Mibiloni, un enseignant de 29 ans, n’oubliera jamais la rentrée scolaire de septembre 2008 à Duru, à 100 km de la frontière soudanaise. Après l’attaque, 80 familles ont pris la fuite, marchant six jours à travers la forêt. Depuis lors, les déplacés campent derrière la cathédrale, sur un terrain boueux prêté par les sœurs, nourris avec des rations du Programme alimentaire mondial. « Ma fille Suzanne Fulenyensi, 16 ans, élève de 2e secondaire, était avec eux, explique Mariam, le regard résigné. Je ne la reverrai plus : elle a été donnée comme épouse à un commandant et depuis lors, elle est surveillée jour et nuit. » C’est le jeune Minisale, 14 ans, qui lui a communiqué la nouvelle après s’être échappé en janvier dernier. Profitant d’une attaque de l’armée congolaise, il a réussi à fuir et à gagner Dungu, après plus d’un an de captivité. L’adolescent au regard dur se souvient de tout : « Au début, les combattants de l’Armée de libération du Seigneur (LRA, Lord’s resistance army) nous obligeaient à cultiver patates douces, céréales, manioc. Comme nous ne comprenions pas leur langue, l’acholi, parlé dans le nord de l’Ouganda, un homme nous traduisait les ordres en lingala ou en zandé. Ils nous donnaient aussi des “médicaments” contre la fatigue, des huiles mélangées à des herbes dont ils nous enduisaient les pieds, la poitrine, les bras. » Dans le Haut-Uélé, sur une ligne qui passe au sud du parc de la Garamba, frontalier du Soudan, et par Dungu, Faradje, Doruma, Isiro, les populations congolaises vivent dans la terreur : à tout moment, des hommes de Joseph Kony surgissent de la brousse, brûlent des villages, pillent des récoltes, tuent ceux qu’ils rencontrent, en trois coups de machette bien calculés.
A l’hôpital de Dungu, Marie Tambwe n’a toujours pas compris ce qui lui était arrivé : alors qu’elle ramenait du manioc vers son village de Bangadi, des hommes ont surgi de la brousse : « Sans dire un mot, ils m’ont frappée à la tête de onze coups de machette, puis sectionné le tendon, pour que je ne puisse pas m’enfuir. L’armée congolaise m’a trouvée, ramenée et le chirurgien de Médecins sans Frontières m’a sauvé la vie… »
Lucienne, 10 ans et Claudine, 14 ans, sont suivies par Coopi, la coopération italienne, qui les a confiées à une famille d’accueil. Allongées sur une natte au fond d’une case ronde, les gamines frissonnent malgré le feu qui ronronne sous la grosse marmite posée sur trois pierres. Prostrées, elles racontent lentement leur calvaire, sans un regard pour Pascaline, une petite fille d’un an et demi qui quémande un peu d’affection. Pascaline, dont la maman a été tuée, est la fille d’un combattant LRA et Claudine avait pour charge de s’en occuper. « Je devais marcher avec l’enfant au dos et des paquets sur la tête. Lorsque j’ai réussi à fuir je n’ai pas eu le courage de me débarrasser de la petite… » Lucienne, elle, a été capturée sur la frontière entre le Soudan et le Congo : « Durant huit mois, lourdement chargée, j’ai marché, entre le Soudan, la Centrafrique, le Congo. Finalement, alors que j’avais été blessée lors d’un affrontement, l’armée ougandaise m’a ramassée. »
Les deux filles se souviennent de la soif qui les taraudait : « Nous ne pouvions boire que le soir, pour ne pas avoir la force de fuir durant la journée, nous ne mangions qu’une fois par jour. » Elles évoquent les mauvais traitements, les coups, la menace constante des machettes, des couteaux, le poids de leurs charges : « Je portais des pierres pour écraser les arachides et faire la pâte. » Mais elles se rappellent surtout l’humiliation : « Ces gens nous appelaient des “mokobe”, des esclaves, nous n’étions que des animaux, des bêtes de somme… » Elles aussi se souviennent des « médicaments » : « l’huile devait nous empêcher de ressentir la fatigue. Et nous empêcher de fuir : “Où que vous alliez, on vous retrouvera.” » A l’hôpital de Dungu, MSF Suisse soigne les plaies provoquées par les machettes, les fractures ; à Duruma et Faradje, MSF Belgique fait de même. Des psychologues se chargent des traumatismes, des pédiatres veillent sur les enfants qui sont encadrés, vaccinés, nourris tandis que le CICR – Comité international de la Croix-Rouge – essaie de réunifier les familles. MSF, qui relance les centres de santé, paie aussi une prime au personnel congolais, qui s’ajoute à un salaire très irrégulier.
Au fil des récits recueillis à l’hôpital, dans les centres de santé, dans les familles d’accueil, se dessinent les contours de cette guerre étrange qui dévaste le nord du Congo et à laquelle nul ne comprend goutte. Car c’est désormais en territoire congolais que sévissent des rebelles ougandais. Cette guerre paralyse le Haut-Uélé où les paysans n’osent plus gagner leurs champs et se terrent dans les villages aux cases rondes, où les cyclistes qui transportent leurs ballots de marchandise vers Ariwara, sur la frontière soudanaise, se font non seulement délester, mais enlever par dizaines…
A Bamokandi, un quartier à la périphérie de Dungu où la forêt semble vouloir grignoter les murs du presbytère, les pères Comboniens – un ordre de missionnaires en Afrique – ont affiché sur la porte de leur église les noms de tous leurs paroissiens enlevés, morts ou disparus. Des dizaines de noms sont alignés, et le père Sergio assure que la rentrée a été catastrophique : « L’an dernier, des classes entières ont raté leurs examens à cause de la peur. En ce mois de septembre, beaucoup d’élèves avaient disparu. »
Présents dans la région depuis des décennies, les pères croyaient avoir tout vu à Dungu : les réfugiés du Sud-Soudan, le passage de l’armée ougandaise, des miliciens de Bemba, les exactions, les destructions, le déclin d’une région naguère prospère grâce au coton. Mais ce qui se passe aujourd’hui ne ressemble à rien de connu : « Nous sommes face à un ennemi sans visage, qui évite les militaires et s’attaque uniquement aux civils. »
Lorsqu’en 2005 les combattants de l’Armée de libération du Seigneur, avec à leur tête Joseph Kony, s’installèrent dans le parc de la Garamba, sur la frontière soudanaise, leur arrivée passa presque inaperçue. Composée de combattants Acholi, originaires du nord de l’Ouganda, une région qui s’estime défavorisée, la LRA combat le président Museveni, originaire, lui, du sud du pays.
Lorsque l’armée ougandaise après 20 ans de guerre les chassa du nord de l’Ouganda, les hommes de la LRA, quelque 2.000 combattants endurcis et connus pour avoir enlevé des dizaines de milliers d’enfants ougandais et soudanais, se replièrent dans ces régions très peu peuplées (2 habitants au km2) à cheval sur le Congo, le Soudan, la Centrafrique.
Dans le parc de la Garamba, les rebelles massacrèrent la faune, hippos et okapis, et s’adonnèrent à l’agriculture, faisant même du commerce avec les populations congolaises locales avec lesquelles ils troquaient le riz, le manioc et l’or contre du sel, des piles, des vêtements.
Selon certaines sources, les camps de la LRA dans la Garamba auraient même été approvisionnés par des hélicoptères non identifiés, probablement envoyés par Khartoum ainsi que par des camions de Caritas Ouganda !
Pendant ce temps, leur chef, Joseph Kony, avait accepté de négocier, dans l’espoir d’obtenir l’amnistie ou, au minimum, un jugement devant une cour spéciale ougandaise.
En 2008, les pourparlers échouèrent lorsque la Cour pénale internationale délivra un mandat d’arrêt contre Kony. Ce dernier torpilla les accords en négociation et ses hommes commencèrent à quitter la Garamba en direction de l’intérieur du Congo, de la République centrafricaine et même du Tchad. En novembre 2008 fut déclenchée l’opération Lightning Thunder : les armées de trois pays, l’Ouganda, le Congo, le Soudan, décidèrent d’unir leurs efforts pour anéantir définitivement la LRA. Encourageant fortement l’opération, les Américains fournirent appui militaire et photos satellites.
« C’est comme si on avait frappé dans une fourmilière, disent les pères comboniens. Les grands camps dans la Garamba, qui réunissaient plus de 300 combattants, furent dispersés et de petits groupes s’enfuirent dans toutes les directions, emmenant leurs enfants-soldats et leurs esclaves… » Le jeune Minisale confirme : « Dès le début des attaques militaires, tout a empiré. Cessant de cultiver, nous avons pris la fuite. Ces gens-là sont capables de marcher plus de 80 km par jour… » Minisale craint que ses compagnons congolais aient changé de statut : « Ils ont reçu des armes et sont désormais obligés de combattre… »
Dès la rupture des négociations, la LRA se livra à de terribles représailles : le jour de Noël 2008, plusieurs centaines de paroissiens furent massacrés à l’arme blanche. Officiellement, l’opération conjointe menée avec l’armée ougandaise est terminée et les forces armées congolaises mènent désormais l’opération « Rudia », ce qui signifie « Retournez d’où vous venez ». En réalité, l’armée ougandaise est toujours présente. Les civils congolais ne la critiquent pas : « Eux, ils combattent vraiment la LRA, mènent de petites opérations de commando et libèrent les otages… »
Le rôle de l’armée congolaise est plus ambigu. A Dungu, plus de 6.000 hommes ont pris position autour de la ville. Bottes, casques, solides cirés imperméables, ils sont bien équipés et campent dans une vaste cité de toile. La population salue le comportement de la garde républicaine, et un médecin local, le docteur Bienvenu Mokwe, le qualifie même d’« exceptionnel ». De fait, sur les deux ponts qui enjambent les rivières Dungu et Kibali, des policiers militaires, brassards rouges et mines sévères, veillent à ce que piétons et cyclistes ne soient pas harcelés.
En principe, contrairement à l’opération « Kymia » au Kivu qui vise les rebelles hutus, « Rudia » veut contraindre les hommes de la LRA à quitter le territoire congolais. Léandre Bwilu l’administrateur du territoire de Dungu, le souligne : « Il s’agissait plus de chasser ces intrus que de les combattre de front. De plus, aucune négociation n’est possible avec ces groupes dont les chefs sont invisibles… »
A Kinshasa, on estime que le colonel Mundos, qui dirige l’opération « Rudia », a remporté un grand succès et que Kony et ses principaux lieutenants ont à présent gagné le territoire centrafricain. Tel n’est pas l’avis des populations locales car enlèvements et massacres se poursuivent. Une équipe italienne de Coopi a encore été attaquée vers Doruma.
De nouvelles craintes s’expriment : la garde républicaine céderait bientôt la place à des unités venues du Nord-Kivu, au sein desquelles se retrouvent d’anciens soldats tutsis de Laurent Nkunda, connus pour leurs exactions et qui ont été incorporés sans brassage dans l’armée congolaise… De plus, Dungu et toutes les localités de la région connaissent une sorte d’état d’urgence larvé, car les militaires ne seront pas payés : leur solde – 89.000 dollars – envoyée de Kinshasa a été volée à Bunia ! Et, par-dessus tout, comme le rappelle le père Sergio, pour exorciser une future grande guerre en gestation : « N’oubliez pas le pétrole, n’oubliez pas le bois, n’oubliez pas la “ganga latina”, cette montagne où l’on a récemment découvert du nickel, presque à l’état pur… »
L’ONU se prépare à une autre guerre
Que fait la Monuc ? Voilà une question qu’il vaut mieux ne pas poser à Dungu… La Mission des Nations unies, composée de soldats marocains et indonésiens est présente dans la ville, mais tous assurent qu’elle n’entreprend jamais d’opération sérieuse contre la LRA : « On coupe la queue du serpent, en préservant bien la tête », dit un religieux, tandis qu’un médecin assure : « Ce sont des traîtres. Lors de certaines opérations militaires, ils ont prévenu la LRA afin de lui permettre de fuir. » Une rescapée ajoute : « Les biscuits onusiens que je reçois ici à Dungu, je les avais déjà vus circuler dans le groupe qui m’avait prise en otage… »
Par contre, la grande base militaire que les soldats de la paix sont en train de construire à quinze kilomètres de la ville suscite bien des questions : pourquoi, dans ce coin perdu de la République, construire une piste capable d’accueillir des gros-porteurs, pourquoi ces hangars, ces bâtiments préfabriqués ?
Les pères Comboniens rappellent qu’en 2010, un référendum sera organisé au Sud-Soudan, qui se traduira probablement par un vote en faveur de l’indépendance, perspective récusée par Khartoum. De là à insister sur le soutien qu’Omar el-Bechir, le président soudanais, lui aussi frappé d’un mandat d’arrêt de la CPI, apporterait à la LRA afin de prendre à revers les indépendantistes du Sud-Soudan, il n’y a qu’un pas. Résultat : à toutes fins utiles, en prévision de la nouvelle guerre qui pourrait éclater au Soudan, la Monuc prépare une base arrière en territoire congolais où pourraient atterrir les appareils gros-porteurs…
COLETTE BRAECKMAN
http://blogs.lesoir.be/colette-braeckman/2009/10/03/nord-congo-le-regne-de-la-terreur/
Posté par rwandaises.com