Un paysage de savane sèche, très peu d’arbres, un filet d’eau, mince affluent de la rivière N’Sele qui coule en contrebas. Des « planches », étroits billons sur lesquels les femmes cultivent des légumes qu’elles iront vendre en ville, même si l’hypothétique bénéfice risque d’être absorbé par le coût du transport. Pour pouvoir entretenir sa famille, M. Bisale lave les porcs que les voisins lui confient. Il les descend à la rivière, les baigne, les nourrit. Son épouse fait du maraîchage. Lorsqu’Astrid, coordinatrice de Light For The World est venue annoncer à M. Bisale que la semaine prochaine, il allait enfin pouvoir être hospitalisé et opéré en même temps que ses trois enfants, Monique, 7 ans, Marjorie, 10 ans et « Cadet » 4 ans, il s’est accordé un long temps de réflexion. Pour, ensuite, refuser la proposition : « si je m’absente durant cinq jours, le temps de l’opération et des soins, et que ma femme doit venir me nourrir, qui fera manger mes autres enfants ? Ici, nous vivons au jour le jour… Si je m’absente, je serai peut-être guéri, mais les autres vont mourir de faim… »
Pour comprendre ce dilemme, il faut savoir que M. Bisale est aveugle : « la maladie est survenue dans ma jeunesse. A l’école, je lisais de plus en plus difficilement, mais personne ne s’en inquiétait. Un jour je n’ai plus rien vu, la cataracte s’était installée… » Trois des neuf enfants sont, eux, aveugles de naissance. Ils tournent vers le soleil des yeux vitreux et lorsqu’il est question de les amener à l’hôpital Saint Joseph pour y être opérés, ils ne laissent rien voir de leurs espérances. C’est Papa Paul, le volontaire de la paroisse Saint Raymond, membre actif de la communauté de base « Mwinda » (la lumière), qui a découvert cette famille au cours de ses tournées de dépistage et qui a prévenu Astrid, coordinatrice de Light for the World..
Celle-ci a décidé de faire vite : «lorsqu’on opère un enfant victime de la cataracte avant l’âge de huit ans, il peut retrouver l’usage complet de la vue. Si on attend, le réflexe de la rétine n’est plus le même et même si l’œil est techniquement guéri, la vision ne revient pas. De toutes façons, après l’opération, les enfants auront besoin de lunettes spéciales et de loupes pour pouvoir retourner à l’école et suivre les cours… »
Light For The World, une ONG d’origine autrichienne, installée depuis deux ans en Belgique, va essayer de résoudre le dilemme de M. Bisale : il ne s’agira pas seulement de débourser les 40 euros nécessaires pour réaliser l’opération, mais aussi de trouver les moyens de payer les examens préliminaires, le bilan préopératoire qui comporte une échographie oculaire et un examen cardiaque. Il faudra surtout assurer le suivi de l’intervention : nourrir la famille durant les cinq jours d’immobilisation, trouver 30 euros pour payer le suivi, c’est-à-dire les soins et les examens post ambulatoires, les lunettes dont les enfants auront sans doute besoin et la visite mensuelle chez l’ophtalmologiste…
En Europe, la cataracte, cette opacification du cristallin, est liée à l’âge ou à la maladie et elle est pratiquement inexistante chez les enfants. Pas en Afrique, pas au Congo : dans des quartiers aussi pauvres que celui de la N’Sele, cette lointaine banlieue de Kinshasa où les habitants défendent leurs « planches » de maraîchage contre les empiètements des villas construites par les nouveaux riches, la pauvreté, la malnutrition empêchent les enfants de résister aux maladies virales comme la rougeole, aux infections comme les otites tandis que les carences en vitamine A provoquent des troubles de la vision, dont la cataracte.
Au Congo, la prévalence de la cécité est estimée à 1,2% de la population, avec la cataracte comme première cause du handicap. Un phénomène particulier, lié à la pauvreté, aux carences alimentaires, est le fait que les enfants soient touchés par le fléau.
A l’hôpital Saint Joseph, la salle d’opération du Dr Kikalanga ressemble à une usine aseptisée : quatre interventions chirurgicales s’y déroulent en même temps, trois adultes et un enfant. Ce dernier subit une anesthésie complète et durant le temps de l’intervention, entièrement dissimulée derrière un drap vert, la petite Aurélie se réduit à un globe oculaire que le médecin ouvre avec des gestes précis. Il en retire le cristallin, le remplace par une lentille et referme le tout avant d’apposer un gros bandage. D’ordinaire, le médecin opère un œil à la fois. Ici, puisque la petite souffre de troubles respiratoires, il faut limiter la fréquence des anesthésies. Vingt minutes plus tard, le deuxième œil est lui aussi opéré et bandé.
Le médecin, formé à Rostock et aussi en Inde, entend appliquer une approche holistique : « je ne veux pas opérer à la chaîne, poser seulement des actes techniques. A la veille de l’opération, je m’occupe personnellement de rassurer les enfants, de leur parler en leur expliquant ce qui va se passer. » Au lendemain de l’intervention, lorsque les bandages sont retirés, le médecin tient à être présent : « lorsque l’enfant ouvre les yeux, et que soudain il me voit, c’est un miracle dont je ne me lasse jamais… »
Pourquoi ce rythme rapide imposé aux opérations qui se succèdent dans la matinée ? Il ne s’agît pas de stakhanovisme, assure le médecin « cette tension relative est un gage d’efficacité, de précision, nous sommes comme des athlètes, tendus vers un but bien précis. Autour de nous, il faut que « tout roule », que l’anesthésiste soit vigilant, que les infirmières nous tendent l’instrument précis, au moment opportun. Aujourd’hui par exemple je suis furieux parce que la machine qui réalise les vitrectomies était en panne et qu’à cause des délestages du courant, nous avons du basculer sur le groupe électrogène, avec quelques secondes d’interruption… »
A Lubumbashi aussi, le Dr Thambwe, un disciple du Dr Kikalanga, insiste sur ce rythme à tenir, et il s’impatiente lorsqu’il apparaît que des pièces manquent dans la mince boîte en métal blanc destinée aux opérations de la cataracte : «il me faut quinze pièces, des lames, des pinces de dimension variée, pas une de moins, pas une de plus. Il faut que le capsulotome soit à disposition…Je ne supporte pas que l’on fasse des économies en ce domaine… »
Les médecins congolais sont fiers de leur expertise : à Lubumbashi, le Docteur Chenge, disciple du Docteur Kikalanga, a été fait une spécialisation à Saint Luc, en Belgique, après une formation au pays «chez nous, tous les ophtalmos doivent être capables d’opérer la cataracte, cela fait partie du cursus » Le Congo compte actuellement 46 ophtalmologues, qui traitent en moyenne 1200 patients par an, mais ils ne sont que deux, le Dr Kikalanga et sa disciple, le Dr Chenge, à s’être spécialisés dans les opérations des enfants. Le Dr Kikalanga souligne que les techniques appliquées au Congo servent actuellement de référence à plusieurs pays de la région et que des stagiaires venus de toute l’Afrique centrale lui sont désormais confiés.
Cependant, de nouveaux venus apparaissent : à Kinshasa, on parle beaucoup d’une clinique chinoise installée à Lingwala, où les victimes de la cataracte sont opérées à la chaîne tandis qu’à Lubumbashi, l’entreprise minière indienne Chemaf a soutenu la création de l’hôpital Shalina, où opèrent des ophtalmos indiens. Light For the World a d’ailleurs passé un accord avec Shalina pour y envoyer tous les patients victimes du glaucome, une affection qui peut être stabilisée, mais pas guérie. Une autre affection préoccupe les ophtalmos de Lubumbashi, l’onchorercose, ou cécité des rivières.
De plus en plus, des médecins étrangers, « sans vacances » ou « sans frontières » viennent au Congo et interviennent dans les cas de cataracte. Si leurs collègues locaux s’en réjouissent, vu le nombre de cas à traiter, ils attirent cependant l’attention sur le fait que le suivi post opératoire est presque aussi important que l’intervention elle-même : « ce n’est pas parce que l’on a opéré, et qu’ensuite, le cœur tranquille on est parti, que l’on a tout fait. Il faut encore assurer les examens de suivi, donner aux patients les moyens d’une hygiène stricte, lui fournir éventuellement des lunettes ou un apprentissage de la vision… Tout cela a un prix…»C’est pourquoi les spécialistes congolais se demandent si Light For The World pourra réaliser ses ambitions, se concentrer sur la cataracte et réaliser comme prévu un millier d’opérations par an…
A Lubumbashi, le « projet Sainte Yvonne » qui envisage de traiter les quelque 8.755 victimes de la cataracte recensés dans le district est né au départ d’une initiative privée : une bienfaitrice, Mme Yvonne Anthoni avant demandé à sa fille, le Dr Chantal Van Steerteghem, d’investir une grande part de son héritage dans une œuvre médicale au Congo. À Lubumbashi, dans le quartier populaire de Katuba fut ainsi construit un grand centre de santé, auquel le Dr Van Steerteghem ajouta, sur ses fonds propres, une unité ophtalmologique gérée par les Missionnaires d’Afrique et encadrée, de manière plus spécialisée et professionnelle, par Light for the World. Cette ONG, qui organise en Belgique l’opération « Blind Note » des spectacles qui se déroulent dans des salles soudain plongées dans l’obscurité (un concert de Balodji est prévu au KVS le 10 octobre prochain) entend répondre, au Congo mais aussi en Tanzanie, au plan d’action « 20/20 » qui vise à supprimer dans le monde entier tous les cas de cécité évitable, dont la cataracte, responsable de 48% des cas…

 

http://blogs.lesoir.be/colette-braeckman/2009/10/08/des-enfants-aveugles-a-cause-de-la-faim/

Posté par rwandaises.com