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ENTRETIEN. L’historien Jean-Pierre Chrétien revient sur la présence en France de médecins rwandais suspectés du génocide des Tutsis
« Sud Ouest ». Il y a un peu moins d’un mois, on découvrait, ou on redécouvrait, la présence en France de médecins rwandais suspectés dans leur pays d’être des génocidaires. Que vous évoquent les positions de la France et du pouvoir rwandais dans cette affaire ?
Jean-Pierre Chrétien (1). Une quinzaine de plaintes ont été déposées en France (certaines depuis 1995) contre des exilés suspectés d’avoir participé au génocide des Tutsis en 1994. Elles n’ont été suivies d’aucune action judiciaire réelle. La France a été condamnée en 2004 par la Cour européenne des droits de l’homme pour n’avoir pas respecté « un délai raisonnable » dans le traitement d’un de ces dossiers. Or il y a une contradiction entre la présomption d’innocence invoquée par ces exilés et les refus du titre de réfugié qui ont été opposés par l’Ofpra à plusieurs d’entre eux. Ces affaires demandent donc une clarification. La frustration des rescapés fait ressortir périodiquement la question.
A contrario, l’ordonnance émise en novembre 2006 par le juge antiterroriste Bruguière contre des personnalités du FPR (au pouvoir aujourd’hui à Kigali), dans l’affaire de l’attentat du 6 avril 1994, a été hâtivement suivie de neuf mandats d’arrêt internationaux, qui ont provoqué la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays.
Pour quelles raisons est-il si difficile, quinze ans après cette terrible tragédie, de déterminer les responsabilités des uns et des autres ?
Cette difficulté apparente relève d’un malaise français lié à la politique de Paris dans ce pays entre 1990 et 1994. La mission parlementaire de 1998 avait conclu à un aveuglement face au régime « autoritaire, ethnique et raciste » de l’époque. Les enquêtes de la Fédération internationale des ligues de droits de l’homme, les procès tenus à Arusha devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ou à Bruxelles devant la justice belge et de nombreuses publications ont largement éclairé la préparation, l’organisation et le déroulement de ce génocide, devenu « un fait de notoriété publique », selon les termes du TPIR en 2006.
Comme dans le cas de la Shoah, des questions se posent sur les conditions de sa réalisation, sur les responsabilités des différents acteurs de la guerre civile et des partenaires internationaux. Mais on voit s’exprimer aussi une thèse « négationniste » : les Tutsis du FPR auraient eux-mêmes poussé les Hutus à la faute afin d’arriver au pouvoir. On oublie que les tueries de 1994 n’ont pas été une manifestation spontanée de haine « interethnique », mais la réalisation du programme des formations extrémistes hutues visant à neutraliser l’opposition démocratique intérieure en mobilisant la population contre le bouc émissaire tutsi.
L’« ubwenge » dont parlent certains avocats, ou encore le journaliste Pierre Péan, est-il un obstacle à la recherche de la vérité ?
Le mot rwandais « ubwenge » (employé par les Hutus comme par les Tutsis) est traduit, dans les dictionnaires, par « intelligence, habileté, sagesse, finesse, instruction ». Il existe d’autres mots pour désigner le « mensonge ». L’argument pseudo-culturel, repris effectivement par Pierre Péan pour imputer aux Tutsis une « culture du mensonge », est un cliché colonial, ressassé en général contre les « indigènes ». Au Rwanda, il a nourri le discours racial officiel opposant « Hamito-Sémites » tutsis et « Nègres » hutus. Ce stéréotype d’un autre âge sert aujourd’hui à récuser les témoignages des rescapés du génocide.
(1) Directeur de recherche au CNRS ; auteur de « L’Afrique des Grands Lacs. 2 000 ans d’histoire », Flammarion, 2000, et de « Rwanda. Les médias du génocide », Karthala, 1995 ; témoin-expert auprès du TPIR en 2002.