Rares sont les secrets d’Etat aussi bien gardés que celui entourant l’attentat mortel du 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana. Plus de quinze ans après le tir de missiles qui a abattu son Falcon 50, aucun tribunal n’en a jugé les auteurs. Nombreuses sont en revanche les données politiques et diplomatiques qui, le temps aidant, laissent craindre que l’affaire ne soit jamais éclaircie.

Car l’explosion de cet avion au-dessus de Kigali, en donnant le signal du génocide, a pris une portée historique. L’événement met en cause le mécanisme qui, cent jours durant, a conduit à la mort 800 000 Rwandais, essentiellement tutsi. Il renvoie à l’impuissance de la communauté internationale à stopper le massacre. Or cet échec a généré un sentiment de culpabilité peu propice à la recherche de la vérité. Seule la justice française, compétente du fait de la nationalité française des pilotes morts dans l’attentat, a ouvert une instruction, en 1998, sur plainte des familles. Une situation paradoxale puisque la France, qui soutenait militairement le régime hutu du président assassiné, n’était pas la mieux placée pour juger de faits où elle se trouve mise en cause.

Après huit années d’enquête, le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière ne s’est pas contenté, en novembre 2006, de désigner un coupable en la personne de Paul Kagamé, chef des rebelles tutsi du Front patriotique rwandais (FPR) et actuel président, et d’émettre neuf mandats d’arrêt visant ses proches. Le magistrat a accusé M. Kagamé d’avoir sciemment déclenché le génocide pour justifier sa conquête du pouvoir. Une analyse qualifiée de « révisionniste » par le régime de Kigali qui, sur-le-champ, a rompu ses relations diplomatiques avec Paris.

Trois ans après cette crise, l’enquête, désormais entre les mains du juge parisien Marc Trévidic, a connu des rebondissements qui éloignent la menace judiciaire pesant sur le régime rwandais. Celui-ci a donc accepté de renouer avec la France. Nicolas Sarkozy, qui rencontrera M. Kagamé à Kigali, jeudi 25 février, sera le premier président français à se rendre au Rwanda depuis le génocide, avec la volonté de « tourner la page ».

Depuis son élection, le président de la République s’est ainsi engagé dans une « diplomatie de la réconciliation » avec le Rwanda, à laquelle font obstacle les mandats d’arrêt visant l’entourage de M. Kagamé. Afin d’obtenir leur levée, le Rwanda, conseillé par Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères, est entré en 2008 dans la procédure judiciaire française. En novembre 2008, l’arrestation de l’une des personnalités visées, Rose Kabuye, chef du protocole de M. Kagamé, a permis à Kigali de prendre connaissance du dossier et de bâtir sa défense.

Renversement spectaculaire

La mise en examen de Mme Kabuye par M. Trévidic a eu pour conséquence de lever le mandat d’arrêt qui entravait ses voyages. L’appel du parquet, lié à l’exécutif, a permis sa remise en liberté. Ce geste a été perçu à Kigali comme manifestant la bonne volonté de l’Elysée. En parallèle, la multiplication des demandes d’investigations nouvelles par les avocats du Rwanda a rendu impossible le renvoi immédiat devant une cour d’assises.

épisode a illustré le renversement spectaculaire des pressions politiques sur le dossier : alors que les gouvernements précédents avaient appuyé M. Bruguière dans son enquête contre M. Kagamé, à la satisfaction des milieux militaires français qui, à Kigali en 1994, épaulaient l’autre camp, l’exécutif actuel pousse en sens diamétralement opposé. Mais la personnalité du juge Trévidic, fer de lance de l’opposition au projet de M. Sarkozy visant à supprimer le juge d’instruction et dont l’indépendance est reconnue dans d’autres dossiers, fait taire les critiques. Le magistrat, épaulé par sa collègue Nathalie Poux, pourrait bientôt réentendre les témoins qui se sont rétractés dans la presse. Il se rendrait ensuite à Kigali pour procéder à une reconstitution du crash. La « vérité », établie par le juge Jean-Louis Bruguière, serait ébranlée si les débris de l’appareil venaient à « parler » ou si la preuve d’une manipulation était rapportée.

L’examen approfondi de telles hypothèses exige des délais peu compatibles avec le calendrier des politiques qui, eux, visent la levée rapide des mandats d’arrêt. A moins que la réforme de la procédure pénale française ne vienne torpiller une enquête décidément trop dérangeante.

La vérité sur le crash de 1994 risque-t-elle d’être sacrifiée à la diplomatie, à la raison d’Etat ? Le Monde, ayant eu accès à l’essentiel des pièces du dossier, tant côté français que rwandais, dresse l’état des connaissances sur cette affaire toujours brûlante.

Philippe Bernard
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2010/02/23/rwanda-un-attentat-deux-raisons-d-etat_1310172_3212.html#xtor=AL-32280340
Posté par rwandaises.com