Objet : Madame le garde des Sceaux, Monsieur le ministre des affaires étrangères, Vous avez annoncé, dans une tribune conjointe publiée par le quotidien

Le Syndicat de la magistrature à Madame le garde des Sceaux et Monsieur le ministre des affaires étrangères

Le Monde le 6 janvier 2010, votre intention de créer un pôle « génocides et crimes contre l’humanité » au tribunal de grande instance de Paris. Cette nouvelle aurait pu réjouir ceux qui, comme nous, militent pour que la France joue un rôle actif dans l’émergence d’un espace pénal international destiné à combattre les crimes internationaux que sont les génocides, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. De fait, il est fondamental que des magistrats déchargés de toute autre activité puissent traiter ces dossiers particulièrement complexes, ce qui n’est pas le cas actuellement, malgré les demandes formulées par ceux qui en sont saisis…

Il est également important que ces magistrats soient dotés de moyens adaptés aux enjeux de ces procédures. Cependant, la volonté que cette annonce entend affirmer est contredite par la complaisance manifestée par la France en matière de lutte contre les crimes internationaux.

Il n’est qu’à observer la façon dont votre gouvernement envisage de transposer le Statut de Rome portant création de la Cour Pénale Internationale (CPI) pour en avoir la désolante confirmation. En effet, le projet de loi « portant adaptation du droit pénal à l’institution de la CPI » instaure des verrous procéduraux qui privent de facto les victimes de crimes internationaux d’un accès au juge français.

En particulier, ce texte :
- impose le critère de la résidence habituelle des suspects sur le territoire français ;
- subordonne les poursuites à la condition que les crimes soient punis par la loi du pays où ils ont été commis, comme s’il ne s’agissait pas d’actes heurtant la conscience de l’humanité tout entière ;
- confie le monopole des poursuites au ministère public, en rupture avec la tradition pénale française et en violation du principe d’égalité ;
- subordonne les poursuites à la condition que la CPI ait expressément décliné sa compétence.

Ce faisant, vous avez fait le choix politique de sacrifier les potentialités juridiques offertes par le Statut de Rome sur l’autel des bonnes relations diplomatiques de l’Etat français avec certains pays étrangers. Vous allez même jusqu’à bouleverser l’architecture de ce Statut, puisque celui-ci confère aux juridictions nationales la priorité dans le traitement de ces affaires.

Avec un tel projet de loi, la France devrait donc demeurer une terre d’impunité pour les auteurs des crimes les plus graves, en dépit des incantations qui scandent votre tribune.

Ce projet a d’ailleurs fait l’objet, hier encore, d’avis très sévères de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) et de la Coalition Française Pour la Cour Pénale Internationale (CFCPI) qui rassemble une grande partie des ONG qui s’intéressent aux questions internationales.

En outre, votre gouvernement porte la responsabilité politique du retard avec lequel la France entreprend de transposer ce statut. Il n’est pas inutile de rappeler que ce texte, finalisé en 2006, a vu son examen indéfiniment reporté. Après avoir été voté au Sénat en juin 2008, il est au point mort à l’Assemblée nationale depuis juillet 2009… Par ailleurs, comment ne pas relever l’évidente contradiction entre la création de ce nouveau pôle devant notamment regrouper des juges d’instruction et la suppression annoncée de cette fonction ? Plus fondamentalement, à quoi pourront bien servir de tels pôles s’ils sont composés de magistrats du parquet dont l’indépendance ne serait pas garantie ?

En cette matière plus encore que dans d’autres, au regard des enjeux politico-diplomatiques en présence et de la tendance lourde que manifeste le pouvoir exécutif à empiéter sur les prérogatives de l’autorité judiciaire, il est fondamental que la direction des enquêtes soit placée à l’abri des pressions. À cet égard, les orientations de « réforme » de la procédure pénale retenues par la Chancellerie, dans la droite ligne de l’indigent « rapport Léger », ne sont pas de nature à écarter des interventions politiques dans ces affaires.

Vous ne pouvez pas décemment mettre en scène « la volonté de la France de lutter sans faiblesse contre l’impunité » des auteurs de crimes internationaux et, simultanément, confier leur poursuite et leur instruction à des parquets plus inféodés que jamais au pouvoir exécutif… En réalité, il ne fait de doute pour personne que votre souci de complaire à certains chefs d’Etats étrangers est plus tenace que votre volonté affichée de voir les crimes internationaux effectivement sanctionnés. À cet égard, l’attitude actuelle du parquet dans les affaires les plus sensibles – notamment celles qui portent sur des crimes de masse et plus généralement celles qui peuvent mettre en cause des personnalités étrangères et peser sur les intérêts diplomatiques de la France – illustre parfaitement la duplicité de votre discours.

 

http://www.bakchich.info/Lettre-ouverte-a-Mme-Allio-Marie,09956.html

Posté par rwandaises.com