Au large du Kenya, une île de l’océan Indien jusqu’alors préservée des appétits du business, vit peut-être ses derniers jours de paix en raison d’un projet d’aéroport géant, relate The New York Times.

Par| Jeffrey Gettleman | The New York Times

 

Ici, l’appel à la prière du soir ressemble à une sommation pour tous les habitants de l’île. Alors que le soleil descend sur l’océan, les musulmans se pressent dans les mosquées, jeunes garçons coiffés de calottes d’un blanc immaculé, mères voilées de la tête aux pieds. Les derniers touristes en bikini quittent la plage et se dirigent vers l’hôtel pour prendre un verre.

L’île de Lamu est ainsi depuis des décennies : un site marin historique, où la modernité s’est introduite dans la culture traditionnelle sans la corrompre – les effluves de crottes de singe et de fruits en décomposition sont omniprésents. Les ruelles sinueuses de la vieille ville éponyme, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, et les boutres [bateaux traditionnels de la côte orientale de l’Afrique et de la mer Rouge] aux voiles en forme de croissant qui sillonnent la mer donnent à l’île l’apparence d’une vitrine de musée – et pourtant sa culture est bien vivante.

Tout cela pourrait bientôt changer. A la consternation d’un grand nombre d’îliens et de touristes, le gouvernement kenyan envisage de construire à Lamu le plus grand aéroport d’Afrique de l’Est. Il s’agit d’un ambitieux projet de plusieurs milliards de dollars qui pourrait transformer le commerce dans la région et relier le Kenya, la Tanzanie, le Burundi, le Rwanda, l’Ouganda, l’est de la RDC et le Sud-Soudan. Il est question de construire des pipelines, des lignes de chemin de fer, des autoroutes, des aéroports, une raffinerie de pétrole et des mouillages suffisamment profonds pour accueillir les supertankers du XXIe siècle, même s’il est difficile d’imaginer l’apparition de telles infrastructures le long de cette partie du littoral kenyan restée si longtemps négligée, parsemée de ruines branlantes et de mangroves impénétrables. Le gouvernement chinois, l’un des gros investisseurs du monde en Afrique, soutient le projet et a déjà entamé des études de faisabilité.

Lamu est l’un des derniers bastions de l’authentique culture swahilie et propose un retour à l’époque des canons, des esclaves, des épices et des sultans d’origine arabo-africaine qui ont régné sur le littoral de l’Afrique orientale pendant des siècles. Comme c’est une petite île, qui n’est accessible que par une courte piste d’atterrissage ou une route très accidentée et un ferry, elle a été épargnée par les grands hôtels et les projets de développement qui ont déferlé d’autres centres touristiques de la région. Jusque tout récemment, il n’y avait qu’une voiture sur l’île, celle du commissaire de district ; aujourd’hui, on en compte dix. La plupart des marchandises sont transportées par des ânes, qui cheminent lentement à travers les ruelles ou le long de la plage. C’est la raison pour laquelle beaucoup de personnes âgées de Lamu disent que le port fera plus de mal que de bien à l’île.

Le plus gros sujet de préoccupation est l’environnement. La pêche est vitale pour une grande partie des 85 000 îliens, et le gouvernement kenyan ne se distingue pas particulièrement par ses efforts pour préserver ses ressources naturelles. Les pêcheurs de Lamu craignent que le dragage du port, qui est déjà programmé, ne soit fatal aux lieux de reproduction des poissons. Le gouvernement fait valoir qu’il n’a pas d’autre choix. La croissance de l’économie kenyane exige un port plus important et celui de Mombasa [au sud du pays] ne peut être agrandi. L’Ouganda, le Rwanda et le Burundi voisins sont des pays enclavés, dont l’économie est en plein essor et qui souhaitent donner un nouvel élan à la Communauté de l’Afrique de l’Est. De son côté, le Sud-Soudan se prépare à prendre son indépendance en 2011, et sa capitale, Juba, est bien plus proche des côtes kenyanes que du plus grand port soudanais de la mer Rouge. “La partie kenyane a beaucoup de points en sa faveur”, a affirmé un diplomate chinois basé au Kenya, M. Liu.

Le site proposé pour le nouveau port se trouve à quelques kilomètres de l’île de Lamu, sur une partie déserte de l’île principale. Mais les habitants de la ville de Lamu craignent que les retombées – la délinquance, la pollution et la dégradation des conditions de vie ne les atteignent. Lorsqu’on le pousse dans ses retranchements, le gouvernement kenyan reconnaît que Lamu et sa culture islamique seront affectées. “Bien sûr, il y aura du changement”, concède Mahmoud Hassan Ali, un responsable du port. “Le mode de vie et tout le reste changera. Mais si vous avez la foi, vous continuerez à l’avoir, mon ami.”

 

http://www.courrierinternational.com/article/2010/02/01/oiseaux-de-mauvais-augure-dans-un-coin-de-paradis

Posté par rwandaises.com