Dans son ouvrage portant sur « les luttes de classes en France » Karl Marx a tenu ces propos : « Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’hôtel de ville, il laissa échapper ces mots : « Maintenant le règne des banquiers va commencer. » Laffitte venait de trahir le secret de la révolution. » Et Marx, de préciser : « Ce n’est pas la bourgeoisie française qui régnait sous Louis-Philippe, mais une fraction de celle-ci : banquiers, rois de la Bourse, rois des chemins de fer, propriétaires des mines, propriétaires des forêts et la partie de la propriété foncière ralliée à eux. Installée au trône, elle dictait ses lois  aux chambres, distribuait les charges publiques, depuis les ministères jusqu’aux bureaux  de tabac. La monarchie de Juillet n’était qu’une société par actions fondée  pour l’exploitation de la richesse nationale française dont les dividendes étaient partagés entre les ministres, les chambres, 240.000 électeurs et leur séquelle. Louis-Philippe était le directeur de cette société. »

C’est exactement le contraire qui s’est passé chez-nous. Le secret du 4 Avril 1960 n’a jamais été trahi. Au contraire, depuis, il fait  l’objet d’une conspiration du silence réussie et, depuis cinquante ans tout est entrepris et mis en œuvre pour l’enfouir le plus profondément possible pour permettre la continuation, sous des formes trompeuses, de l’exploitation de nos richesses et de l’aliénation de nos mentalités. La nature de classe du régime installé à partir du 4 Avril1960 reste un tabou et la forme et le contenu de l’ « indépendance » proclamée à cette date en disent long. Une « indépendance » négociée et octroyée à deux composantes, l’une portant transfert de compétences et l’autre, accords de coopération traduisant ainsi un changement dans la continuité ; le passage du colonialisme au néocolonialisme, la sauve garde des intérêts de la puissance coloniale –la France-  sous la conduite  d’éléments sûrs, formés et installés à cet effet.

L’emballage utilisé pour faire passer la marchandise a été la mise en place d’un Etat doté de tous les attributs de la souveraineté et paré de tous les symboles qui l’incarnent.

C’est cet Etat au service des intérêts de la France –un Etat néo-colonial- que ses agents stipendiés se sont employés à édifier et à parfaire ces cinquante dernières années.

Et ils l’ont fait en procédant à un nettoyage systématique du terrain en s’acharnant contre les forces de la gauche sénégalaise qui constituaient les obstacles  les plus sérieux à la réussite de leur entreprise.

En Août 1960, le PAI fut dissout et ses leaders et militants arrêtés en masse, en réponse à sa participation aux élections municipales du 31 juillet 1960 ; moins  d’un mois après, dans la nuit du 19 au 20 Août , éclatait la Fédération du Mali, situation qui traduisait la victoire de la  partie sénégalaise incarnant la droite au solde de l’impérialisme français sur la partie soudanaise qui, elle, représentait la gauche  de par l’Union soudanaise qui était une section du RDA ; le 1er Décembre 1960 fut dissoute l’Union générale des travailleurs d’Afrique noire (UGTAN), une attaque contre la gauche dans le monde du travail qu’on s’apprêtait à livrer poings et pieds liés aux agents commandités de l’Etat néocolonial en construction ; le 17 Décembre 1962, sous la fausse accusation de tentative de coup d’Etat, Mamadou et ses partisans –l’aile nationaliste du parti au pouvoir- furent arrêtés, jugés et condamnés.

Le terrain ainsi complètement déblayé, aussi bien sur la scène politique qu’au niveau de l’appareil d’Etat, la consécration de l’installation de l’Etat néocolonial a été matérialisée par deux événements majeurs que sont, d’une part, le référendum du 3 Mars 1963 instituant, depuis, le régime présidentiel au Sénégal, appelé justement par Abdoulaye Ly, « le présidentialisme néocolonial », et d’autre part, les élections présidentielle et législatives du 1er Décembre 1963 qui se sont soldées par des fusillades et des arrestations massives à Dakar (les chiffres officiels donnent 10 morts et 60 blessés parmi les forces populaires qui s’étaient mobilisées autour de la liste « Démocratie et Unité sénégalaise » conduite par le PRA-Sénégal et qui regroupait toutes les forces démocratiques et progressistes de l’opposition.)

Le nettoyage devait se poursuivre pour ne permettre l’existence d’aucune organisation qui pouvait troubler les plans des architectes de l’Etat néocolonial. C’est dans la mise en œuvre de cette stratégie qu’il faut comprendre l’assignation à résidence infligée aux amis de Mamadou Dia qui av aient voulu déposer des statuts pour la formation d’un parti politique ; la provocation, en Octobre 1963, d’une scission –fusion au sein du Bloc des Masses Sénégalaises (BMS) du Professeur Cheikh Anta Diop, avec interdiction de toute activité pour la partie opposée à la fusion ; la provocation également, en février 1964, d’une scission au sein du PRA. Sénégal qui  donna naissance au PRA.Sénégal/Rénovation vite absorbé par l’UPS ; enfin, en Octobre 1964, la dissolution du Front national sénégalais (FNS) qui regroupait l’aile du BMS qui s’était opposée à la fusion sous la direction de Samba Diop et Cheikh Anta Diop et des partisans de Mamadou Dia.

Ainsi au plan organisationnel, toutes les issues étaient hermétiquement fermées. Le pouvoir en place avait amplement donné la preuve de sa nature antidémocratique, antipopulaire et antinationale. La seule alternative qu’il tolérait était ou fusionner ou disparaître.

La répression aveugle exercée contre les militants, cadres et leaders de la gauche, qui a accompagné cette  hargne destructrice contre leurs organisations a atteint des niveaux insoupçonnés. Arrestations massives et condamnations en série ont été le lot quotidien réservé aux patriotes et démocrates, aux militants de la gauche qui constituaient l‘avant-garde de la lutte pour l’indépendance. Ces propos tenus par des observateurs et acteurs de la scène politique au moment où se déroulaient les faits sont largement édifiants.

Madické  Wade, dans son livre de témoignage, rapporte ceci : « La police fit une descente au siège du PAI, au 108 Rue de Bayeux, et y procéda à l’arrestation de tous les responsables du parti qui s’y trouvaient : Babacar Niang, Khalilou Sall, Hamat Ba et doyen Soumaré. Ils furent incarcérés à Reubeuss sous l’inculpation de : « Reconstitution de ligue dissoute, préparation  à la subversion et aux troubles publics » Et il ajoute « On arrêta aussi d’autres camarades à Mbour, à Thiès, à Kaolack, à Ziguinchor, à Tamba pour les mêmes circonstances »

Sadio Camara décrit cette situation en ces termes : « Dans cette période des centaines de militants et sympathisants ainsi que de simples compatriotes sans aucune liaison avec la politique, furent arrêtés, torturés à l’électricité et condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement. »

Dans ce qu’il a appelé «  la saga du PAI » Abdoulaye Ly a fait ce témoignage : « Les arrestations, les détentions et condamnations allaient se succéder, dénoncés par de multiples tracts (Ronéo), et Monsarev. La vague déferlante culmine aux arrestations du 31 Juillet 1960 dont celle de Majhmout Diop, lors des incidents de Saint Louis, où l’on compte de nombreux blessés (dont un gendarme qui décéda »

Feu Maître Babacar Niang a conclu une étude faite sur la question en révélant que : « Du mois de mars 1962 au mois d’Octobre 1975, la juridiction d’exception sous Senghor a prononcé plus de trois cents (300) années d’emprisonnement, plus de deux cents (200) années de travaux forcés à temps, plusieurs condamnations à perpétuité dont deux condamnations mort exécutées »

Parmi ces condamnations on peut rappeler celles des Mamadou Dia, condamné à la déportation perpétuelle, de Joseph Mbaye, Valdiodio Ndiaye et Ibrahima Sarr à 20 ans de réclusion criminelle ; de Charles Gueye et Bara Goudiaby à 10 ans de prison ferme. Mamadou Dia et ses compagnons sont restés 12 ans dans l’enceinte fortifiée de Kédougou. Charles Gueye a totalement purgé ses 10 ans.

Quant aux tortures infligées aux militants de la lutte pour l’indépendance nationale la communication faite au colloque international sur la « Réalité du Manifeste du PAI au XXIe siècle«  par Bécaye  Danfakha, à l’époque militant du PAI du département de Kédougou sous le titre « le vécu de la torture subie par les militants du PAI et d’autres Sénégalais. » avait bouleversé l’assistance en révélant jusqu’où étaient prêts à aller les commis de l’impérialisme français dans leur œuvre de construction de l’Etat néocolonial. Les extraits ci-après tirés de sa communication sont en effet boulversants.

Cueilli dans son école par la gendarmerie de Kédougou, il fut transféré  à Dakar où, nous raconte-t-il : « Le matin vers 10 heures, l’interrogatoire commence. Cinq personnes se sont jetées sur moi pour me terrasser  et m’attacher. On a passé autour de mon cou une corde qu’on a serrée et je me suis évanoui. A mon réveil j’étais bien ligoté. Ils tapaient à deux sur mes fesses avec des gourdins durant des heures en se relayant. Ils me mettaient dans une cellule jusqu’au lendemain et reprenaient la torture durant cinq jours. On éteignait des mégots de cigarettes sur ma barbe. On enfonçait des aiguilles sous les ongles de mes dix doigts. Au sixième jour, sous les ordres d’un tortionnaire blanc du nom de CASTOREL, on me soumettait à l’épreuve de la torture électrique. » Plus loin Bécaye ajoute : « Mon cas n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Les procédés de torture furent diversifiés et la répression fut  vraiment massive et étendue. C’est ainsi que l’exemple des camarades Saïdou Ndongo, Balla Ndiaye, Malick Sow, Chérif Ndour, Mandiaye Gaye et tant d’autres est une preuve de courage, de témérité physique et morale au vu surtout du cas de Saïdou Ndongo, torturé jusqu’au coma et n’ayant  pour toute réponse : « Je n’ai rien à vous dire et je ne vous dirai rien » »

Ainsi le prix payé par les patriotes en général et par la gauche en particulier dans leur lutte contre les agents du néocolonialisme fut-il lourd. Paraphrasant Karl Marx on peut parfaitement dire que l’Etat néocolonial est venu au monde au Sénégal « suant le sang et la boue par tous les pores » C’est cette vérité qu’on cherche à sceller en la noyant dans les profondeurs de l’oubli entretenu en permanence au quotidien par les gérants loyaux du néocolonialisme français qui animent les différents rouages de l’Etat néocolonial.

Heureusement quelques uns de ces camarades qui ont été soumis à ces séances de tortures barbares sont encore en vie. Ceux qui voudraient de plus amples informations sur les tortures qui leur ont été infligées peuvent bien entre en contact avec eux : à Dakar : Malick Sow, Mandiaye Gaye, Charles Gueye ; à Keur Massar : Bécaye Danfakha ; à Rufisue : Balla Ndiaye ; à Mbour : Saïdou Ndongo ; à Diourbel : Gor Mag Thiam.

Soumis à une exploitation de quatre (4) siècles d’esclavage, de plus d’un siècle de colonisation et de 50 ans de néocolonialisme, le Sénégal n’est donc pas encore sorti du tunnel. On peut dire avec Sanou Mbaye, que le Sénégal est toujours inséré dans « le système de domination institué par l’occident qui se perpétue en se métamorphosant en « forces internes » à travers les pratiques sociales des dirigeants, des élites, des groupes et des classes locales qui servent les intérêts étrangers. »

L’Etat néocolonial est une société en commandite par actions. Il repose sur les deux piliers que sont, d’une part, les commandités qui ne sont que des hommes de paille, et, d’autre part les commanditaires actionnaires qui sont les véritables maîtres. Le journal l’AS du mardi 16 Mars 2010 révèle lumineusement en titrant à sa Une : « Dividende Sonatel 2009 l’Etat et France-télécom se sucrent » et en apprenant à ces lecteurs que la part de ces dividendes du seul exercice 2009 de la Sonatel payée à France-télécom s’élève à 45 milliards.

La conclusion qui résulte de tout cela est que la lutte de libération nationale est loin d’être terminée ;  que l’indépendance sans guillemets reste à conquérir et que la gauche sénégalaise doit reconstruire son unité et renouer avec son passé de lutte, d’engagement militant, d’organisation et de combat pour abattre les citadelles de l’Etat néocolonial, ce monstre  enfanté par 50 ans de néocolonialisme.Alla KANE

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