Aux yeux de la Belgique, le Congo n’a jamais été une colonie de peuplement. Les colons étaient peu soutenus par les autorités, et les Belges envoyés en Afrique, fonctionnaires, travailleurs embauchés dans les sociétés, n’étaient jamais que de passage : ils menaient à bien des « termes » parfois renouvelés, puis regagnaient la mère patrie. Dans les premiers temps, les Belges arrivèrent seuls : le climat était difficile et la mortalité très élevée. Selon les auteurs de l’époque, ces jeunes hommes envoyés en brousse vivaient dans la solitude, souffraient de l’absence de distractions et étaient guettés par plusieurs maux, l’alcoolisme, la « congolite » sorte de « folie tropicale » et ce que l’on appelait pudiquement « les tentations de la femme noire ». Autrement dit, ces hommes sans épouse trouvaient sur place des « ménagères » avec lesquelles ils entretenaient des relations de concubinage qui duraient le temps de leur affectation. Le terme « ménagère » est d’autant plus ironique que la plupart des tâches domestiques étaient confiées à un « boy »…
Ainsi que le relève Hilde Heynikel, (1)(le Congo des Belges, éditions Duculot) ces relations étaient généralement décriées dans le milieu blanc et il était rare que les couples s’affichent publiquement.
Les rapports entre les hommes blancs et les femmes congolaises n’étaient pas uniquement la conséquence de la solitude : dans certains cas, les chefs indigènes proposaient eux-mêmes des jeunes filles à l’Européen de passage et dans d’autres, celui-ci les réquisitionnait.
Alfred Liyolo, le célèbre sculpteur, originaire du Bas Congo, se souvient très bien du fait que « lorsque j’étais jeune, on racontait que les Blancs exerçaient le « droit de cuissage », ils prenaient toutes les femmes qu’ils souhaitaient ».
Quant aux missionnaires, qui prônaient la monogamie, ils s’inquiétaient des menaces que ces Européens célibataires représentaient pour les épouses des Congolais fraîchement baptisés et christianisés…
A la veille de la deuxième guerre mondiale, le Congo comptait environ 5000 enfants nés de ces relations interraciales. Ils étaient officiellement appelés « mulâtres », un terme dérivé du terme espagnol « mulato », mulet, qui désigne l’animal hybride produit de l’accouplement du cheval et d’une ânesse…A la veille de l’indépendance, le Congo comptait environ 12.000 « mulâtres » aujourd’hui appelés métis.
La question du métissage était largement débattue au sein des congrès coloniaux internationaux et la Belgique, qui prenait part à ces réunions se montrait soucieuse du problème. Dans les premières décennies de la colonisation, les métis étaient considérés comme un menace sur le prestige et les intérêts du pouvoir colonial. Ce potentiel de révolte était attribué à « la goutte de sang blanc » qui coulait dans leurs veines…Selon le chercheur Assoumani Budagwa, qui a eu accès aux archives coloniales en 1987 et prépare un livre sur le sujet, la crainte qu’inspiraient les métis proviendrait de la révolte des métis de Rivière Rouge au Canada, de 1869 à 1870, menées sous la conduite de Louis David Riel, descendant d’une Indienne. Sous l’impulsion d’organisations caritatives, l’administration prit alors quelques initiatives, afin de rechercher les métis et de les retirer du milieu africain. Auparavant déjà, sous l’Etat indépendant du Congo, les enfants abandonnés par les caravanes esclavagistes et considérés comme orphelins tombaient sous la tutelle de l’Etat. Sous l’autorité coloniale, ces jeunes furent assimilés à des enfants abandonnés que l’autorité s’employait à répertorier, à retirer de leur famille africaine pour les placer dans des internats et des colonies scolaires confiées aux missions.
Devenus adultes, les métis disposaient de cercles qui leur étaient réservés, dans lesquels les Noirs n’étaient pas admis. Selon le professeur Mupapa, « à Kinshasa, le home des mulâtres était situé à la frontière de la ville européenne et de la cité indigène. Cette position devait permettre aux Blancs qui le souhaitaient de venir rencontrer furtivement les rejetons obtenus des négresses. Ces dernières étaient les seuls Noirs admis dans ce lieu où leurs amants blancs pouvaient venir les chercher. »
Très tôt, les missions s’intéressèrent au sort des métis qui étaient accueillis dans des colonies scolaires. A la fois pour les soustraire au milieu indigène, les scolariser, leur accorder des avantages que les Noirs ne connaissaient pas (une nourriture de meilleure qualité, plus de confort) mais aussi dans l’espoir de les gagner au christianisme plus rapidement que les Noirs et de faire d’eux des catéchumènes ou une main d’œuvre plus qualifiée.
Dans les années 30, alors que les épouses commençaient à s’installer dans la colonie, l’Union des femmes coloniales s’émeut de la condition des métis. En 1932 fut créée l’Association pour la protection des mulâtres, (APPM), afin de lutter contre l’hostilité à leur égard et de leur assurer des moyens d’éducation et de « reclassement social ». En 1935, en marge de l’Exposition internationale de Bruxelles, l’APPM réussit à obtenir l’organisation d’un « Congrès international pour l’étude des problèmes résultant du mélange des races ». Jusqu’en 1960, l’Association demeura active, se plaçant essentiellement sur le plan caritatif et plaidant pour l’accueil des métis en Belgique , une solution préférée à leur intégration au Congo.
L’un de ces métis transplantés, Evariste Nikolakis, a rédigé son « récit de vie » sous le titre « Miye Niko»Moi, je suis. Il écrit : « c’est bien de la lente conquête de mon identité qu’il s’agît. Contrairement aux enfants nés dans des familles « normales » les métis, comme sans doute la plupart des enfants placés, ont du se construire une identité civile, sociale et même psychologique. Au point que j’ai changé plusieurs fois de nom et de langue dans ma vie. »
La plupart des métis arrivés en Belgique y prirent racine et y construisirent une vie acceptable. Pour ceux qui sont restés en Afrique, à quelque niveau qu’ils se situent, les problèmes subsistent et le sujet suscite toujours la même émotion. « Nous avons été doublement discriminés sous le régime Mobutu » assure Gabriel Lutula Lemaire, « d’abord parce que les Noirs nous faisaient sentir que nous étions différents, ensuite parce que Mobutu, qui en voulait aux Belges, nous a pénalisés : ceux avec lesquels il a travaillé, et qui sont devenus la nouvelle bourgeoisie congolaise, étaient des métis d’ascendance portugaise comme les Bemba.» L’actuel ministre de l’Environnement, José Endundo, dont le grand père était un militaire belge, a fait comme beaucoup de ses compatriotes, épouser lui aussi une femme métisse. « Pour elle, le souvenir de Save demeure très présent : à son hôtel de Goma elle a donné le nom Stella Matutina, en souvenir de l’orphelinat où elle a grandi au Rwanda… »

Quant à Roger Pembe, ministre régional dans le Bandundu, il estime que « rien n’est acquis à un métis, nous suscitons toujours beaucoup de jalousie. Parfois, lorsque j’obtiens pour mon ministère des financements de l’Union européenne, on me dit que c’est parce que mes « frères blancs » préfèrent travailler avec moi… »
Les métis d’origine belge ont toujours le regard fixé sur la lointaine métropole. C’est pour cela que Gabriel Lutula a créé l’Association des enfants laissés par les Belges au Congo : «nous espérons, à l’occasion du 30 juin, que la Belgique reconnaisse enfin ses responsabilités à notre égard. Qu’elle nous aide, qu’elle se serve de nous comme intermédiaires. Qu’elle prévoie de nous aider matériellement. Après tout, nous sommes ses enfants… »

 

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Posté par rwandaises.com