Par ERIC DAHAN

John Lennon aurait eu 70 ans le 9 octobre. Un anniversaire marqué par la réédition de ses albums et la sortie d’inédits. Rencontre avec Yoko Ono au Dakota Building, à New York, où il fut assassiné en 1980.

Yoko Ono

A l’angle de Central Park West, le 1 West 72nd Street. Les passants qui ne connaissent pas encore cette adresse n’ont qu’à s’arrêter une minute et tendre l’oreille : «Tu sais chérie…» ou «Vous voyez les enfants, c’est là que John Lennon…» C’est comme ça depuis presque trente ans. Le chanteur fut abattu devant son domicile par Mark David Chapman, le 8 décembre 1980 à 22 h 52. Dans l’après-midi, ce fan dérangé avait fait autographier à Lennon son dernier album Double Fantasy. Puis il avait attendu le retour de l’artiste de sa séance de studio. Vingt minutes après avoir reçu cinq balles sous les yeux de Yoko Ono, et s’être effondré dans le hall du Dakota Building, John Lennon, transporté à l’hôpital Roosevelt, était déclaré mort.

Des allures de forteresse

On a tout lu sur ce drame : Chapman était manipulé par le FBI qui, après avoir cherché à expulser Lennon des Etats-Unis, s’en serait ainsi débarrassé. Certains ont accusé Yoko Ono, férue d’occultisme, d’avoir provoqué cette disparition. D’autres ont rappelé que depuis le «shoot me» de Come Together (sur l’album Abbey Road des Beatles), le rocker militant savait comment il allait mourir. On peut aussi se faire sa propre idée en écoutant l’interview qu’il donna le 6 décembre 1980,quarante-huit heures avant son assassinat. Le couple semblait complice comme jamais, annonçait un nouvel album quasi achevé – Milk and Honey paru en 1984 – et la première tournée mondiale de toute la carrière de Lennon. Le journaliste de la BBC demandait à son compatriote pourquoi il vivait toujours à Manhattan, et John et Yoko d’expliquer d’une même voix : «Ici, personne ne nous importune, ou juste pour demander un autographe et savoir comment va le petit.»

Le Dakota Building, que Polanski reconstitua en studio pour Rosemary’s Baby et où vécurent également Leonard Bernstein, Judy Garland, Rudolf Noureev et Lauren Bacall, n’a pas que l’allure d’une forteresse : il faut décliner son identité au gardien, puis au concierge à l’intérieur. Au rez-de-chaussée, le StudioOne abrite les bureaux de Yoko Ono, 77 ans, depuis février. On y gère ses archives, activités artistiques, les institutions perpétuant le souvenir de son mari comme le jardin Strawberry Fields à Central Park, le musée John Lennon de Tokyo, la tour «Imagine» de Reykjavik, la maison d’enfance à Liverpool que l’on peut visiter. Mais aussi les œuvres de charité : le Lennon Ono Grant for Peace, les bourses offertes aux étudiants de Liverpool, le gala contre la faim qui a rapporté cette année 1 million de dollars, ou la campagne d’Amnesty International utilisant la chanson Imagine et qui elle a rapporté 4 millions de dollars.

On emprunte l’ascenseur. Cuivres et lambris n’ont pas changé depuis notre dernière visite, comme les escaliers découpés de fenêtres gothiques, la grande porte à laquelle on sonne, la moquette blanche justifiant que tout le monde se déchausse, puis les salons divers où le Steinway blanc d’Imagine se dispute la fascination du visiteur avec l’Empire des lumières de Magritte. Enfin, la cuisine, où tout s’est toujours passé : les rendez-vous amicaux ou professionnels et les soirées où l’on pouvait croiser Andy Warhol, David Bowie ou Bob Dylan.

Si cette pièce comporte une partie salon avec chaîne stéréo, écran vidéo et une discothèque murale abritant les vinyles de Lennon en plusieurs exemplaires, Yoko Ono préfère s’installer autour de la grande table. En ce mois de juillet, elle est pieds nus, porte un mini-short et un débardeur de coton blanc révélant un tonus musculaire de jeune fille. Le 9 octobre, elle célébrera le 70e anniversaire de la naissance de Lennon : «Nous avons créé, avec le Rock and Roll Hall of Fame and Museum et la compagnie BoxofVision LLC, trois « capsules temporelles » qui abriteront sa musique, ainsi que des textes, dessins, et enregistrements envoyés par ses fans. Ces capsules seront ouvertes lors d’une cérémonie, le 9 octobre 2040. L’idée, c’est de partager la musique, les rêves, les messages de paix et d’amour de John avec les enfants d’aujourd’hui et de demain, afin de les aider à faire un monde meilleur. L’autre opération importante, c’est Gimme Some Truth : Allan Rouse, des studios Abbey Road à Londres, et George Marino de Sterling Sound à New York, ont remastérisé les huit albums. Ils seront disponibles à l’unité, mais aussi dans un coffret qui comprendra en plus trois CD regroupant singles, chutes de studio et démos enregistrées à la maison , dont 13 inédits. On va également sortir Sometime in New York City en 2 CD avec les titres live,etDouble Fantasy avec un CD supplémentaire, comprenant un nouveau mixage plus dépouillé.»

Dix-huit mois de défonce

Avant de parler de ce décapage attendu par de nombreux fans ayant toujours jugé mièvre la production de cet album, on interroge Yoko Ono sur le fait que les deux volumes expérimentaux d’Unfinished Music (Two Virgins et Life With the Lions) ainsi que Wedding Album, publiés par le couple entre 68 et 69, ont été écartés de cette édition. Elle explique : «On a voulu rendre justice au grand auteur et compositeur qu’était John. On s’est dit que si des gens le découvraient avec ce coffret, il ne fallait pas qu’ils se disent : « C’est quoi ce truc de dingues ? » J’avais eu la même considération en enregistrant Double Fantasy, veillant à ce que mes chansons incluses dans ce disque ne soient pas trop extravagantes, afin de ne pas causer de tort à John. Il était alors revenu à un style plus traditionnel, afin de montrer qu’il pouvait avoir à nouveau du succès.»

Puisqu’elle évoque cet album, on lui demande des détails sur le nouveau mixage qu’elle a cosigné avec Jack Douglas. Elle explique : «Les arrangements des années 70 étaient trop envahissants, au détriment des paroles, du timbre unique, de la diction fantastique de John. Les gens vont réaliser que c’était un Shakespeare moderne. En remastérisant ses albums, j’ai été très impressionnée par son professionnalisme et la façon dont il exprimait les choses ; pour moi, John fut le meilleur de son époque. A un moment, je lui ai dit : « Qu’est-ce que t’es bon ! » et j’étais triste qu’il ne soit pas là pour l’entendre.»

Pour beaucoup de critiques et fans, le premier opus solo du chanteur, John Lennon/Plastic Ono Band, enregistré en 1970, peu après le stage de cri primal du couple avec Arthur Janov en Californie, reste son meilleur. Contacté pour le coproduire, Phil Spector n’est arrivé qu’à la fin des séances. «Il a écouté Mother, God, Working Class Hero, compris que John tenait à ce que le disque reste brut et dépouillé, sans grand orchestre ; ce qu’il a respecté», se souvient Yoko. Elle était également aux côtés de Lennon et Spector, en 1971, pour coproduire le deuxième chef-d’œuvre solo, Imagine :«Trois ego de taille dans le studio, mais surtout une famille rock’n’roll. John me consultait, et je disais souvent: « C’est bon. » Ou alors, je suggérais que sa main droite joue à l’octave supérieure, pour que la partie de piano d’ Imagine sonne plus brillante.» Pour Sometime in New York City, l’album ultra-politique paru en 1972 et qui réunit leurs chansons, dont Woman Is The Nigger Of The World, John et Yoko ont travaillé chacun dans leur coin : «Nous étions indépendants,ce qui ne nous empêchait pas de partager les mêmes musiciens et notre coproducteur Phil Spector», précise-t-elle.

Le très faible Mind Games semble annoncer le fameux «lost week-end» : après avoir demandé le divorce à John en 1973, Yoko suggère à sa jeune assistante personnelle, May Pang, de devenir la maîtresse de son mari et de partir avec lui à Los Angeles. Durant dix-huit mois d’alcool et de défonce avec Harry Nilsson, Keith Moon et Phil Spector, Lennon parvient à enregistrer un superbe album de reprises des années 50, Rock and Roll, qu’il complétera seul, à son retour à New York en 1974. Année où il grave également, sans Spector, l’album Walls and Bridges.

La biographie publiée sur le site officiel, mentionne cavalièrement ce disque pour le dispensable duo avec Elton John (Whatever Gets You Thru The Night) qui permit à Lennon de décrocher son premier numéro 1 aux Etats-Unis, oubliant que Walls and Bridges compte nombre de chansons autrement puissantes comme Bless You, Scared, Steel and Glass, et Nobody Loves You When You’re Down and Out.

«Etrange prémonition»

Yoko Ono est d’accord. Elle va chercher le vinyle dans la discothèque, déplie la couverture, semble émue : «A chaque fois que je vois ce dessin fait par John à 11 ans, je ne peux m’empêcher de noter à quel point la femme me ressemble. Et puis il y a cette date, le 18 février 1952. John, enfant, ne pouvait savoir que j’étais née un 18 février. Etrange prémonition… C’est aussi le seul disque où il s’est crédité Plastic Ono Nuclear Band : il voulait revenir. Quand il est passé me faire écouter Bless You, j’ai pleuré et lui aussi. La chanson s’adressait directement à moi, mais je lui ai demandé de repartir. Quand j’ai entendu Scared et Steel and Glass avec leurs progressions harmoniques intenses, comme du Schubert, j’ai été bouleversée.»

John Lennon réintégrera le Dakota et après la naissance de son fils Sean, en 1975, se retirera de la vie musicale pour l’élever jusqu’en 1980.

Yoko Ono étant constamment sollicitée, on vagabonde dans l’appartement désert, puis la retrouve dans sa chambre d’étude. A la vue de son piano noir, on évoque ses projets artistiques, et lui demande ce que John lui aura apporté : «Dans l’avant-garde new-yorkaise des années 60, il ne fallait montrer aucune émotion. J’étais la seule à faire des performances où je criais, et mes collègues me jugeaient un peu passéiste. Avoir rencontré John, chanteur très émotionnel, m’a décomplexée. Je pense qu’il aurait continué à faire des disques et que son style aurait évolué, car c’était un rêveur, au meilleur sens du terme.»

Photo (édition papier seulement): Peter Fordham

 

http://next.liberation.fr/culture/01012293719-lennon-forever

Posté par rwandises.com