Votre première mission internationale s’est déroulée au Mozambique, où vous étiez le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU. Quelle était la recette du succès que vous y avez enregistré ?

Ma première chance de succès a été un bon accord de paix, bien négocié, avec en plus des partenaires qui étaient décidés à l’appliquer. J’avais un mandat clair dans lequel le rôle des Nations unies, que je représentais, était bien défini comme acteur de l’accord de paix, et non comme observateur. Ce rôle d’observateur, que les représentants de l’ONU acceptent souvent, est un piège : en cas d’échec, l’ONU devient automatiquement le bouc émissaire…Blâmée pour tour ce qui me marche pas, mais sans aucun pouvoir. Moi j’avais un vrai pouvoir d’initiative.
Deuxième point, je n’ai pas suivi les règles et les procédures des Nations unies où en principe celui qui est sur le terrain n’est que l’exécutant de toutes les décisions prises à New York. Le représentant sur le terrain se couvre derrière une montagne de prescriptions venues de New York et fait parfois n’importe quoi. Moi je me suis bagarré tout de suite avec le département des affaires politiques de l’ONU et j’ai demandé au secrétaire général de l’époque Boutros-Boutros Ghali de pouvoir gérer la situation en fonction des exigences sur le terrain et non des prescriptions venues de New York. J’ai pu utiliser à 150 % la marge de manœuvre dont je disposais…
Le troisième ingrédient, le plus fondamental, était la véritable volonté de paix des acteurs mozambicains, le Frelimo et la Renamo, aidés par une commission de révision et contrôle composée de membres de la communauté internationale, Royaume Uni, Etats-Unis, France, Italie Portugal ainsi que l’ Organisation pour l’Unité africaine. J’ai pu présenter aux belligérants une position commune à toute la communauté internationale, ce qui ne leur donnait pas les moyens de reculer..

Lorsque vous vous êtes retrouvé en Afrique centrale, comme envoyé spécial de l’Union européenne, disposiez vous encore des mêmes pouvoirs ?

Au Mozambique, j’avais le commandement de cinq bataillons d’infanterie, soit 7000 Casques bleus, c’était une grosse mission. En Afrique centrale, je suis parti avec trois personnes…En plus, alors que j’étais censé représenter la position commune de l’Union européenne, je ne pouvais que constater à quel point les positions étaient radicalement opposées : au Congo, les Britanniques voulaient se débarrasser de Mobutu le plus tôt possible alors que les Français voulaient le garder. Quant au Rwanda, les uns étaient pro Kagame, les autres contre.

Avant de vous rendre en Afrique centrale, n’aurait il pas été plus logique d’organiser d’abord une conférence internationale réunissant tous les pays concernés ?

Il y avait chaque mois une réunion du « groupe Afrique » à Bruxelles, et moi je faisais la tournée des capitales afin d’essayer d’harmoniser les positions. Lorsqu’il y a eu changement à Paris, et que le groupe dit de « Kigali sur Seine » est parti, il est devenu plus facile de trouver une position commune.
Vous avez vu le rapport de l’ONU consacré aux massacres commis au Congo. Etiez vous déjà en fonctions à cette époque ?

J’étais déjà envoyé spécial, je savais que des massacres avaient eu lieu mais je n’ai jamais pensé une seconde que ces massacres puissent être qualifiés de génocide. On a transformé ce rapport en débat académique sur le génocide, sans se rendre compte de ce qui s’est réellement passé au Rwanda en 1994. Utiliser ce terme est une erreur monumentale et aussi une injustice, qui aboutit à cautionner la thèse du double génocide, ce qui rend plus difficile l’évolution de toute la région…Définir ces massacres comme de actes de génocide, c’est enlever sa crédibilité à tout le rapport.
Certes, des massacres ont été commis dans ces camps ou des gens de l’armée rwandaise ont mené des opérations indiscriminées, tuant des gens qui avaient commis le génocide et aussi des civils qui n’y étaient pour rien. Utiliser ce terme est vraiment une rave erreur et je m’étonne du fait que les Nations unies aient pu produire un document de cette nature. Le génocide, il y en a eu un, planifié, conçu et exécuté au Rwanda, destiné à éliminer entièrement un groupe ethnique. Les chiffres cités dans le rapport n’ont rien à voir avec la réalité: on a parlé de 200.000 morts, mais d’où vient un tel chiffre ?
Il y a un point que tout le monde semble avoir oublié : personne n’a jamais réussi à faire le recensement du nombre précis des réfugiés qui se trouvaient dans les camps. Chaque fois que le Haut Commissariat pour les réfugiés envoyait ses spécialistes pour opérer ce recensement, ils étaient accueillis et chassés à coups de pierres. Les extrémistes qui avaient pris le contrôle des camps recevaient nourriture et assistance sur base de nombre gonflés. Ils pouvaient ainsi revendre une partie de ce qu’ils recevaient pour acheter des armes et préparer une autre guerre. La hiérarchie qui existait sur les collines a été reproduite dans les camps, les chefs qui avaient organisé le génocide avaient pris le commandement des camps et le recensement a toujours été impossible. Bien sûr, des gens manquaient, on parlait de 200.000 réfugiés qui avaient disparu, mais en réalité nombre d’entre eux n’avaient jamais existé !

Ces 200.000 réfugiés, morts ou disparus, ont cependant été imputés au gouvernement congolais de l’époque, dirigé par le président Laurent-Désiré Kabila…

A cette époque, je m’étais rendu à Kisangani, où j’avais rencontré M. Kabila père. Nous nous étions disputés, je m’en souviens, et à la fin, il m’avait invité à me rendre dans le camp de réfugiés hutus qui se trouvait dans la direction de Ubundu, afin que je puisse constater qu’on n’avait massacré personne. Il insistait même pour que j’emmène des journalistes. Lorsque j’y suis arrivé, je n’ai plus trouvé que des vêtements épars, des tentes détruites: de toute évidence le camp avait été attaqué, et Kabila n’en savait rien ! Sinon il ne m’aurait évidemment pas poussé à y aller…Il n’y a pas de doute sur le fait que c’étaient des militaires de l’armée rwandaise qui avaient mené cette opération.
Que le Rwandais aient commis des massacres c’est indéniable. Par la suite, Kabila a couvert toute cette période, car il avait besoin de ses alliés rwandais, il n’avait pas d’autre choix que de se taire. Après la rupture avec le Rwanda, là il a tout balancé.

Les camps de réfugiés étaient installés à quelques mètres de la frontière ce qui est contre toutes les règles du HCR ; ensuite, durant la nuit, les camps étaient totalement aux mains des extrémistes, aucun membre du HCR ne restait dans ces camps, qui étaient utilisés comme base militaire pour attaquer le Rwanda. Pire encore : à plusieurs reprises, Kagame qui était à l’époque vice président, m’a demandé de dire à la communauté internationale qu’elle devait veiller à désarmer les gens qui étaient dans les camps, séparer les vrais réfugiés, les gens de bonne foi, des génocidaires. Il l’a demandé à tout le monde, à plusieurs reprises et la réponse a toujours été « trop difficile, trop risqué… » Kagame répétait alors «si personne ne le fait, moi je vais m’en charger… A ma manière mais ne venez pas me critiquer. » Moi, au Conseil général de l’Union européenne je ne cessais de répéter « s’il l’a dit il le fera… »Mais on refusait de me croire, on pensait qu’il n’oserait pas… Le pari des ministres de l’Union européenne a été perdu, mais la facture a été payée par les pauvres gens qui ont été massacrés, et par le Congo qui a été déstabilisé. Dès que les autorités congolaises ont décidé de chasser les Banyamulenge, elles ont donné à Kagame le prétexte qu’il attendait et il a déclenché l’offensive..

Au début cependant, le Rwanda assurait qu’il n’était pas présent au Congo…

J’ai posé la question à Kagame, en lui disant que tout le monde savait que son armée était au Congo. Il m’a répondu « que voulez vous que je vous dise ? Si je réponds oui j’y suis, je vais être condamné par le Conseil de Sécurité… » Par la suite, il a reconnu que ses troupes y étaient… Par la suite alors que les camps de réfugiés d’Uvira, Bukavu, Goma étaient désintégrés, en débandade, Kagame m’ a dit « aujourd’hui que ces gens ne sont plus sous l’emprise des génocidaires, la communauté internationale est elle prête à intervenir pour séparer les bons et les mauvais… ? » La réponse une fois de plus a été négative alors que même alors le risque était très réduit. A ce moment la communauté internationale a eu l’idée géniale d’envoyer l’ambassadeur canadien aux nations unies Chrétien qui a proposé de rassembler les gens dans des camps et de créer des couloirs humanitaires. Kagame a refusé et a provoqué le retour autrement, en attaquant les camps…On a vu alors le retour de cette gigantesque colonne de gens qui rentraient au pays, ce qui n’était certainement pas un acte génocidaire…

Comment interprétez vous la publication de ce rapport de l’ONU maintenant ?
C’est un acte d’hostilité à l’égard du Rwanda, et il est clair que ce rapport peut avoir des effets déstabilisateurs dans toute la région…

Pourquoi par la suite la communauté internationale a-t-elle considéré que la guerre au Congo était une guerre civile, entre Congolais, alors que tout le monde connaissait l’existence de forces extérieures ?

Ce n’était pas une pure guerre civile, tout le monde savait parfaitement que les Rwandais étaient là. D’ailleurs le vieux Kabila voulait négocier directement avec les agresseurs…
Finalement lors du dialogue intercongolais, même si les protagonistes étaient instigués par d’autres, ils étaient tout de même des Congolais…
Pendant longtemps le père Kabila voulait à tout prix obtenir une victoire militaire, une victoire des Congolais. Mais comme son armée était inexistante, il a été obligé de demander l’aide d’autres pays, l’Angola, le Zimbabwe. Mais les Angolais ne voulaient pas aller au-delà de l’aire de protection de leurs frontières et affronter la redoutable armée rwandaise dans l’Est du pays.
Tout s’est joué lorsque les Rwandais ont pris Pweto, et visaient Lubumbashi …

Qu’est ce qui a fait basculer la situation ?

C’est l’assassinat de Laurent Désiré Kabila. Après sa mort, son fils Joseph a opéré un virage à 180 degrés. Il a donné l’impression qu’il demeurait dans la continuité de son père alors qu’il faisait le contraire…Il a joué la carte politique et abandonné la carte militaire, ce qui lui a valu l’appui de la communauté internationale. Il faut dire qu’il connaissait la valeur de son armée… Il a donc préféré lancer une offensive de charme en direction de l’Occident. Il a réussi et la communauté internationale a demandé au Rwanda et à l’Ouganda de quitter le pays. Les Rwandais sont sortis du Congo en quelques heures, avec une capacité logistique remarquable.. Tout le monde a dit « ils ont laissé des gens derrière eux… »Franchement cela m’étonnerait qu’il l’ait fait : les Rwandais avaient leurs « proxies », leurs alliés sur le terrain. Ensuite, ils avaient démontré que, sortis en quelques heures, ils étaient capables de rentrer tout aussi vite…

Vers la fin du livre vous assurez que l’opération conjointe rwando-congolaise lancée dans l’Est du Congo, Umoja Wetu, est un succès. Alors que parmi les humanitaires, elle a provoqué un véritable tollé…

Nous n’avons pas le même point de vue sur ce sujet : cette opération est un succès, car elle a permis de créer entre les Rwandais et les Congolais une atmosphère qui n’existait pas avant, surtout entre les militaires. Les résultats concrets de l’opération peuvent être modestes, mais elle a contribué à améliorer les relations entre les deux pays et moi, c’est le succès politique qui m’intéresse. Les humanitaires ont leurs priorités, leur façon de voire les choses, la mienne est différente. Ils ne se rendent pas compte qu’ils peuvent créer des situations qui, sur le long terme, font beaucoup plus souffrir les gens.
Kabila a été élu à l’Est du pays, il y a obtenu plus de 90%. Si Kagame avait continué à déstabiliser l’Est, Kabila n’aurait jamais récolté toutes ces voix…On peut donc dire que, d’une certaine façon, Kagame a contribué à faire élire Kabila… Il a cru qu’il y aurait davantage de stabilité au Congo avec Kabila qu’avec Bemba…Le rapport des droits de l’homme pourrait bouleverser cette bonne entente et je crois donc que ce document est dangereux pour la stabilité régionale. Ce n’est pas par hasard si Kinshasa n’a fait aucun commentaire officiel.
Je me demande ce que Ban Ki Moon a offert à Kagame pour qu’il ne retire pas ses troupes du Darfour…

Ce rapport aura-t-il une suite sur le plan judiciaire ?

Je ne crois pas : il y a des centaines de rapports qui gisent dans les tiroirs de l’ONU…Les souterrains des Nations unies sont très profonds…

Pourquoi parlez vous de « démocratie Nescafé » en Afrique ?

Parce qu’il n’y a pas de recettes toutes faites, de démocratie instantanée…Je parle aussi du danger de l’ethnisme et des efforts pour le conjurer. Au Mozambique par exemple, toute agrégation politique sur une base ethnique est interdite ; au Burundi les crises sont politiques, à l’intérieur du même groupe ethnique, mais l’antagonisme ethnique a été désamorcé. On a assumé l’ethnie pour la dépasser… Au Rwanda, le génocide a rendu impossible une telle démarche, il était difficile d’unifier les gens en reconnaissant les bases ethniques. Le pouvoir a fini par interdire l’ethnisme. C’est peut-être cosmétique, mais pendant quelque temps je ne vois pas d’autre solution… Le génocide, cela ne peut pas s’oublier durant la première génération, il faut attendre. Les gens qui ont participé au génocide de 1994 ne pourront jamais être considérés comme interlocuteurs de qui que ce soit…Il faut avoir de la patience : je définis le Rwanda comme un protectorat démocratique et je ne crois pas qu’il serait honnête de demander à ces gens d’appliquer un système démocratique dur et pur comme celui que nous connaissons, car il risque de redonner le pouvoir à ces mêmes gens qui avaient fait le pari de l’extermination
Aujourd’hui les succès du Rwanda sont remarquables entre autres en matière de lutte contre la corruption…Le pari rwandais est celui du développement…La démocratie est aussi liée au revenu par habitant…

Lorsque vous abordez la question de la Chine, vous estimez que son arrivée en Afrique peut avoir des effets positifs…

Certainement : cela anime la concurrence, les Européens ne sont plus les seuls acteurs en Afrique, le continent n’est plus leur chasse réservée, ce qui nous oblige aussi à repenser complètement notre politique de coopération, qui s’est avérée un échec jusqu’à présent. C’est sous l’impulsion de la présence chinoise que les choses peuvent changer…Le dialogue avec l’ Afrique a repris lorsque les Chinois ont commencé à faire peur…

http://blogs.lesoir.be/colette-braeckman/2010/10/05/la-memoire-daldo-ajello-des-massacres-oui-mais-un-genocide-non/

Posté par rwandaises.com