Interview de l’historien Jean-Marie Mutamba(1)(professeur à l’université de Kinshasa, auteur de recherches sur « Lumumba journaliste »)

L’assassinat de Lumumba était-il inévitable, compte  tenu du personnage et de ses positions politiques ?

Lumumba disait parfois:«je mourrai comme Gandhi »… Il pressentait que ce qu’il faisait ne plaisait pas à tout le monde et pouvait le mener à la mort. Il aurait pu éviter tout cela mais ne l’a pas voulu… Ainsi, lorsqu’il s’est rendu aux Etats Unis en août 1960,  on lui aurait fait certaines propositions, mais il ne les a pas acceptées, ce qui a scellé son sort…Quant aux Belges, il comptait des amis parmi eux et il a reçu un peu d’argent de tout le monde, car les donateurs misaient sur tous les Congolais qui étaient en vue. Mais il tenait à sa ligne politique, tout comme plus tard Laurent-Désiré Kabila ; il répétait qu’il n’allait « jamais trahir le Congo » et s’en tenir aux principes.

Était-il d’abord un nationaliste, un libéral, avait il comme on l’a dit à l’époque des sympathies communistes ?

Communiste, il ne l’était pas du tout. Lorsqu’on lui posait la    question, il répondait que dans son enfance il avait été protestant, que ses parents étaient catholiques et que lorsqu’il est arrivé à l’école primaire, il n’était pas encore baptisé ! Il a du se rendre à Kindu, (Maniéma) pour chercher l’argent afin d’acheter son uniforme, arrivé là, il travaillera sur place pour la Symetain et ensuite se rendra à Kisangani.

Profondément autodidacte, il était en sympathie avec le parti libéral et c’est ce dernier qui l’aidera à sortir de prison où on l’avait jeté pour « indélicatesse » lors de son travail à la poste de Kisangani…On lui procurera alors un travail de directeur commercial à la Bracongo. J’ai aussi  retrouvé certains documents qui montrent qu’il s’est aussi frotté avec les Rosicruciens, tout comme Albert Kalonji…Quand vous lisez ses articles de presse, de 1948 à 1956, vous découvrez que Lumumba, véritablement,  épousait la cause des Belges. Il souhaitait l’assimilation, il voulait que la colonisation belge puisse réussir. D’ailleurs son premier livre s’appelait « Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé ? » Il voulait que la colonisation soit un succès…Mais c’était aussi quelqu’un qui lisait beaucoup. Il était ouvert. Or il a subi certaines vexations et fait des découvertes qui l’ont troublé. Un exemple, entre autres : un jour il se rend à Brazzaville et dans un café, une serveuse blanche s’approche de lui pour prendre la commande. Il n’ose même pas demander du vin ou de la bière (car à Léopoldville il était interdit aux indigènes de consommer de l’alcool)  et se contente d’eau minérale. Se disant que normalement les Noirs ne peuvent même pas entrer dans un tel établissement, il finit par sortir sans vider son verre. Mais le déclic avait eu lieu : à  Brazzaville il avait pu entrer dans un café pour Blanc, à Léopoldville, ce n’était pas possible… D’autres mésaventures lui sont arrivées par la suite : un « crédit bicyclette » qu’il avait demandé pour pouvoir s’acheter un vélo ne lui a pas été accordé, pas plus qu’un crédit pour le mobilier.  En effet, il voulait être un « évolué » et devait donc avoir une maison, des meubles comparables à ceux des Blancs. Président de l’association des évolués de Stanleyville, il entendait être à la hauteur de ce statut. C’est pourquoi il sollicite un crédit, qui ne lui sera pas donné. Toutes ces petites choses l’avaient blessé. Mais il se disait aussi « si je veux réussir, je dois jouer la carte du « bon évolué »… C’est ainsi qu’il sera l’un des premiers immatriculés, en 1953.

Il écrit aussi un article dans la « Voix du Congo » demandant pourquoi dans les églises il y a des prie Dieu réservés aux Blancs, des chaises et des bancs à l’arrière pour les Noirs. Il demande pourquoi Blancs et Noirs sont séparés dans les cimetières…Tout cela montre qu’en lui quelque chose couve : il pose des questions gênantes, se demande pourquoi un Congolais ne peut pas s’exprimer ouvertement.

Lorsqu’il se rend à Accra, où il rencontre Sekou Touré, il se rend compte que dans d’autres pays qu’au Congo, les mêmes problèmes se posent. La jonction alors est faite, d’autant plus que les participants à la conférence d’Accra proclament qu’aucun pays ne peut rester sous domination coloniale après 1960. Il va alors se lancer, soutenu par des amis belges comme Jean Van Lierde, ces derniers vont continuer à le former, à lui envoyer des livres…

Au fond, les Belges auraient du être fiers d’avoir dans leur colonie une personnalité comme Lumumba, un Congolais tellement désireux de progresser…

Exactement. Il faut savoir que Lumumba n’a pas terminé sa cinquième année primaire, mais à force de volonté, il s’est inscrit dans les cours du soir donnés par les Pères Maristes à Stanleyville, ce qui lui a permis de se présenter au concours de l’école postale. Il va réussir, mieux même que son ancien professeur de primaire. Les Belges, certes, auraient du le pousser. Mais dans le contexte colonial, on n’aime pas ceux qui font preuve de trop de personnalité, le colonisé doit faire profil bas. Or Lumumba voulait émerger.  Bolikango, le doyen des négociateurs à la Table Ronde de Bruxelles, avait coutume de déclarer : « Lumumba, c’est quelqu’un qui n’a pas peur… Il veut s’affirmer… »

Quels étaient les rapports de Lumumba avec le roi Baudouin ? Les deux hommes  se connaissaient depuis longtemps…

Lorsque le roi Baudouin est arrivé à Stanleyville en 1955, Lumumba était déjà une figure de proue, il a été présenté au Roi et des témoins se souviennent qu’il y a eu tout de suite un aparté entre les deux hommes.  Lumumba parlait avec force gestes, il était très grand,  (un mètre 82) avait de longs bras qu’il agitait en tous sens. Les témoins congolais se souviennent qu’ils étaient honteux et se disaient « mais comment Lumumba peut il parler ainsi avec de grands gestes, il nous a fait honte… »Le Roi et Lumumba ont du se revoir, à la fin de la Table ronde…

Lorsque, devant le roi, Lumumba prononce son fameux discours du 30 juin, son sort n’est il pas déjà scellé, n’est il pas condamné à disparaître?

Je ne le pense pas. Avant le 30 juin, Ganshof Van der Meersch, le gouverneur de l’époque,  dit qu’il n’a pas confiance en Lumumba parce qu’il est imprévisible. Il aurait sans doute préféré quelqu’un comme Kasa-Vubu… Comme Lumumba sentait cela, il a fait le forcing début juin, exigeant de pouvoir former le gouvernement. Ce qui s’est passé le 30 juin, c’est un désaccord entre le chef de l’Etat et lui. Lumumba était Premier Ministre et selon la loi fondamentale, il était responsable du gouvernement. Le chef de l’Etat aurait donc du, comme en Grande Bretagne, se référer au gouvernement. Dans ce cas précis, le président Kasa-vubu aurait du présenter son discours au Premier Ministre Lumumba  ou même demander au gouvernement de rédiger son texte. Mais Kasa-Vuvu, se disant qu’il était chef de l’Etat, a rédigé et présenté lui-même son discours. Lumumba était indigné et il voulait prononcer lui-même un discours qui allait immortaliser le 30 juin dans l’esprit des Congolais. C’est donc aux Congolais qu’il s’adresse et lorsqu’on revoit les images de l’époque on le voit encore griffonner en dernière minute. Ce qu’il ajoute, c’est « Sire » car il ne pensait pas s’adresser au roi, il était tourné vers les Congolais…

Son discours devait marquer le 30 juin pour ses compatriotes, souligner ce qu’il fallait retenir de cette date. Il voulait aussi signifier à Kasa-Vubu que le chef du gouvernement c’était lui, montrer son autorité. Mais il n’a certainement pas voulu choquer les Belges. La preuve, c’est qu’après, lorsqu’on est venu lui faire part des réactions, il s’est étonné  et a prononcé l’après midi même le « toast réparateur ».

En créant la dualité d’un pouvoir partagé entre un président, un premier ministre, les Belges n’avaient ils pas préparé un piège, réuni les conditions d’un futur clash ?

J’ai déjà entendu cette hypothèse, car c’est la Belgique qui a finalisé la loi fondamentale. Mais était ce intentionnel ? J’ignore si les Belges ont pu être à ce point machiavéliques…Je n’ai trouvé aucun texte à ce sujet…

Si Lumumba avait vécu, quel personnage serait-il devenu ?

Nous les historiens, nous ne sommes pas des devins…Si on se met  dans la peau des lumumbistes, on se dit que le pays serait allé de l’avant. Et ceux qui étaient opposés à lui disent le contraire… Voyez le cas du Mzee, de Laurent-Désiré Kabila : il est arrivé au pouvoir en 1997, il a prôné les idées de Lumumba, il a été éliminé. Certainement parce qu’il y a toujours certaines forces qui ne veulent pas de quelqu’un qui affirme son nationalisme de manière radicale…

Lumumba avait d’autres ennemis que les Belges : rappelez vous qu’un médecin américain (ndlr. le Dr Gottlieb) envoyé par la CIA, avait préparé un produit incolore, inodore qui aurait du être déposé sur sa brosse à dents, afin de lui inoculer une maladie qui se serait développée comme le Sida et l’aurait  tué  petit à petit!  Déjà à l’époque, on menait des recherches sur la guerre bactériologique ! Je me dis que pour lui et pour les Congolais, il vaut peut-être mieux qu’il soit mort en héros, plutôt que de cette manière là, à petit feu…

A-t-on tout dit sur les responsabilités internationales dans l’assassinat de Lumumba ?

La commission parlementaire qui  a travaillé à Bruxelles, c’est une affaire belgo-belge, nous les Congolais nous ne savons pas ce qui s’y est dit. Les documents n’ont pas été transmis officiellement à Kinshasa et pour nous, aller faire des recherches sur Internet, c’est cher et compliqué. Donc, nous sommes les moins bien informés…Nous avons toujours ignoré qu’après 1960 et jusque dans les années 70,  la Belgique avait gardé des « fonds secrets » pour sa politique africaine. Ce que nous avons toujours su, c’est qu’aux Congolais qui acceptaient de collaborer avec eux, les Belges proposaient de l’argent pour acheter une villa, un bien immobilier…Au Congo, le lien entre la corruption et la politique s’est noué dès 1960. Il y avait cependant des Congolais honnêtes : lorsque le président Kasa-Vubu se rendait en mission à l’étranger, il remettait dans les caisses de l’Etat les sommes qui lui avaient été allouées et qu’il n’avait pas utilisé. Lorsqu’il s’est rendu en Ethiopie, il a dit à son entourage que l’empereur Haïlé Sélassié les ayant pris en charge, il fallait donc restituer l’argent non dépensé.

Lumumba était-il honnète ?

Il y a eu cette affaire de Stanleyville, où il a été condamné pou indélicatesse. . Par la suite, il a du recevoir de l’argent donné par ses amis comme Kwame N’Krumah, du Ghana, pour lui permettre de mener sa campagne électorale. Honnète, qu’est ce que cela veut dire ? Il avait certainement besoin d’argent pour pouvoir réaliser ses ambitions politiques…

Les historiens ont-ils fait leur travail, ou y a-t-il encore des parts d’ombre qui devraient être investiguées ?

A mesure que des gouvernements déclassifient des documents d’archives, il y a toujours du travail pour les historiens…Les Etats Unis ont ouvert l’accès à certains documents et un jour Wikileaks fera le reste…L’affaire Lumumba ne se jouait pas uniquement entre les Congolais et les Belges, c’était l’époque de la guerre froide, le monde était divisé en deux et cela jouait dans la propagande des Occidentaux contre Lumumba. Pour garder le Congo, les Occidentaux étaient prêts à utiliser tous les moyens. Pierre Mulele a eu des contacts avec les pays de l’Est, en particulier les Tchèques, qui lui ont donné des cours de marxisme. Mais Lumumba était foncièrement un nationaliste, et non l’homme d’une idéologie. Comme Nehru, il était acquis au neutralisme positif, ni à gauche ni à droite…

Mais nul n’était prêt à accepter que le Congo prône et affiche ce neutralisme positif, déjà cela c’était trop…Même aujourd’hui, le Congo continue à souffrir parce qu’il est trop riche, à être puni parce qu’il se tourne vers les Chinois…

Propos recueillis à Kinshasa

http://blog.lesoir.be/colette-braeckman/2011/01/26/lumumba-un-sort-scelle-par-les-belges/

Posté par rwandanews