Si le Rwanda n’a jamais accepté les frontières tracées par les colonisateurs, c’est que ses terres ne sont pas suffisantes pour nourrir une population croissante. Et il y a longtemps que des pasteurs tutsi, mais aussi des paysans hutu, se sont installés, par vagues successives, dans les pays voisins…

Notamment sur les rives occidentales des lacs Albert, Edouard, Kivu et Tanganyika, dans tout l’Est du Zaïre, aujourd’hui République démocratique du Congo, dans les provinces Orientale, Nord-Kivu, Sud-Kivu et Katanga. Et il y a longtemps également que pour résoudre cette question existentielle est née, chez les Tutsi et leurs « cousins» les Hima, l’idée d’une République des Volcans, d’un Tutsiland, d’une Swahili Republic, une idée parfois dissimulée derrière celle d’une libération régionale.

Cette volonté expansionniste des dirigeants rwandais n’est pas propre aux seuls Tutsi. Les Hutu, quand ils étaient au pouvoir (1960-1994), regardaient également vers les terres de l’Ouest. Après d’autres, Yoweri Museveni et Paul Kagame portent au milieu des années 1990 ce projet qu est là, ou une des, cause(s) de l’impossible paix dans l’Est de la RDC, et partant dans tout le pays.

Au début des années 1960, on comptait entre 300 000 et 400 000 Banyarwanda – littéralement, « ceux qui viennent du Rwanda – au Congo, dont une partie seulement dans le Sud-Kivu. Les populations dites banyarwanda sont aujourd’hui moins homogènes que le terme ne le laisse entendre : on compte parmi elles des Hutu et des Tutsi, des personnes déplacées du temps de la colonisation, des « réfugiés » politiques et les populations qui ont fui après 1994. Selon la période de leur arrivée au Congo, ces immigrés peuvent être classés en trois catégories principales.

Avant la colonisation, les pasteurs tutsi, fuyant le régime du Mwami de l’époque, s’établissent sur les hauts plateaux, dans le massif de l’Itombwe, dont les contreforts plongent au Nord du lac Tanganyika : ils y vivent dans une paix relative avec leurs voisins. Ils sont quelques centaines vers 1900, quelques milliers au moment de l’indépendance. Au pied du massif, au Nord de la ville d’Uvira, un petit groupe s’est implanté à Mulenge, localité (et rivière du même nom) en territoire Fulero – ce sont les premiers et véritables Banyamulenge, intégrés (car après 1960, cette dénomination sera aussi attribuée indistinctement à tous les Tutsi émigrés du Rwanda, de fraîche ou de longue date). Tous ont le désir de s’établir définitivement au Kivu.

Pendant la colonisation, l’immigration spontanée des Banyarwanda continue, mais à elle s’ajoute, à partir de 1937, les transplantations de populations tutsi organisées par l’administration coloniale belge pour fournir de la main-d’oeuvre aux mines et aux plantations. On estime leur nombre à 170 000, voire 200 000. Les immigrés tutsi de la Révolution sociale forme la troisième catégorie de Banyarwanda: tous sont des réfugiés arrivés à la suite du soulèvement hutu de novembre 1959 et des représailles perpétrées contre les Tutsi à la fin de l’année 1963, après la tentative avortée des Inyenzi de reprendre Kigali par les armes. Cette tentative de putsch au Rwanda avait bénéficié de la complicité de la fraction radicale des dirigeants tutsi du Burundi, du soutien des pays du groupe de Casablanca, et également de la Chine, dont l’ambassade à Bujumbura était devenue la plaque tournante de la politique anti-occidentale en Afrique centrale. Pas intégrés, nourris par la Croix-Rouge et le Haut-Commissariat aux réfugiés, la plupart d’entre eux avaient pour seul espoir de rentrer un jour au Rwanda.

En janvier 1964, dans l’Est du Congo, Pierre Mulele, ancien ministre du gouvernement de Lumumba, lance un mouvement de rébellion qui se réclame de l’héritage du premier Premier ministre congolais, assassiné trois ans auparavant, contre le régime en place à Léopoldvile, qui a « vendu » le Congo et son indépendance aux intérêts belges. Depuis l’automne 1963 et la crise politique créée par la dissolution du Parlement décidée par le président Kasa-Vubu, les partis nationalistes, lumumbistes, qui ont pour objectif la « seconde indépendance » du Congo, se sont organisés en un Conseil national de libération (CNL), dirigé par Christophe Gbenye, et ont opté pour l’insurrection armée. Le premier foyer de rébellion éclate au Kwilu.

Gaston Soumialot, chargé par le CNL de l’est du Congo, est envoyé à Bujumbura (capitale du Burundi) pour préparer l’implantation d’un second foyer de rébellion. Il y est accueilli par les nationalistes congolais réfugiés au Burundi, par les Tutsi rwandais de l’Union nationale rwandaise (UNAR) de François Rukeba, eux aussi réfugiés depuis 1959, par des Tutsi burundais opposés au pouvoir du Mwami, et par un noyau de communistes chinois. Cette rébellion est également soutenue par le Congo-Brazzaville.

La rébellion dans l’Est du Congo éclate au début du mois de mai 1964. Uvira, ville du Sud-Kivu, tombe le 15 mai. Dès lors, la rébellion s’étend. Soumialot et son adjoint Laurent-Désiré Kabila débarquent sur la rive occidentale du lac Tanganyika. Armes et munitions proviennent de l’Union soviétique et de la Chine, mais aussi des pays africains du groupe de Casablanca (Algérie, Egypte, Soudan, Mali). Quant à l’Ouganda et à la Tanzanie, ils favorisent le transit du matériel et accueillent les bases arrière des militants et des dirigeants. Les Tutsi rwandais de I’UNAR réfugiés au Congo voient dans la guérilla congolaise une occasion de rentrer dans leur pays en vainqueurs. Les deux figures emblématiques qui optent pour cette stratégie sont François Rubeka, président de l’UNAR, et Jérôme Katarebe, d’abord conseiller militaire, puis chef de cabinet de Soumialot. Ils feront recruter les troupes rwandaises dans les camps de réfugiés. Tandis que la rébellion congolaise conquiert la région montagneuse à l’Ouest du lac Tanganyika, les villes de Fizi et de Baraka, ils vont négocier âprement leur aide militaire, même si les effectifs rwandais ne seront pas nombreux. Un accord de collaboration est signé à Albertvile, le 31juillet 1964, entre le président de I’UNAR et Soumialot. L’alliance est dirigée explicitement « contre les gouvernements fantoches impopulaires de Kasa-Vubu et de Kayibanda » : l’objectif est clair, renverser d’abord le président congolais à Léopoldville, puis faire route sur Kigali pour renverser le président hutu. L’accord précise que l’Armée de libération rwandaise lutte aux côtés de l’Armée populaire de libération du Congo. Dans les faits, les Rwandais ne se soumettent guère au commandement révolutionnaire congolais.

Lorsque les Cubains débarquent au Congo à la fin avril 1965, les Tutsi rwandais localisés dans le Sud-Kivu, prêts à combattre, déclarent être au nombre de 4 000 et réclament un armement et un encadrement en rapport avec ce chiffre. Ces effectifs déclarés étonnent les Cubains. En réalité, ils ne sont que 700, tout au plus 800, organisés et armés pour le combat. Les Cubains font des Tutsi leurs partenaires privilégiés. Lorsque Kabila, qui dirige en 1965 la rébellion de l’Est à partir de Dar es Salam et de Kigoma, en Tanzanie, sur la rive orientale du lac Tanganyika, demande à Guevara d’attaquer la centrale électrique de Bendera, à la frontière du Katanga et du Sud-Kivu, au Nord d’Albertville, le Che ne sera appuyé que par un contingent de 200 Tutsi, dont la plupart se débanderont d’ailleurs dès le début de l’attaque.

Selon un rapport de l’Armée nationale zaïroise, une réunion entre Tutsi rwandais et rebelles congolais se serait tenue au Burundi entre le 15 avril et le 15 mai 1965. La première partie de la réunion a été consacrée à la préparation d’une attaque générale prévue pour la fin juin, visant la destruction des centrales, des ponts et des bâtiments publics – ce projet a été partiellement mis à exécution par l’attaque de la centrale de Bendera, fin juin, menée par les Tutsi et les Cubains. Dans sa deuxième partie, la réunion est l’objet d’une négociation et d’un accord: « Les rebelles congolais, après plusieurs réclamations de la part des Rwandais, ont, en guise de récompense pour les services que les rebelles tutsi ont déjà rendus et ceux qu’ils rendront, promis aux Tutsi les territoires des Babembe, des Bavira jusqu’au Rutshuru. Tous ces territoires seront propriétés des Tutsi en cas de victoire, et ceux-ci [les Tutsi] sont d’accord avec cette proposition, ces territoires étant nécessaires à leurs besoins (élevage). » En cas de victoire de la rébellion contre le pouvoir central, les Tutsi obtiendraient donc, en contrepartie de leur aide, une partie du Kivu… En 1965, Laurent-Désiré Kabila ne put pas honorer ses engagements vis-à-vis des Tutsi: il ne réussit pas à renverser Mobutu. Ses guerriers sont bientôt exterminés, et la rébellion est matée.

Parallèlement, d’autres Tutsi rwandophones, très introduits dans les arcanes du pouvoir mobutiste, ont, eux, recours à une autre tactique : se faire reconnaître comme Zaïrois. En 1972, sous l’impulsion de Barthélémy Bisengimana, le tout-puissant directeur de cabinet de Mobutu, Zaïrois d’origine rwandaise, une loi reconnaît la nationalité zaïroise aux Rwandais installés au Zaïre. Mais neuf ans plus tard, le 8 juin 1981, le comité central du Mouvement populaire de la Révolution (MPR), le parti unique, remet en cause cette disposition.

Dès le 20 juin, des représentants des populations originaires du Rwanda établies au Zaïre écrivent au secrétaire général de l’ONU pour l’informer qu’ils considèrent le Zaïre comme leur « patrie de fait et de droit » et s’opposent formellement à la décision abrogeant la loi de 1972. Des extraits de l’argumentation de ses signataires permettent de mieux comprendre leur état d’esprit et les arguments qui seront utilisés plus tard par les maîtres de Kigali:

« Sur le plan historique, le roi du Rwanda, Sa Majesté Rwabugiri, avait conquis les zones de Goma, Rutshuru, Walikale, Masisi, Kalehe et Idjwi, dans les sous-régions du Sud et du Nord-Kivu. Cette conquête a permis aux ressortissants du royaume du Rwanda de s’installer dans les zones conquises. L’explosion démographique qui s’en est suivie fait qu’aujourd’hui, nous sommes plus de 2.000.000 d’habitants dans les différentes zones. » La réalité historique à laquelle ceux-ci font appel est tout autre: si Rwabugiri avait bien tenté à plusieurs reprises d’occuper le Bushi lors de sa dernière campagne, en septembre 1895, il tomba malade et mourut dans la barque qui le ramenait sur l’autre rive du lac Kivu. Son décès entraîna la perte du Bushi, de l’île d’Idjwi et d’autres territoires. Comme le dit un conteur : «Tous les pays étrangers que Rwabugiri avait vaincus, ils se sont tous reconstitués, tous. Aucun étranger n’est resté dans le pays. Ils se sont reconstitués à l’instant même »

Les signataires de l’appel adressé à l’ONU annoncent qu’ils ont pris contact avec Juvénal Habyarimana, président du Rwanda, qui reconnaît la justesse de leur cause et saisit la presse internationale afin que leur démarche « ne soit pas étouffée par le dictateur de la République du Zaïre ». Et ils demandent à l’ONU d’imposer au Zaïre un référendum sous son égide et sous celle de l’OUA, portant sur l’autodétermination des populations, pour constituer un «Etat à part qui aura à solliciter sa reconnaissance internationale ».

Avant de conclure que cette démarche s’inscrit dans une action de «sauvegarde de l’humanité », les signataires des représentants des populations originaires du Rwanda au Zaïre se font menaçants. «Il ne s’agit pas d’une aventure ou d’une subversion, mais bien d’une mobilisation générale des populations originaires du Rwanda en République du Zaïre, qui sensibilisent les autorités internationales sur leur légitime cause, quelles que soient les conséquences qui en découleront.» La volonté d’annexion d’une partie du Congo par les Rwandais est donc bien une vieille histoire, faite de nombreux épisodes…

A chaque sommet des chefs d’Etat de la Communauté économique des pays des Grands Lacs (CEPGL), qui rassemble le Zaïre, le Rwanda et le Burundi, Juvénal Habyarimana tient à mettre sur la table un dossier très important à ses yeux : la convention de libre circulation des personnes et des biens entre les pays membres de la CEPGL. Pour son homologue zaïrois, c’est hors de question. Son conseiller Honoré Ngbanda sait qu’il y va de la sécurité de l’Etat : « Le président Mobutu m’avait formellement demandé de ne jamais la laisser inscrire à l’ordre du jour du sommet des chefs d’Etat. Pourquoi ? Parce que ce dossier était un piège dangereux pour le Zaïre. En effet, la signature de cette convention de « libre circulation des personnes et des biens » [aurait] octroyé ipso facto aux citoyens des pays membres de la CEPGL le droit de circuler librement avec leurs biens à travers les trois pays membres, sans contrôle d’identité et sans formalités douanières. Si le Zaïre de Mobutu avait commis la maladresse de signer une telle convention, il y aurait eu dès le lendemain des millions de Rwandais et de Burundais sur son territoire, avec bagages et bétail, pour s’y installer définitivement. Et cela, aucun responsable zaïrois digne de ce nom ne pouvait l’accepter. Car nous aurions connu la guerre civile au Kivu, suite aux réactions des autochtones », explique ce proche collaborateur de Mobutu.

Malgré les nombreuses tentatives du président Habyarimana, Mobutu tient bon. Le Rwandais essaie alors une nouvelle méthode en faisant prendre une résolution par le comité central du MRND, son parti, aux termes de laquelle les citoyens rwandais sont encouragés à émigrer à l’étranger en quête de terres arables et de pâturages.

Dans Afriqu’Events du 13 avril 1992, dans une interview titrée « Il faut résoudre le problème des réfugiés », Ferdinand Nahimana, universitaire engagé auprès du président rwandais et futur fondateur la fameuse Radio-télévision libre des Mille Collines, déclare « que les Rwandais qui veulent rentrer dans leur pays se sentent dans les meilleures conditions pour rentrer, que celui qui veut rester à l’extérieur puisse rester comme il veut.

Quand bien même il avait investi et trouvé du travail à l’extérieur, il y est, mais il est Rwandais à part entière. Le Rwanda devra envisager de mettre ses citoyens dans des conditions telles que la double nationalité soit acceptée. Ceci permettrait aux Rwandais de conquérir de nouveaux espaces dans ce monde où le meilleur doit gagner ». Comme quoi, cette idée d’une expansion rwandaise chez son voisin occidental et d’une appropriation de son sol n’était pas l’apanage des Tutsi monarchistes et rebelles de l’UNAR; elle avait cours aussi dans le régime de Juvénal Habyarimana.

Alors qu’il entame la phase finale de sa conquête du pouvoir, début 1994, Paul Kagame a déjà les yeux fixés sur le Kivu. Dans son livre, l’ancien patron des Casques bleus au Rwanda, Roméo Dallaire, raconte les confidences que lui a faites le chef du FPR sur son rêve d’une République des Volcans: « Ses yeux sont devenus comme fous, et sa voix s’est élevée de façon alarmante lorsqu’il a insisté en disant que le FPR allait imposer une hégémonie tutsi sur la région des Grands Lacs. »

En août 1996, alors que la tension monte dangereusement entre les différentes communautés au Kivu, que les Banyamulenge et des opposants de Mobutu lancent des appels, que les dirigeants de l’alliance anti-Khartoum se rencontrent et qu’à Kinshasa, l’on redoute d’entendre bientôt les bruits de bottes rwandaises, l’Assemblée nationale zaïroise se saisit, au cours d’un violent débat, de la question des raisons du succès des Rwandais. Le député Ngongo Luwovo tente de l’expliquer par l’utilisation de « cadeaux ». Un autre, élu du Kivu, lance ce cri de désespoir: « Déjà, en 1981, quand il s’est agi d’examiner la loi sur la nationalité, devenue aujourd’hui [la] loi n° 81/002 du 29 juin 1981 [qui mit fin à l’apatridie et à la transfrontaliérité et établit des critères pour l’attribution de la nationalité zaïroise], nous n’avons pas fait longtemps sans perdre notre collègue Simwahangi, tué par des Tutsi dans sa maison à Lingwala. Plus tard, Monsieur le Président, à Bukavu fut tué lâchement le professeur Bamwisho, alors qu’il revenait d’un restaurant en face de l’hôtel de ville de Bukavu. Plus tard encore, ce fut l’ancien membre du Comité central Jean Elonge, qui déjà avait l’habitude d’attirer l’attention du Parlement sur le mal rwandais, qu’il appelait «socio-moral». Il n’y a pas deux ans, ce fut le tour du vice-ministre de l’Enseignement universitaire, monieur Kaseso, qui, au retour d’une mission dans le Nord-Kivu, fut empoisonné par le même lobby. Aujourd’hui, il y a l’archevêque Muzirwa qui, comme vous le savez, a été lâchement assassiné, jusqu’à être mutilé. Je voudrais, à cette liste, ajouter l’ancien directeur responsable d’un journal à Lubumbashi, monsieur Tshilembe, qui a été tué à Lubumbashi dernièrement… ».

 

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Posté par rwandaises.com