Fin des années 80, un tournant, certainement en Afrique subsaharienne. Troisième époque postcoloniale, après la proclamation de l’indépendance, suivie quelques petites années plus tard de l’implication de cette partie du monde dans la Guerre froide. Dans cette troisième époque de l’histoire postcoloniale, nous avons pu observer à quel point la France, ancienne puissance coloniale, a raté, à répétition, le train de l’Histoire dans ses « zones d’influence ».

Tout au long de ces vingt dernières années, elle aura fait l’affligeante démonstration d’une incapacité – impréparation ? – à accepter les mutations en cours dans ses pays auxquels elle est restée liée. Un refus obstiné d’accompagner le cours de cette histoire sans la réduire à sa lecture propre des événements, sans la ramener à son seul champ de vision. A force, cette France officielle s’est figée au bord du chemin, regardant passer le train de l’Histoire, parfois comme un acteur occasionnel et malhabile, toujours emmurée dans son désir de «stabilité » – d’immobilisme – quitte à avancer les yeux rivés sur le rétroviseur de sa propre histoire, ou de l’idée qu’elle s’en fait…

Quelques exemples édifiants de ces rendez-vous ratés de la France avec cette période de l’Histoire, qui a entamé son cours à la fin des années 90. D’abord, rétablissons la vérité sur la légende du fameux « Discours de la Baule » prononcé par François Mitterrand, le 20 juin 1990. La légende selon laquelle ce discours ait été un déclencheur des processus de démocratisation a envahi tous les commentaires et autres essais universitaires sur la politique africaine. Contrairement à ce qui s’est insidieusement inscrit dans les mémoires, l’unique mérite de ce discours fut, plutôt que de le nier, de prendre acte d’un mouvement jugé alors irréversible. Il en fut de même, sous l’ère mitterrandienne, d’une « acceptation », in extremis, de la fin du bloc de l’Est et de la réunification de l’Allemagne. Rude épreuve pour l’homme de Latché qui n’avait pas prévu ces épisodes dans sa légende personnelle. Le discours de la Baule intervenait, tout de même, six mois, après l’un des événements fondateurs des processus de démocratisation : la Conférence nationale du Bénin ! Ailleurs aussi – au Cap Vert, à Sao Tome et Principe, en Namibie ou encore au Mali, la démocratisation devenait une réalité pour les citoyens de ces pays, qui n’avaient pas attendu les échos de la Baule pour écrire cette nouvelle page de leur histoire. N’empêche, près d’un an après la Conférence nationale du Bénin, un journaliste du quotidien français Libération, après un séjour à Cotonou, a eu le bon goût de « réintégrer » la France dans la « révolution tranquille » en cours au Bénin, à travers un article au titre édifiant : « Paris fait sa perestroïka en Afrique ». On se raccroche comme on peut aux trains des révolutions qu’on n’a pas vu venir, ou dont on s’est refusé à voir ou accepter la destination…

Autre Rendez-vous manqué : le Rwanda, et le contentieux historique encore vivace avec la France, malgré la reconnaissance, en 2010, par Nicolas Sarkozy, des « fautes » de la France dans le contexte du génocide. Peu de temps après la tragédie, Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur de la France, en visite dans la région, refusera de se rendre au Rwanda pour une visite aux autorités rwandaises. Motif de cette position, livré à un journaliste « Ce Paul Kagame ne parle même pas le français »… Le fantôme du syndrome de Fachoda… Quelque temps après cette fière envolée de Charles Pasqua, le président américain Bill Clinton, lors de son dernier mandat, ira s’incliner en terre rwandaise, en mémoire des victimes du génocide, l’Onu fera son mea culpa, et même la Belgique reconnaîtra ses « erreurs » au Rwanda…

Rendez-vous manqué encore, en 1996, au crépuscule du règne despotique du maréchal Mobutu Sese Seko. Laurent-Désiré Kabila, opposant inflexible au régime de Mobutu, était connu comme un marxiste intransigeant, compagnon de Che Guevera. C’est pourtant lui que l’Amérique soutiendra, indirectement, contre Mobutu qui fut jusque-là un serviteur zélé des intérêts américains et occidentaux, ancien agent de la CIA… La Guerre froide était déjà, en 1996, un lointain souvenir, et les relations internationales obéissaient à d’autres exigences. En visite de travail à la Maison Blanche en 2000, j’ai pu voir, guidé par un conseiller-lobbyiste de la présidence américaine, le bureau, situé dans le bâtiment de la vice-présidence, où un groupe d’hommes – conseillers militaires, politiques et diplomatiques – s’étaient, en quelque sorte, penché sur le destin des Zaïrois quelques heures après le déclenchement de la rébellion contre Mobutu le 20 octobre 1996. Traversé par des sentiments mêlés, je pus donc voir, cet après-midi là de l’année 2000, ce bureau, où quatre ans plus tôt, le petit groupe de conseillers américains décida, au nom des intérêts de leur pays, mais aussi d’une nouvelle lecture de la politique internationale, de « laisser filer Laurent Désiré jusqu’à Kinshasa ». Une lecture de l’histoire faite de lucidité, de cynisme et de bonnes intentions, et qui révèle une coïncidence entre le désir de libération d’un peuple et les intérêts bien compris de ceux qui choisissent de se ranger à cette « cause ». Mais alors que le temps était venu, pour les Zaïrois, et aussi pour le monde, de tourner la page du mobutisme, le pouvoir français, avec un extraordinaire aveuglement, continuait d’affirmer, jusqu’au bout et à l’absurde, que « Mobutu a le contrôle de la situation ». Proprement délirant. Paris maintiendra cette position, alors même que le monde assistait sur les écrans de télévision à la fuite du satrape de Gbadolite en direction de l’aéroport de Kinshasa…

Erreur en Côte d’Ivoire, après le déclenchement de la rébellion contre Laurent Gbagbo en 2002. Paris avait signifié aux Américains : « Nous connaissons le terrain, c’est notre ancienne colonie, la vitrine de la France en Afrique de l’Ouest ». Au lieu de négocier au mieux ses intérêts, le pouvoir de Jacques Chirac, au nom de la France, a mené dans ce pays, l’initiative de résolution de crise la plus lamentable qui soit. De bout en bout, l’implication politique de la France dans ce conflit se sera révélé un lamentable fiasco. Point d’orgue de ce « plantage » français, les Accords de Marcoussis dont le protocole, exécuté sur le sol français, aura, plutôt que de réduire l’influence de Laurent Gbagbo, fourni à ce dernier le seul argument dont il use encore aujourd’hui pour brouiller les cartes et les règles du jeu politique : un nationalisme de sinistre aloi doublé d’un populisme dévastateur qui ravive les frustrations enfouies contre les « impérialismes ». Laurent Gbagbo sera devenu, pour beaucoup, depuis Marcoussis, une victime expiatoire des politiques françaises en Afrique. L’on sait que Gbagbo est le dernier à croire en ses propres envolées anticolonialistes, et que le seul but des manifestions patriotiques en Côte d’Ivoire, est de prolonger son pouvoir. L’on sait aussi que l’homme entretient par ailleurs d’excellentes relations avec les autorités et décideurs français au gré de ses intérêts, dès lors qu’ils se montrent disposés à soutenir son pouvoir perverti. Si la responsabilité de Gbagbo demeure centrale dans la crise ivoirienne, on retiendra que la France a perdu pied, pour longtemps dans ce pays. Le monstre issu des Accords de Marcoussis a révélé toutes les faiblesses de la diplomatie française, trop prompte à plaquer ses présupposés sur les situations de crise en Afrique, et inapte à décrypter les psychologies des acteurs concernés et la nature spécifique des conflits. Une diplomatie ignorante, en Afrique, de la forme qui vaut, en la matière, autant que le fond. Artisan de Marcoussis et de cet échec : Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères de Chirac. Dans la délicate phase que traverse actuellement la Côte d’Ivoire, il devrait se taire. Mais il parle. Convaincu qu’il peut encore inventer, pour la Côte d’Ivoire, la formule miracle. Incarnant, ce faisant, l’une des grandes faiblesses de cette diplomatie de l’Hexagone en direction de l’Afrique : une désespérante absence d’humilité.

Aujourd’hui, la Tunisie… Sous les yeux du monde, la France a donc raté le train de cette page de l’histoire qui s’écrit dans ce pays. A cause de cette même obsession de « stabilité » qui a ruiné tant de pays en Afrique, Paris a refusé de constater lucidement, à défaut de l’accompagner simplement, le mouvement du monde qui se manifeste aussi en Tunisie, et aussi, au moment où j’écris ces lignes, en Egypte. Demain peut-être, l’Algérie… Les événements de la Tunisie rappellent la permanence de cet enseignement de la grande aventure humaine : ne jamais parier sur l’immobilisme. La vie des peuples est un mouvement continu, ténu, discret, et qui, de temps à autre, produit d’insoupçonnables séismes. Ne jamais parier sur l’immobilisme et le silence éternel des êtres opprimés… La vie des nations n’a cessé de confirmer au fil du temps que l’on ne peut indéfiniment miser sur la force des États contre la multitude. Et l’on sait que ce n’est pas parce que la force l’emporte qu’elle a raison. La multitude, tôt ou tard, finit toujours par imposer sa sentence.

Amer constat : les mêmes qui considèrent en France que l’aspiration à la démocratie est une incongruité pour les Africains – et aussi les peuples arabo-musulmans – oublient que tout l’art de la diplomatie et de ses intérêts bien compris consiste à prévoir. Ce principe n’est pas discriminatoire. Et, pour éviter de céder en héritage des contentieux historiques aux futures générations, ce principe qui préside à la gestion des relations internationales est nécessairement exigible en tous temps et lieux.

Écrit par Francis Laloupo