Lu pour vous le 29 juillet 2011
Publié le 29juillet 2011
Source: Book’ing

« Peau noire, masques blancs » – « Les damnés de la terre » – Frantz Fanon


« Cette Europe qui jamais ne cessa de parler de l’homme, jamais de proclamer qu’elle n’était inquiète que de l’homme, nous savons aujourd’hui de quelles souffrances l’humanité a payé chacune des victoires de son esprit.« 

Dans son introduction à « Peau noire, masques blancs », Frantz Fanon explique que son ouvrage est une étude clinique, dont le but est d’analyser le cercle vicieux qui enferme noirs et blancs dans des rapports de sujétion générateurs d’incompréhension.

Il nous propose pour se faire de découvrir dans un premier temps « les différentes positions qu’adopte le nègre face à la civilisation blanche« , pour ensuite développer les conséquences de cette confrontation sur la perception qu’a le noir de lui-même, et, par extension, de sa race.

Pour réaliser cette analyse, l’auteur s’appuie sur des cas qu’il a eu lui-même l’occasion de traiter, dans le cadre de l’exercice de sa profession de psychiatre aux Antilles, ainsi que sur des témoignages littéraires relatifs à son sujet d’étude et contemporains de la rédaction de son ouvrage. Le but de ce travail, en mettant au jour les mécanismes d’infériorisation du noir, est de le désaliéner, le sortir du reniement de soi acquis durant la colonisation.

« Il s’agit de savoir s’il est possible au noir de dépasser son sentiment de diminution ».

Après des siècles de domination européenne (par le biais de l’esclavage puis de la colonisation), d’humiliation, de non reconnaissance de l’individu dans son intégrité, le blanc est parvenu à inculquer au noir la haine de soi et de ses semblables.

A la faveur des écrits (romans, livres scolaires, affiches publicitaires) et des images (cinémas) issues de la culture occidentale, il l’a de plus amené à se constituer une vision du monde blanche : aucune expression noire ne lui étant offerte, sa culture et son histoire étant oblitérées, l’indigène est lui-même anéanti, déstructuré en tant qu’homme. Il n’existe qu’avec et par le colon, qu’en tant que « négatif » du blanc.

Se conformant à l’image de nègre primitif, abruti, analphabète, qui lui a été servie, il adopte une attitude servile, d’éternel coupable.Dans ce contexte, la seule solution pour s’humaniser est à ses yeux de « devenir blanc », par mimétisme, assimilation, par le biais notamment du langage (le créole est délaissé au profit du français) mimétisme qui suppose le rejet de ses semblables.

Frantz Fanon nous fait bien comprendre qu’à partir du moment où un peuple est colonisé, il n’est plus lui-même.

La colonisation a des conséquences économiques, sociales et psychologiques sur l’indigénat, et occasionne forcément une blessure absolue et profonde dans l’inconscient des masses colonisées. Elle amène à une conception manichéiste du monde, les noirs et blancs représentant deux pôles en lutte perpétuelle. Cette lutte est reproduite dans la conscience du noir. L’auteur réfute les théories qui prétendent que le sentiment d’infériorité du noir serait inhérent à sa nature, et que les peuples colonisés éprouveraient un besoin de dépendance que le colon se contente finalement d’assouvir… Il réplique que c’est le colon qui crée le colonisé, et précise que, d’après son étude, « aux Antilles, toute névrose, tout comportement anormal, tout éréthisme affectif est la résultante de la situation culturelle », et non d’un quelconque patrimoine génétique.

« L’infériorisation est le corrélatif indigène de la supériorisation européenne. Ayons le courage de le dire : c’est le raciste qui créé l’ infériorisé ».

La lecture de « Peau noire, masques blancs » n’est pas spécialement facile : certains développements, exprimés d’un point de vue purement psychiatrique, m’ont échappée.
L’ensemble de l’argumentation de l’auteur n’en reste pas moins très intéressante, dans sa démonstration que le colonialisme n’a jamais été source de bienfaits pour l’indigénat. Elle permet de saisir une partie de la mesure des dégâts infligés par le joug européen à la fois sur les psychés individuelles et sur la conscience collective des peuples colonisés.
Le souhait de Frantz Fanon est de « ré-humaniser » le noir, de lui rendre son statut d’homme. Il doit pour cela se rapproprier sa propre histoire, sa propre culture, et, dans une dynamique d’ouverture au monde, la partager, et la faire connaître.
On pourrait lui reprocher de s’être arrêté à une analyse de la situation, sans proposer de véritable solution qui permettrait au noir cette réhabilitation.
C’est pourquoi j’ai trouvé complémentaire et intéressant de lire ensuite « Les damnés de la terre », dans lequel l’auteur développe sa conception de la manière dont les peuples soumis à la domination occidentale doivent se défaire de cette domination pour redevenir des hommes à part entière…

Au moment où il écrit cet ouvrage, en 1961, le monde colonial est en plein éclatement. 1956 a vu en Angola la naissance du mouvement populaire de libération, Madagascar a retrouvé son indépendance en 1960 après une lutte nationaliste incessante contre la France, la révolte des Mau Mau qui permettra au Kenya d’y accéder en 1963 bat son plein… Et, surtout, en Algérie, la guerre a débuté, depuis 1954.

Frantz Fanon, qui a exercé sa profession de psychiatre à l’hôpital de Blida, où il a été amené, là aussi, à traiter les nombreux troubles occasionnés par la situation coloniale mais aussi par les exactions commises pendant la guerre d’indépendance (tortures, massacres), prend fait et cause dès 1956 pour la libération du peuple algérien : il remet sa démission de son poste à l’hôpital et rejoint le Front de Libération Nationale (FLN).

Ce qui frappe en premier lieu, lorsque l’on débute la lecture des « damnés de la terre », c’est sa limpidité. L’auteur pose un raisonnement lucide et visionnaire, mais surtout accessible à tous. Il est d’ailleurs important de noter, ainsi que le fait Sartre dans la préface qu’il a rédigé à cet ouvrage lors de sa parution, que ce dernier à été écrit à l’intention des peuples colonisés, et non de leur oppresseur.

Dans un premier temps, Fanon pose le principe de l’inéluctabilité de la violence dans le processus de libération, qui ne peut passer que par la destruction totale de la structure mise en place par le régime colonial. « L’intuition qu’ont les masses colonisées que leur libération doit se faire et ne peut se faire que par la force », après des décennies d’exploitation et d’asservissement, est le départ d’un élan populaire que rien ne doit pouvoir arrêter.

Aucune compromission à cet éveil des opprimés n’est acceptable : les partis politiques nationalistes raisonnables qui cherchent à négocier avec les colons ne peuvent que permettre à ces derniers de maintenir une partie de leur emprise sur les colonies. Cette violence semble par ailleurs logique, puisqu’elle vient en réponse à celle qu’a fait subir l’européen des années durant aux indigènes, auxquels il a toujours été dit qu’ils ne comprenaient que le langage de la force !

La volonté de combat fait naître chez le peuple la notion de conscience et de destin national, et là où « Les damnés de la terre » est très intéressant, c’est que Fanon insiste sur le fait qu’il ne faut pas s’arrêter là : après la libération, un autre combat se joue, celui de la reconstruction. L’auteur voit dans la décolonisation l’occasion inespérée de bâtir un nouveau modèle de société, dans laquelle l’homme serait le bien le plus précieux, une société tournée vers l’ensemble du peuple.

Fanon est bien conscient de tous les obstacles qui s’opposent à l’avènement de cette société idéale, et il les détaille, pour mieux les reconnaître et les éviter. La plus grande difficulté à surmonter réside dans les inégalités qui séparent les colonisés les uns des autres. Les citadins ont profité durant la domination européenne de certains avantages. Il s’est ainsi créée une bourgeoisie indigène qui singe la bourgeoisie occidentale, mais qui n’a ni la puissance économique de cette dernière, ni sa légitimité séculaire. La bourgeoisie indigène se contente d’afficher des signes extérieurs de richesse, mais fait preuve d’étroitesse d’esprit en refusant de réinvestir ses bénéfices dans l’économie locale.

Le prolétariat des villes, se calquant sur le comportement de cette bourgeoisie, fait preuve de racisme envers le milieu rural, considéré comme moyenâgeux, et dont il craint que les masses ne viennent lui disputer ses avantages acquis. L’élaboration d’une société bourgeoise suite à la décolonisation est par conséquent vouée à l’échec, nous dit Frantz Fanon : se vendant aux grandes compagnies étrangères pour faire du profit, minée par la corruption, la cupidité, elle accentue les inégalités qui vont forcément inciter les miséreux à se révolter, et l’expérience (notamment dans certains pays d’Amérique du Sud) a démontré que dans ce cas, l’armée, appelée en renfort pour réprimer la révolte, en profite pour prendre le pouvoir et c’est alors une dictature militaire qui s’installe.

C’est pourquoi l’auteur insiste sur la nécessité d’instaurer un lien entre les villes et les campagnes. Il est indispensable que les élites nationalistes se rapprochent du vrai peuple, l’instruise, le politise, l’organise. Le peuple se doit non pas d’être tenu en laisse, mais d’être souverain. La reconstruction doit passer par la reconnaissance et l’implication de tous, le citoyen doit participer à la reconstruction de la nation pour se l’approprier. Il doit être l’artisan de son propre développement.

La tâche est immense, il s’agit d’alphabétiser, de répartir travail et richesses, de rétablir l’égalité entre citadins et ruraux, hommes et femmes, de passer, en bref, d’une conscience nationale à une conscience politique et sociale.

Autre danger sur lequel l’auteur alerte les états nouvellement libres : celui de se risquer à répondre aux sollicitations des nations impérialistes ou socialistes, qui ont bien compris les enjeux de la décolonisation. Rappelons que nous sommes alors en pleine guerre froide, et que la dite décolonisation est pourvoyeuse d’opportunités de positionnement stratégique sur le plan économique et politique, d’où les tentatives de séduction des différents blocs… Mais, ainsi que nous le rappelle Frantz Fanon, les nations libérées du colonialisme doivent être maîtresses de leur destin.

« Le sort du monde ne dépend pas de la guerre entre régime socialiste et pays capitalistes, mais d’investir et aider techniquement les régions sous-développées ».

D’autant plus qu’ainsi qu’il le souligne dans sa magnifique conclusion, le système occidental a montré ses limites, son inhumanité. Le modèle européen, notamment, n’est par conséquent pas à suivre…

Quelques 60 ans plus tard, on peut déplorer que les conseils qu’il prodigue dans ces « Damnés de la terre » n’aient pas été vraiment suivis… On y réalise toute la mesure de sa clairvoyance, de la justesse de son analyse sur le devenir des nations décolonisées qui ont rarement -voire pas du tout- profité de l’occasion pour mettre en place une société équitable et humaniste telle qu’il la rêvait pour ces peuples épuisés par des siècles d’asservissement.

La consolation est maigre, de se dire qu’il n’aura pas été là pour faire un constat amer (il est mort des suites d’une leucémie quelques mois après la parution de ce livre) face à cette Afrique aujourd’hui ravagée par la misère, le sida et les guerres intestines.

Frantz Fanon, grand humaniste, avait foi en l’homme.
Peut-être l’homme n’a-t-il pas eu assez foi en lui-même…
http://juliette.abandokwe.over-blog.com/article-des-mecanismes-d-inferiorisation-et-d-alienation-du-noir-80059361.html