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« Ils avaient pour roi l’ange de l’abîme, appelé en hébreu Abaddon, et en grec Apollyon (c’est à dire l’exterminateur) ». (Apocalypse, chap IX,11) « Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres…Nous avons connu nos terres spoliées au nom de textes prétendument légaux, qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort, nous avons connu que la loi n’était jamais la même, selon qu’il s’agissait d’un blanc ou d’un noir…Qui oubliera, enfin, les fusillades où périrent tant de nos frères, ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient pas se soumettre à un régime d’injustice ? »
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la communauté internationale, l’ONU, les USA, l’affaiblissement de l’Europe, sont autant d’éléments qui vont contribuer à précipiter le processus de décolonisation. Fin des années 1950, dans l’empire britannique la transition s’instaure pacifiquement en Afrique (Ghana 1957, Nigéria 1960…) tandis qu’en France la loi-cadre Defferre de 1956 prépare l’émancipation progressive des territoires de l’Union française. En 1957, l’Abako (Association des Bakongos), premier parti politique créé au Congo, remporta les élections municipales de Léopoldville. Alors que la Belgique et le roi Baudoin, le bien nommé « Bwana Kitoko » (« le beau jeune homme »), depuis son séjour de 1955 dans l’Etat du Congo, envisageait une décolonisation sur trente ans, la Belgique se voit obligée en urgence de décoloniser suite aux violentes émeutes des 4 et 5 janvier 1959 à Léopoldville. Le spectre d’un conflit armé qui ensanglante l’Algérie depuis 1954 conduit le gouvernement Eyskens à prendre les devants et à précipiter le processus. Très vite l’ancienne puissance coloniale accorde l’indépendance politique dans l’idée de garder la main-mise économique. Au travers des différentes étapes (table ronde de Bruxelles, élections, formation du gouvernement) les Belges cherchent moins à assurer la viabilité du jeune Etat qu’à préserver leurs intérêts et à installer des dirigeants qui leur soient favorables. il s’agit donc d’installer des dirigeants féaux à l’instar de ce qui s’est passé lors des indépendances des anciennes colonies françaises (Tchad, Gabon, Cameroun, Togo, Centrafrique..). Pourtant, en 5 ans Lumumba était devenu le leader d’un irrésitible mouvement d’indépendance. Contre toute attente, le panafricain et patriote Lumumba gagnait les élections libres avec son mouvement le MNC (Mouvement National Congolais). Le parlement congolais vota démocratiquement et Patrice Emery Lumumba fut élu Premier ministre (chef du gouvernement) tandis que le président (sans pouvoir dans un régime parlementaire) en était son rival Joseph Kasa Vubu. La Belgique laisse à contre-coeur les clés du royaume à Patrice Lumumba. Le 20 février 1960, durant une réunion qui cloture des travaux d’une table ronde tenue à Bruxelles entre représentants belges et congolais il est décidé que l’indépendance du Congo serait fixée au 30 juin 1960. Le 30 juin 1960 jour de l’indépendance du Congo, le Palais de la Nation à Léopoldville (l’actuelle Kinshasa) reçoit les membres de la famille royale belge dont le roi Baudoin 1er, des représentants du gouvernements belge, des administrateurs coloniaux, le parlement congolais, la presse internationale pour célébrer cette nouvelle ère pour le Congo. L’évènement est radiodiffusé dans tout le pays et couvert par la presse internationale. La foule s’amasse devant le Palais de la Nation pour assister à un évènement historique. Le protocole voulait que le roi Baudoin puis le président Kasa Vubu fassent un discours pour l’indépendance du Congo mais le premier ministre Lumumba élu par le parlement ne l’entendit pas de cette oreille. Le discours du roi des Belges, Baudoin 1er, fut un discours de légitimation de la colonisation, une véritable apologie de l’oeuvre du roi Léopold II.
Il sonnait aux oreilles des nationalistes congolais comme une insulte à la mémoire des millions de morts générés par la politique monstrueuse du roi Lépold II grand oncle du roi Baudoin. « Pour caractériser le colonialisme léopoldien, les sources les plus diverses utilisaient les notions et les concepts les plus évocateurs pour l’époque, curse (« malédiction »), slave state (« Etat esclavagiste »), rubber slavery (« esclavage du caoutchouc »), crime, pillage…Aujourd’hui on n’hésite plus à parler de génocide et d’holocauste » (Elikia M’Bokolo, p.434. Le livre noir du colonialisme. XVIè-XXIè siècle : de l’extermination à la repentance). On peut d’ailleurs pour évaluer l’ampleur de la monstruosité coloniale au Congo sous Léopold II consulter de nombreuses références* . Un documentaire britannique intitulé « Le Roi blanc, le caoutchouc rouge, la mort noire » réalisé par Mark Dummett et produit par la BBC a suscité les foudres de la maison royale et du ministre des affaires étrangères Louis Michel lors de sa diffusion sur la RTBF le 8 avril 2004. Le passage incriminé était un commentaire faisant le parallèle entre la colonisation de Léopold II et le génocide hitlérien. Même si bon nombre de ces enquêtes sont postérieures à 1960, ni la Belgique, ni les congolais ne pouvaient ignorer le cataclysme pour le Congo que fut le règne de Léopold II. Les travaux de l’avocat afro-américain George Washington Williams, du missionnaire afro-américain William Shepperd, du journaliste britannique Edmund Dene Morel, du consul britannique Roger Casement, du premier mouvement des droits de l’homme (Anti-Slavery International) furent à l’origine d’une commission d’enquête belge instituée par décret le 23 juillet 1904 et dont les témoignages ne furent pas publiés. Cette commission fut relayée par une de nombreux articles dans la presse et par une abondante littérature dont les fleurons les plus célèbres sont « Au coeur des ténèbres » de Joseph Conrad (1905) et « The crime of the Congo » (1909) de Sir Arthur Conan Doyle. Le discours de Baudoin Ier en faisant l’apologie de son grand oncle et de l’oeuvre coloniale apparaît pour les colonisés comme un discours de légitimation des nombreuses humiliations et discrimination qui ont jalonné la colonisaton : arrestations arbitraires, exécutions sommaires, répressions sanglantes, spoliations et expropriations… En juin 1960, aucun noir ne dépassait le grade de sergent-chef dans la Force Publique (force coloniale belge), et le dérisoire statut « d’évolué », censé couronner les efforts d’assimilation des indigènes, concerne à peine un millier de Congolais sur treize millions. « Le discours de Baudoin, teinté de paternalisme dresse non seulement une image élogieuse de la colonisation mais dresse un avenir néocolonial tout aussi prometteur« . (Ludo de Witte, l’Assassinat de Lumumba, Ed. Karthala, p. 31)
Au discours pro-colonial du roi Baudoin répondra le discours officiel insignifiant du président du parlement, Joseph Kasa Vubu qui remercie le roi et en appelle à dieu.
« …Dans une attitude de profonde humilité j’ai demandé à dieu qu’il protège notre peuple et qu’il éclaire tous ses dirigeants… ». Discours du président Kasa Vubu,le 30.06.1960 à Léopoldville
Puis il y eut l’allocution non annoncée du Premier Ministre Patrice Emery Lumumba à la grande surprise du gouvernement belge et de la maison royale. Son discours, pour les Congolais, fut libérateur de tant d’humiliations, de brimades et de crimes contre l’humanité subis et jamais dénoncés publiquement. Il fut interrompu à huit reprises par les applaudissements de la foule et son discours fut courronné par une véritable ovation tandis que le roi Baudoin devint livide selon nombre d’observateurs. Lumumba intervint immédiatement après l’allocution du président congolais. C’est Joseph Kasongo, le président de la chambre des représentants qui donna la parole au Premier ministre à la grande stupéfaction du gouvernement Eyskens et du roi. Aucun des spectateurs de cette journée n’avait eu le projet de texte de Lumumba ni la presse, ni les Belges, ni les Congolais. Jean Van Lierde, ami belge de Lumumba, raconte comment il a vu Lumumba corriger son texte durant l’allocution du roi Baudoin et du président Kasa Vubu. C’est le contenu du discours qui va sceller le sort de Lumumba et montrer au monde entier de quelles valeurs, de quelle idéologie politique il était trempé. Pour la première fois, un « nègre » devenu le plus haut responsable du gouvernement congolais, révèle au monde entier le sort que les colonisés ont subi sous le joug colonial au Congo. Comble du déshonneur, il ne s’adresse ni au roi, ni au gouvernement belge mais aux Conglais reléguant les anciens colons au rôle de spectateur :
« Congolais et congolaises, combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux ».
De plus il explique que l’indépendance du Congo n’est pas un cadeau de la Belgique mais qu’elle a été proclamée en accord avec la Belgique suite à la lutte politique pour l’indépendance :
« nul congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans la quelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang« .
Lumumba dénonce alors ouvertement le système colonial que Baudoin a glorifié comme le chef-d’oeuvre de son grand-oncle et le condamne comme « l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force » (Ludo de Witte, ibid, p. 33).
Pour beaucoup d’observateurs, ce discours du « nègre » Lumumba s’adressant à présent d’égal à égal aux anciens « maîtres » coloniaux avait signé son arrêt de mort et cela d’autant plus que Lumumba allait joindre le geste à la parole en tentant de casser la colonne vertébrale coloniale par la proclamation de l’africanisation de l’armée congolaise. Deux cent jours plus tard, Lumumba était assassiné au Katanga après maintes tortures.
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