Bruce Clarke reste un homme profondément militant.

Impliqué très jeune dans la lutte contre l’apartheid, le plasticien sud-africain Bruce Clarke expose une cinquantaine de ses œuvres à Paris. Qui a dit que peindre n’était pas un acte politique ?

C’est sans doute au Mexique que la destinée du Sud-Africain Bruce Clarke s’est nouée. L’artiste, qui expose aujourd’hui ses vastes toiles à la galerie Musée des arts derniers (« Who’s Afraid? » jusqu’au 15 novembre 2011), à Paris, n’était alors qu’un jeune diplômé de l’école des beaux-arts de Leeds (Royaume-Uni). Il avait abandonné la peinture et cherchait sa voie, influencé par le très conceptuel mouvement « Art and Language », pour lequel la philosophie, l’histoire et la politique jouent un rôle primordial. « Dans cette école très politisée, j’ai appris à ne pas aimer la peinture », se souvient-il dans son atelier de Saint-Ouen, où les tableaux, enveloppés de papier bulle, attendent sagement d’être exposés. « Avant, j’aimais beaucoup la peinture, mais je ne savais qu’en faire. Je voulais influer sur le cours de la réalité », ajoute-t-il dans un français parfait.

Après ses études, l’artiste, en quête de lui-même, entreprend un voyage au Mexique. Il y restera quatre ans. Sur place, il faut bien vivre. « Je donnais des cours d’anglais… et je peignais de petits paysages pour les touristes, c’est-à-dire exactement ce que je déteste ! » raconte-t-il en riant. C’est dans ce contexte d’interrogations et d’indécision créatrices qu’il découvre la tradition mexicaine des peintures murales. Notamment les fresques monumentales de Diego Rivera (1886-1957). « Le travail de Rivera était esthétiquement très développé, mais assez naïf sur le plan politique, à mon avis, analyse Clarke, en particulier dans cette recherche d’une continuité entre la tradition préhispanique en Amérique du Sud et la révolution russe. » Le lent travail de maturation s’accomplit : en quittant le Mexique, Clarke recommence à peindre sans abandonner sa réflexion sur le rôle social de l’art ni son implication politique.

Militer

S’il prend ses distances dès que l’on emploie le terme « engagement », galvaudé selon lui, Bruce Clarke reste un homme profondément militant. Comment pourrait-il en être autrement ? Il est né à Londres en 1959, ses parents sont deux exilés politiques sud-africains qui ont quitté leur pays en 1958, « à l’heure où c’était encore facile de partir », et, pendant son enfance, il a vécu entouré de compatriotes ayant fui le régime raciste. « On parlait tout le temps de politique à la maison, dit-il. Mes parents recevaient beaucoup d’opposants à ­l’apar­­t­heid. Je n’ai presque pas connu d’Anglais ! » Installé dans la petite ville de Rugby (Warwickshire), le jeune Clarke s’imprègne d’histoire contemporaine et commence à militer. S’il s’intéresse à la création, comme bon nombre d’enfants, il n’est « pas particulièrement passionné par le dessin ». Sans surprise, il fait sien le combat de ses parents. « À l’époque, je connaissais l’Afrique du Sud de manière abstraite. Je ne voulais pas y aller en touriste, et l’occasion ne s’est présentée qu’en 1990, quand les mouvements antiapartheid ont enfin pu s’exprimer. » Proche du cabinet fantôme de l’ANC, il est convaincu que la culture peut – et doit – jouer un rôle majeur dans la future Afrique du Sud.

Depuis la fin des années 1990, il crée à Kigali un mémorial du génocide.

À la fin des années 1980, Bruce Clarke s’installe en France (« Paris paraissait le plus à même de m’accueillir ») et s’engage auprès de la Rencontre nationale contre l’apartheid. Sa vie est « exaltante », mais précaire. Il peint de nouveau, cherche du sens dans cet acte et vit de petits boulots. C’est au milieu des années 1990 que son style pictural « arrive à maturité ». « Si j’avais continué à peindre de beaux paysages mexicains, cela aurait été des images compromettantes confinant les gens dans l’illusion du bien-être », déclare le plasticien, qui ne redoute rien tant que les dérives décoratives.

Universel

Son travail, figuratif sans l’être trop, composé de collages à base de photos et de papiers déchirés, jonglant avec le blanc, le noir et les nuances de brun, suggère plus qu’il ne dévoile. Ici et là, des mots échappés d’un journal, d’une affiche, d’un magazine, des phrases à demi effacées par la couleur qui stimulent l’imagination et incitent les gens « à s’intéresser à quelque chose qui va les laisser frustrés ». La « peau de la rue » s’invite sur la toile, et Bruce Clarke rend palpable la présence de plusieurs couches superposées d’histoires. « Le sens est très fragile, confie-t-il. On peut arracher un bout de papier et cela va modifier l’interprétation. »

La forme des profils, les couleurs employées font penser à l’Afrique – mais peut-être cela est-il dû à notre propre regard, formaté, ethnocentrique. « J’ai fait une exposition à San Francisco, aux États-Unis, et personne n’a remarqué que c’était africain », soutient le plasticien, sans pour autant renier un engagement où l’Afrique occupe une place centrale. Il le souligne : « Je ne ferais pas cette peinture si je n’étais pas engagé comme je le suis. » Olivier Sultan, le galeriste qui le représente depuis une dizaine d’années, assure « avoir croisé peu d’artistes qui combinent comme lui l’engagement et l’esthétique. Chez Clarke, le message ne prend pas le pas sur la forme, les deux se mêlent de façon harmonieuse ». Ami et complice, Sultan ajoute : « Ces derniers temps, il s’est un peu détaché des thèmes de société pour laisser libre cours à l’interprétation du spectateur. Son travail est plus universel, plus ouvert. Il y a plus de tension entre les espaces blancs, les mots, les silhouettes. »

Vendues entre 3 000 et 10 000 euros, les œuvres de Bruce Clarke sont collectionnées notamment par les fondations Zinsou (Bénin) et Blachère (France). Cela ne l’empêche pas de s’impliquer sur le terrain, notamment au Rwanda. Depuis la fin des années 1990, il crée dans la banlieue de Kigali un mémorial du génocide baptisé « Le jardin de la mémoire ». Sur un terrain de 1 km2, les proches des victimes peuvent venir déposer une pierre en mémoire de ceux qu’ils ont perdus. Une œuvre collective dont il n’est que le metteur en scène, par pudeur et respect des douleurs individuelles. Il espère qu’elle sera terminée en 2014, vingt ans après le génocide.

Posté par rwandanews