Par JEAN-CHRISTOPHE KLOTZ Réalisateur

Dans son dernier ouvrage, le Monde selon K., Pierre Péan me cite à plusieurs reprises. Je tiens à préciser ici qu’il le fait de manière totalement erronée. S’il ne s’agissait pas de faits aussi graves (le génocide des Tutsis du Rwanda de 1994), je me serais abstenu de le relever publiquement.

Je ne sais pas par quel tour de passe-passe Péan affirme avoir eu accès à mon soi-disant «carnet de notes» qui aurait été «publié au moment de la diffusion de [mon] documentaire» (1). Or ce carnet de notes – qui ne comporte que quelques pages griffonnées à la hâte – n’est pas sorti de mon bureau, et n’a jamais été rendu public. Mieux encore, les passages qu’il m’attribue sont en réalité tirés de deux articles d’un confrère, le journaliste Jean-Paul Mari, consultables sur Internet (2).

On serait en droit d’attendre un peu plus de sérieux de la part d’un journaliste qui se présente comme un modèle de rigueur et qui écrit à son propre propos «je n’ai pas de thèse générale à défendre. Le seul talent que je me reconnaisse consiste à chercher et parfois à trouver des documents et/ou des témoignages susceptibles d’infléchir, voire d’infirmer des vérités officielles (3)».

Contrairement à ce qu’il affirme, Péan défend bien une thèse générale, celle du «double génocide» rwandais, que l’on croyait pourtant morte et enterrée depuis la Mission d’information parlementaire de 1998 (4) qui avait invalidé la plupart des arguments des tenants de cette vision de l’histoire. C’est dans la défense passionnelle et obstinée de cette thèse que je vois la seule explication possible des erreurs, des approximations et des affirmations sans preuves que je lis dans son ouvrage.

En s’attaquant de front à Bernard Kouchner, Pierre Péan a sans doute cherché à bloquer le processus de normalisation en cours entre Paris et Kigali. Car qui dit normalisation, dit réexamen du passé, avec acceptation des fautes et des sanctions qui en découlent. A l’inverse, qui dit double génocide – comme s’il pouvait y avoir une symétrie dans l’horreur – dit finalement pas de génocide, et donc pas de responsabilités ni de poursuites, qu’elles soient à chercher côté rwandais ou côté français.

Cette vision erronée refait surface depuis 1994. Durant tout le génocide des Tutsis du Rwanda (5), la France officielle continuait à parler de massacres interethniques, renvoyant dos à dos les parties en présence, invoquant une sorte de fatalité, une sauvagerie à chercher du côté d’un soi-disant atavisme africain. Il suffit de voir le vocabulaire et les tournures de phrases employées par Péan pour voir que rien ne fera bouger les tenants de cette version : «les massacres succèdent aux massacres» (6) écrit Péan, en 2009, à propos de la situation à Kigali au mois de mai 1994, cherchant à effacer d’une phrase quinze ans de rapports officiels, de travaux historiques et d’enquêtes journalistiques.

Or il se trouve que j’étais à Kigali durant le génocide, n’en déplaise à Péan qui rappelle – à juste titre cette fois – que ce n’est pas une raison suffisante pour connaître la vérité. Mais «y être» permet tout de même d’approcher une forme de vérité, celle du témoignage.

En revanche, est-ce bien sérieux de la part de Péan d’écrire deux livres sur un pays qu’on ne connaît qu’à travers des documents et des témoignages, sans jamais y avoir mis les pieds ?

Lorsque Péan affirme que le FPR (7) contrôlait le village de Kibagabaga dès le 9 avril 1994 puisqu’ils contrôlaient selon lui une large partie de la zone de Remera, il n’a pas en tête la topographie du terrain, fait de collines enchevêtrées. Il raisonne en termes de distances «à vol d’oiseau», or à 200 mètres près, le FPR pouvait fort bien renoncer à prendre une position si elle ne présentait pas d’intérêt stratégique immédiat ou si tout simplement il n’en avait pas la capacité.

Le choix par Péan de ce village n’est pas anodin. C’est là que j’ai filmé les traces de massacres commis durant le mois d’avril et début mai 1994, et qui fait l’objet d’une séquence essentielle de mon documentaire Kigali, des images contre un massacre. Pierre Péan consacre deux gros chapitres de son livre à essayer de prouver que ces massacres auraient en réalité été commis par le FPR. Quelle meilleure illustration aurait-il alors pour illustrer sa thèse du «double génocide» ?

Je me trouve maintenant dans la désagréable situation – comment imaginer ce que peuvent ressentir les rescapés rwandais eux-mêmes ! – de devoir prouver que Péan a tort, et que je n’ai pas été manipulé par le FPR lorsque j’ai tourné ces images. Les arguments exposés par Péan ne m’ont absolument pas convaincu. Outre l’hypothèse ridicule que le FPR nous aurait encouragés à filmer un de «ses» massacres alors que partout étaient visibles les exactions commises par les Forces gouvernementales et les milices extrémistes hutues, on peut aisément démonter son argumentation, surtout à propos de la date de la prise de Kibagabaga par le FPR. Pierre Péan parle du 9 avril. Les juridictions gacaca (8) confirment de leur côté la version que nous avons entendue sur place au mois de mai 1994. Le FPR est arrivé le 28 avril à Kibagabaga, et n’a contrôlé le site que le 6 mai. Les relevés des gacaca attestent également de condamnations pour actes de génocide commis par d’anciens extrémistes hutus au village de Kibagabaga durant toute la période du génocide sur place.

A la lecture de ces lignes, le lecteur peut se poser une question : ce petit jeu d’arguments et de contre arguments qui a commencé dès le début du génocide nous permet-il réellement de progresser dans la compréhension de ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 ?

A mon sens, Péan est prisonnier de ses réseaux d’information. Ses sources appartiennent au réseau ou plutôt à un ensemble de réseaux qui regroupent les militaires français de l’Association France-Turquoise (9), les membres et les partisans des autorités rwandaises en place au moment du génocide, et des opposants au régime actuel de Paul Kagame. Certains recoupements parmi ses sources sont trop troublants pour ne pas être relevés. Pierre Péan cite notamment des personnalités comme Faustin Ntilikina, auteur d’un livre préfacé par Bernard Lugan, universitaire d’extrême droite dont les travaux sont contestés par la communauté scientifique, et très présent sur le site de l’Association France-Turquoise. Le livre en question est édité par la maison d’édition les Sources du Nil, qui propose aussi sur son site un ouvrage de Ferdinand Nahimana, condamné à perpétuité par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour avoir été l’un des promoteurs de la tristement célèbre Radio-télévision libre des Mille Collines (RTLM).

De la même manière que le gouvernement français de l’époque était informé par ses propres réseaux, Péan est informé par les siens. Ils se recoupent souvent. L’ex-ministre de la Défense François Léotard (en place au moment de l’opération Turquoise) m’avait expliqué comment intervient ce biais quasi mécanique. N’ayant pratiquement plus personne à Kigali en 1994 pour faire remonter l’information, Paris ne dispose alors que des renseignements fournis par le gouvernement intérimaire rwandais (celui qui était en train de commettre le génocide) et les officiers des FAR (10) via certains officiers français dont la proximité et la camaraderie sont aujourd’hui un secret de polichinelle. François Léotard me confiait que la réaction des autorités françaises aux témoignages des quelques journalistes et humanitaires sur place (la Croix-Rouge et Médecins sans frontières principalement) était d’abord et avant tout une réaction de défiance, puisque ces sources n’étaient pas des sources «amies», «habilitées».

Or sur place, je peux témoigner de ce que j’ai vu. Lorsque nous étions en zone FPR, nous n’avons vu aucun barrage de miliciens armés de machettes (ils étaient tenus par des soldats en armes disciplinés) nous n’avons vu personne caché dans l’épaisseur des toits, nous n’avons trouvé aucun prêtre ou une quelconque autorité risquant sa vie pour protéger des réfugiés terrés dans leurs abris de fortune.

Je ne peux absolument pas affirmer qu’il n’y a pas eu de tueries dans les zones FPR, je peux juste décrire ce que j’y ai vu. A bord des véhicules de l’ONU, nous passions sans encombre les barrages tenus par le FPR, et c’était une véritable roulette russe pour franchir ceux tenus par les milices extrémistes hutues. Tout le monde garde en tête les images de ces barricades devant lesquels gisaient les corps de leurs victimes, Tutsis et Hutus de l’opposition. Lors de mon premier voyage à Kigali, à partir du 9 mai 1994, les rues de la ville avaient été «nettoyées», près de 60 000 cadavres avaient été ramassés par les prisonniers mobilisés pour la circonstance. La Croix-Rouge avait même fourni l’essence aux camions nécessaires à l’opération.

En revanche, c’est bien côté gouvernemental que j’ai filmé les gens terrés dans les toits, les femmes et les gamins cloîtrés dans des paroisses et des orphelinats surpeuplés, et ces quelques personnes qui n’ont pas hésité à risquer leur vie pour tenter de les protéger.

Ça, personne ne me l’a raconté, je l’ai vu moi-même, et personne ne pourra dire que ce n’est pas vrai.

Bien évidemment, dès que j’enquête sur ce que je n’ai pas vu, je suis moi aussi orienté vers les réseaux que je connais. Mais moralement, politiquement et philosophiquement, il n’est pour autant pas acceptable de laisser se propager des versions aussi divergentes sur des faits aussi graves. La seule issue possible pour faire cesser ce dialogue de sourds est de constituer un groupe d’études composé de personnalités indépendantes et acceptées par la France et le Rwanda pour tenter de se mettre d’accord sur un «plus petit dénominateur commun historique». C’est bien triste à dire, mais c’est un début.

Ce n’est pas parce que cela se passe en Afrique qu’on peut écrire et dire n’importe quoi. Le devoir de vérité et son urgence sont les mêmes là qu’ailleurs.

(1) Kigali, des images contre un massacre, diffusé sur Arte le 13 novembre 2006, Le film sera rediffusé sur Arte les 14, 18 et 23 avril prochains. (2) http://www.grands-reporters.com/Rwanda-voyage-au-bout-de-l-horreur.html et www.grands-reporters.com/fractures-interieures.html (3) Le Monde selon K., page 15. (4) Assemblée nationale, mission présidée par Paul Quilès. Rapport d’information 1 271 du 15 décembre 1998. (5) «et des Hutus modérés» devrait-on rajouter, bien que le terme «Hutu modéré» résulte aussi d’un choix politique et non simplement d’une identité comme peut l’être l’origine ethnique. (6) Le Monde selon K., page 140. (7) Front patriotique rwandais, mouvement politico-militaire fondé par des exilés tutsis qui a conduit au pouvoir l’actuel président rwandais Paul Kagame. (8) Les tribunaux villageois du Rwanda réactivés à partir de 2001 pour juger les simples exécutants du génocide. (9) L’Association France-Turquoise a pour but de «défendre et de promouvoir, par tous les moyens appropriés, la mémoire et l’honneur de l’armée française et des militaires français ayant servi au Rwanda». (10) Forces armées rwandaises, l’armée du régime alors en place.

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