L’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop revient sur les circonstances de l’attentat qui serait, selon certains, à l’origine du génocide qui a secoué le Rwanda en 1994 et fait plus de huit cent mille morts exterminés à la machette en 100 jours. Le 10 janvier 2012, il y eut, côté français, un nouveau développement juridique de très grande importance. Après une longue enquête, les juges français anti-terroristes Nathalie Poux et Marc Trévidic ont attribué la responsabilité de l’attentat qui a couté la vie au Président rwandais Juvénal Habyarimana à son propos camp. Boubacar Boris Diop en tire toutes les conclusions. Les masques tombent. Le troublant juge Brugière, les journalistes Pierre Pean et Stephen Smith, les universitaires André Guichaoua, Claudine Vidal, Filip Reyntjens (et bien d’autres voix) perdent toute ou partie de leur crédibilité. Et ce n’est que justice.
Mercredi 6 avril 1994. La nuit tombe sur Kigali. Au-dessus de la piste de l’aéroport Grégoire Kayibanda, un petit avion débute ses manœuvres d’approche. C’est le Falcon 50 de Juvénal Habyarimana, cadeau personnel de François Mitterrand, qui a également mis à sa disposition un équipage français composé des pilotes Jacky Héraud et Jean-Pierre Minaberry et du mécanicien navigant Jean-Michel Perrine. Le président rwandais revient de Dar es Salam. Il y a participé à un sommet régional lors duquel ses homologues l’ont pressé de mettre en œuvre les accords de paix conclus avec le Front patriotique rwandais (FPR) huit mois plus tôt. Cela fait longtemps qu’il tergiverse, en effet, car il a bien conscience de la farouche hostilité des ultras de son camp à tout partage du pouvoir avec ceux qu’ils appellent haineusement les Inyenzi, les cafards, à savoir les Tutsi du mouvement politico-militaire de Paul Kagamé.

Persuadé en outre de ne pouvoir contrôler la nouvelle Assemblée nationale de transition de 70 membres, il craint de devoir répondre devant elle des nombreux assassinats politiques ciblés et massacres de masse commis pendant son règne, sous ses ordres ou avec son aval, en particulier depuis le déclenchement de la guerre le 1er octobre 1990. Habyarimana, à la tête de son pays depuis le Coup d’Etat de juillet 1973, sait donc au moment où son appareil s’apprête à atterrir au Rwanda quels gros risques il a pris en Tanzanie et quel climat pourri l’attend chez lui. Il est toutefois loin de se douter qu’il lui reste quelques minutes à vivre. Un premier tir de missile rate l’avion, immédiatement suivi par un second, qui le transforme en une immense boule de feu. Ses flammes, qui engloutissent le président du Rwanda, son homologue du Burundi Cyprien Ntaryamira et tous les autres passagers, ne s’éteindront pas avant le 4 juillet, jour de la prise de Kigali par les forces du général Kagamé. C’est le signal de ce qu’on va bientôt appeler les Cent-Jours du Rwanda. Le macabre calcul est vite fait : du 6 avril au 4 juillet 1994, entre chaque aube et chaque crépuscule, dix mille innocents ont été décapités, jetés dans le Nyabarongo, offerts en pâture à des chiens devenus soudain aussi féroces et assoiffés de sang que leurs maîtres, mitraillés, dépecés, violés, brûlés vifs, enterrés vivants ou précipités dans des fosses septiques, le tout au milieu des ricanements de mères de famille, de pères de famille et de gamins hilares. Même si, comme on dit, comparaison n’est pas raison – dans ce domaine en particulier – on ne peut s’empêcher de noter que le coût humain du génocide des Tutsi équivaut à onze mois d’attaques ininterrompues contre le World Trade Center de New York, c’est-à-dire à un attentat par jour entre octobre 2000 et septembre 2001… A en juger par les réactions bien différentes suscitées dans le monde par le génocide des Tutsi et les 3000 morts du « Nine eleven » américain, la vie humaine n’a pas du tout la même valeur selon qu’on est d’un pays pauvre ou puissant. Il n’est pas étonnant, dès lors, que l’ONU, plutôt que de renforcer sa présence militaire au début des tueries, ait au contraire choisi ce moment précis, le pire assurément, pour retirer du Rwanda les neuf dixièmes de ses 2500 Casques Bleus. Elle a ainsi facilité la mise en œuvre d’une « Solution finale » planifiée dans les moindres détails par des politiciens à l’intelligence limitée et aux méthodes brutales. Ces gens ont été assez sots pour dire à leurs administrés : « Allez par les rues, allez par les collines, entrez dans les maisons et découpez à la machette tous ceux que vous jugerez différents de vous ! »

Voilà pourquoi les historiens qui se sont intéressés au drame rwandais sans a priori idéologique n’ont jamais pu leur trouver la moindre excuse. Mais cette courageuse lucidité n’est pas la chose du monde la mieux partagée, loin s’en faut. Le fait est que nombre de journalistes, écrivains ou hommes politiques, surtout français, n’écoutent que leur négrophobie, diffuse ou militante, quand ils en viennent à parler du Rwanda. Le plus curieux, c’est que les vues de ces spécialistes d’occasion sur le génocide des Tutsi sont souvent d’autant plus tranchées qu’ils ignorent presque tout du sujet. Je me souviens par exemple d’un accrochage en 2007 dans un café de Guadalajara avec un romancier français du nom de Patrick Deville, très choqué, indigné même, de m’entendre contester la thèse de l’assassinat de Juvénal Habyarimana par l’actuel régime de Kigali. Au fil des échanges, je me suis aperçu sans réelle surprise que le bonhomme ne savait rien du Rwanda, qu’au fond ce pays où il n’avait jamais mis les pieds ne l’intéressait en aucune façon mais qu’il n’y avait pas dans son esprit l’ombre d’un doute quant à la culpabilité de Kagamé. Et pourquoi donc ? On est désolé de le dire : parce que l’accusateur est un juge français, blanc, et l’accusé un chef d’Etat africain, noir. Ce racisme primaire est très clairement au cœur de la négation du génocide des Tutsi par certains Occidentaux. Quid des Africains eux-mêmes. alors ? Il en sera question plus loin. En vérité, racisme et négationnisme marchent depuis toujours d’un même pas. Ainsi ne peut-on nier l’existence des chambres à gaz qu’à partir de fortes convictions antisémites. Dans le cas du Rwanda aussi, on a affaire à un déni spontané d’humanité mais qui reste presque toujours honteux de lui-même et niché dans les recoins les plus obscurs de l’âme humaine. Ils sont légion, les intellectuels occidentaux qui tiennent à ce que leur Afrique, une Afrique fantasmée, reste une terre de paradoxes et d’énigmes, à la fois glauque et gorgée de lumière, exaltée et somnolente, partagée entre une joie de vivre débridée et les plus sombres passions. Dans cet espace ouvert à des émotions si diverses et variées, chacun fait son marché et l’on se lasse vite de dénombrer les inepties doctement distillées, entre soupirs entendus et sourires en coin, par les uns et les autres.

Stephen Smith fait de l’Afrique « le paradis naturel de la cruauté » ; l’impayable Pierre Péan, se réfugiant derrière tel auteur colonial, voit dans les Tutsi une race gangrénée par « la culture du mensonge » et si contagieuse qu’à son contact les Hutu ont fini par devenir des « menteurs par imprégnation » (sic !). Plutôt que d’être mis au ban de leur corporation après des propos aussi scandaleux, les deux journalistes ont au contraire gardé intact leur statut d’experts du génocide des Tutsi du Rwanda. Le rapport commandité par Trévidic – qui crédibilise fortement la thèse selon laquelle le Hutu Power a liquidé Habyarimana afin de rendre possible le génocide – a visiblement mis KO debout Smith, Péan et leurs semblables mais cela ne doit pas faire oublier toutes les souffrances qu’ils ont infligées aux rescapés pendant si longtemps. « Le négationnisme à la française » – l’expression est de Mehdi Bâ – existe aussi en version «light», comme chez le discret et insidieux Jean Hatzfeld. L’auteur de Dans le nu de la vie décrit, impassible, d’effroyables atrocités puis réalise soudain qu’il lui faut tout de même dire, avant de boucler sa trilogie, un mot des causes d’une telle orgie de haine. Et voilà Hatzfeld qui glisse au milieu de La stratégie des antilopes un chapitre intitulé « Visions noires de l’Afrique », chapitre truffé des mêmes préjugés sur le continent, qu’il n’a même pas le courage de prendre à son compte.
Il est également beaucoup question ces jours-ci dans les medias de Claudine Vidal et d’André Guichaoua, qui font rire sous cape leurs collègues malgré l’extrême gravité du sujet. Il est désormais établi que ces deux universitaires ont fait bénéficier le juge Jean-Louis Bruguière de leurs « lumières » et le second, Guichaoua, s’est fendu d’un gros ouvrage (Rwanda, de la guerre au génocide) au ton ostensiblement neutre mais qui a surtout été écrit pour faire porter au FPR la responsabilité de l’attentat du 6 avril 1994. Malheureusement pour lui, c’est la partie la plus faible d’un livre où il se contente de répéter les extravagances de Ruzibiza, d’ailleurs revenu entre temps sur ses déclarations à Bruguière. On découvre enfin que le magistrat français, décidément bien encadré, a eu tout au long de son enquête ce qu’on pourrait appeler un troisième « conseiller scientifique » secret, l’historien belge Filip Reyntjens. Le rôle de ce dernier a été mis en exergue en termes très virulents par Me Bernard Maingain, un des avocats de l’Etat rwandais, qui n’a pas hésité à s’écrier lors d’une conférence de presse : « Comment le juge Bruguière et son équipe ont-ils négligé de vérifier le passé et les intérêts de M. Filip Reyntjens au Rwanda ? Comment pouvaient-ils ignorer que M. Filip Reyntjens a participé à l’élaboration de la Constitution qui a avalisé le système d’apartheid au Rwanda durant la période du régime Habyarimana ? » Il y a plus grave, car Me Maingain va jusqu’à tenir Reyntjens pour indirectement responsable de l’élimination physique par Habyarimana d’hommes politiques rwandais de bonne volonté engagés dans de discrètes négociations en Belgique pour ramener la paix dans leur pays.
Il est à peine besoin de mentionner ici tel avocat du Minnesota ou les « travaux » du Camerounais Onana et du Canadien Robin Philpot.

Chacun de ces auteurs a apporté, d’une façon ou d’une autre, sa petite pierre à l’édifice négationniste. Cependant celui-ci aurait eu bien du mal à tenir debout sans le juge Bruguière. Lui, mérite que l’on s’arrête sur son profil et sur ses agissements. S’il est vrai que personne n’a jamais cru en son infaillibilité, il passait au moins pour un professionnel intègre. Eh bien, ce juge cloué au banc d’infamie par des révélations de plus en plus accablantes, nous apparaît désormais sous les traits d’un individu falot, indigne et aux ambitions incroyablement dérisoires au regard des enjeux politiques et moraux de son enquête. Refusant de se rendre au Rwanda ou de faire expertiser les débris du Falcon 50, Bruguière a systématiquement instruit à charge dans cette affaire. Il s’est notamment attaché les services d’un interprète-traducteur rwandais fourni par le tristement célèbre ex-capitaine de gendarmerie Paul Barril, un autre de ses « coachs» occultes. Barril, expert en coups tordus en tous genres, est signalé à Kigali deux jours avant l’attentat du 6 avril ; on le voit ensuite rôder autour de l’épave de l’avion en plein génocide et exhiber fin juin dans Le Monde et sur France 2, comme en un tour de magie, une fausse boîte noire. Quel genre d’interprète un individu aussi douteux, par ailleurs officiellement au service de la veuve Habyarimana, pouvait-il bien proposer à Bruguière ? Eh bien, celui qu’il lui fourgue, un certain Fabien Singaye, est un ex-informateur d’Habyarimana mais aussi l’ami et l’associé en affaires de Jean-Luc, fils du défunt dictateur et partie civile à la procédure ; Singaye, diplomate expulsé de Suisse dès 1994 à cause de ses liens avec le régime génocidaire, est en outre le gendre de Félicien Kabuga, surnommé à juste titre « le financier du génocide » et réfugié au Kenya depuis la débâcle. On imagine très bien de quelle manière Singaye a traduit pour Bruguière, qui ne comprend pas le kinyarwanda, les dépositions de son compère Abdul Ruzibiza.

De toute façon, ces témoins de Bruguière, contradictoires et fantaisistes, se sont presque tous rétractés. J’ai mentionné dans un de mes livres (L’Afrique au-delà du miroir) le récit fait par Libération d’une audition de Ruzibiza. Bruguière menace de le faire expulser s’il ne dit pas ce que, lui, veut à tout prix entendre. Il est aussi question dans le même article d’un droit d’asile en Norvège que lui avaient arrangé les services spéciaux français, également organisateurs de son exfiltration de Kampala. De là à penser qu’ils lui ont dicté chaque phrase de son témoignage…

En résumé, la partialité de Jean-Louis Bruguière ne fait pas l’ombre d’un doute. Il reste à connaître ses motivations. La lecture des câbles de WikiLeaks permet de s’en faire au moins une petite idée. On y découvre, entre autres informations intéressantes, le récit de ses entretiens avec des diplomates de l’ambassade américaine à Paris. Il leur dit notamment qu’il a conduit toute son enquête sur le Rwanda en concertation avec l’Élysée – du temps de Chirac – et ajoute qu’il est bien déterminé à châtier Paul Kagamé, un peu trop pro-américain à son goût. Le juge, qui est un patriote, ne supporte pas que l’on accuse la France d’avoir été si résolument du côté des génocidaires. Décidément en veine de confidences ce jour-là, avenue Gabriel, dans le huitième arrondissement, il avoue être tenté par un siège au Palais-Bourbon et précise que, tout bien considéré, son rêve ultime est de devenir ministre français de la Justice. Tout cela est incroyable mais on peut le trouver écrit noir sur blanc, de source on ne peut plus fiable…
La lecture de ces rapports ultra confidentiels de diplomates a du reste le mérite de nous rafraîchir la mémoire. Ainsi se souvient-on brusquement des promesses ministérielles de Chirac au juge mais aussi des ambitions politiques clairement affichées de ce dernier. Bruguière ne s’est-il pas en effet présenté aux législatives de juin 2007 sur la liste UMP, dans le Lot-et-Garonne ? Sans succès, bien entendu. Drôle de bonhomme que ce Bruguière. Méprisé par tous, il n’a réussi à devenir ni député ni ministre et encore moins à faire de Paul Kagamé un paria. Que peut bien penser un tel homme de lui-même au soir de sa vie ? Mais il est fort probable que Bruguière, habitué des dossiers sensibles, n’a cure de ces petites blessures d’amour-propre. Il a eu en charge l’affaire des moines de Tibérine et celle de l’attentat de Karachi qui a coûté la vie à 11 Français en 2002. Il semble s’y être illustré de manière peu flatteuse puisque, à en croire le quotidien Libération du 16 juin 2010 il avait été « accusé par les familles des victimes, représentées par Me Olivier Morice, de faux témoignage et d’entrave à l’exercice de la justice. » Bruguière aurait purement et simplement fait disparaître le rapport d’autopsie tendant à infirmer la thèse officielle de l’Etat français. Il risquait 5 ans de prison pour le premier chef d’accusation et 3 ans pour le second mais selon certaines sources la plainte vient d’être classée sans suite en raison de son immunité juridictionnelle.

Voilà donc le personnage qui a bafoué, avec une approbation quasi universelle, l’honneur d’un pays et réussi à peser si lourdement sur la lecture du dernier génocide du vingtième siècle. Cependant Bruguière a surtout insulté la mémoire des suppliciés du Rwanda en accréditant l’idée que, responsables de leur propre destruction, ils ne sont pas réellement dignes de compassion. Après deux décennies de mensonges, le travail du deuil peut enfin débuter en toute sérénité pour les survivants. Ce n’est pas trop tôt mais ce n’est pas rien non plus.

Quand on en vient au fameux Plus jamais ça, le devoir de vigilance doit s’étendre, au-delà du crime lui-même, à tous les éléments constitutifs du cycle génocidaire. Il est donc essentiel de savoir comment une aussi grossière manipulation a pu prospérer pendant presque vingt ans.
Tout reposait jusqu’ici sur la thèse de la colère spontanée des masses hutu après la mort de leur leader mais la situation a radicalement changé. Plus personne n’osera utiliser un tel argument après la publication du rapport d’expertise remis à Trevidic. Il a plongé dans un grand désarroi certains analystes de pacotille qui en sont réduits aujourd’hui à suggérer, comme Christophe Boisbouvier de RFI, qu’un commando du FPR a pu, après tout, s’infiltrer au camp Kanombe, y guetter pendant des heures le Falcon 50 puis faire le job et disparaître, ni vu connu, dans la nature ! Personne ne s’est naturellement donné la peine de réfuter des propos d’une si affligeante puérilité.

L’explication du génocide par un simple attentat est de toute façon un aveu en bonne et due forme, qui se passe de commentaire. Il est vrai que le crime a été si spectaculaire qu’il eût été vain de chercher à en nier la réalité. Alors, on a fait feu de tout bois. Mais il faut être totalement à court d’arguments ou presque fou pour oser déclarer à la face du monde : « Désolé, nous avons tué un million de Tutsi parce que leur chef nous a provoqués en assassinant notre président.»
Le plus inquiétant, toutefois, c’est le fait que tant d’intellectuels africains aient cautionné ce discours, de manière ouverte ou tacite. Nous vivons une époque assez bizarre : de nos jours, il suffit au premier venu d’imputer les pires monstruosités à n’importe quel leader politique africain pour qu’aussitôt, de Dakar à Maputo, moult éditorialistes et autres « penseurs » se mettent à crier haro sur le dictateur assoiffé de sang. Pourquoi cette réticence à évaluer, au cas par cas, les données politiques disponibles avant de se faire une religion ? Une telle absence d’esprit d’examen, sur un sujet aussi grave que le génocide des Tutsi du Rwanda, a beaucoup à voir avec ce qu’on peut appeler la haine de soi. Sans la ténacité et la force de caractère de Paul Kagamé, on en serait encore à l’accuser d’être l’organisateur du génocide alors que c’est bien lui qui y a mis un terme, sans l’aide de personne et surtout pas des donneurs de leçons, dont certains étaient les complices des tueurs. La partie n’était cependant pas gagnée pour Kagamé car les fables de ses ennemis étaient validées d’avance par la mauvaise réputation des hommes politiques africains, jugés par définition cruels, insignifiants et folkloriques. Ainsi a-t-il suffi d’esquisser du chef du Front patriotique rwandais, par petites touches, le portrait du tyran africain typique pour que la cause soit entendue : on ne se bat avec des mots contre une image. La négrophobie évoquée plus haut et l’afro-pessimisme dorment pour ainsi dire dans le même lit et se confortent mutuellement. S’il est si important de prendre en compte les faits, c’est que nul ne peut être déclaré coupable ou innocent a priori. Ce sont les évènements réels, du moins ce que nous pouvons en savoir, qui doivent éclairer notre jugement.

Le Rwanda est, à cet égard, un cas d’école. Paul Kagamé avait d’autant moins de chances d’être jugé équitablement par ses frères africains que l’accusation contre lui était amplifiée par des intellectuels occidentaux dont la parole, même délirante, est toujours sacralisée. On n’aurait pourtant jamais entendu parler de Bruguière si, en Afrique même, son dossier avait été passé au peigne fin par les juges, les journalistes et les historiens. Il est d’un vide sidéral et, le sachant fort bien, le juge ne se serait pas risqué à des magouilles aussi choquantes. Il aurait sûrement compris tout seul la nécessité de se calmer.
Quels sont donc, dans cette enquête, les faits historiquement établis qui méritaient d’être pris en considération ?

Tout d’abord, les extrémistes hutu se sont si souvent trahis qu’il n’était nul besoin d’une commission d’experts pour conclure à leur responsabilité dans l’assassinat de Juvénal Habyarimana. Il faut dire aussi qu’ils ont joué de malchance dès la toute première seconde : l’avion du président rwandais s’est écrasé dans les jardins de sa propre résidence, forcément protégée par sa Garde présidentielle. Ce simple caprice du hasard rend vaines toutes les supputations sur la boîte noire du Falcon 50, que l’on fait toujours semblant de chercher dix huit ans après. A qui veut-on donc faire croire qu’il est plus facile de trouver la boîte noire du vol AF 447 Rio de Janeiro-Paris dans l’immensité de l’Océan Atlantique que de mettre la main sur celle d’un avion tombé dans un petit jardin de Kigali ? Selon toute probabilité, les planificateurs du génocide et leurs alliés ont détruit ou cachent encore cet instrument qui les aurait vite confondus. Pour mémoire, l’un des premiers arrivés sur le site du crash a été un certain commandant Grégoire de Saint-Quentin. Devenu général, il est aujourd’hui le patron des forces françaises basées à Dakar. Au Sénégal, seul le Parti de l’indépendance et du Travail (PIT) s’est ému de la présence sur notre sol d’un officier fortement soupçonné de collusion avec les génocidaires rwandais.

En situation normale, les dépositions farfelues, déjà mentionnées, des témoins de Bruguière, auraient suffi à elles seules à ruiner sa thèse. L’un d’eux a par exemple prétendu que Rose Kabuye avait hébergé trois membres du commando dans sa chambre au CND, l’ancien Parlement de Transition. Le juge Bruguière n’a même pas cru devoir vérifier si la chambre en question était assez grande pour cela, ce que les juges Trévidic et Poux feront en 2010. Un autre témoin, Ruzibiza, auteur de l’ouvrage agrémenté d’une préface de l’universitaire Claudine Vidal (CNRS/EHESS) et d’une postface de Guichaoua – on excusera du peu ! – décrit en détail le déroulement de l’attentat pour bien convaincre le juge qu’il y a directement participé. Quand quelqu’un s’accuse ainsi, spontanément, d’avoir contribué à la mort de douze personnes dont deux chefs d’Etat en exercice et trois citoyens français, la moindre des choses n’est-elle pas de lui demander au moins de rester à la disposition de la justice ? Eh bien, ce n’est pas l’avis de Bruguière qui le laisse repartir totalement libre vers la Norvège.
S’il est un génocide dont les architectes et exécutants ont agi à visage découvert, c’est bien celui des Tutsi du Rwanda en 1994. Des articles d’Hassan Ngeze dans Kangura aux sorties enflammées de la Radio-Télévision libre des Mille Collines (RTLM) les bourreaux ont toujours formulé très clairement leur projet d’anéantissement des Tutsi. Le 22 novembre 1992, soit dix sept mois avant l’attentat du 6 avril, Léon Mugesera demande à la foule, qu’il suspecte de tiédeur : «Pourquoi n’arrête-t-on pas ces parents qui ont envoyé leurs enfants et pourquoi ne les extermine-t-on pas ? Pourquoi n’arrête-t-on pas ceux qui les amènent et pourquoi ne les extermine-t-on pas tous ? Attendons-nous que ce soit réellement eux qui viennent nous exterminer ?» Et d’ajouter : «Celui à qui vous ne couperez pas le cou, c’est lui qui vous le coupera.» Mugesera, extradé la semaine dernière du Canada vers le Rwanda, a été encore plus précis à l’occasion de cette harangue en invitant ses partisans à jeter les cadavres des Tutsi dans les eaux du Nyabarongo. Cela a été fait, car personne n’a oublié les images abominables de dizaines de milliers de corps emportés par le même fleuve.

Une autre preuve du caractère planifié du génocide est la défection du fameux « Jean-Pierre », chargé d’entraîner les milices de tueurs du parti présidentiel, les Interahamwe. Se rendant compte que ce qui se prépare est totalement fou, il décide d’avertir en secret le général canadien Roméo Dallaire, commandant de la Minuar (« Mission des Nations unies pour l’Assistance au Rwanda »). En janvier 1994, il lui révèle en particulier que ses hommes ont été spécifiquement entraînés pour éliminer le moment venu 1000 Tutsi toutes les 20 minutes et indique avec exactitude les lieux où sont entreposées les armes destinées à être distribuées à la population le Jour J. Le général Dallaire envisage aussitôt de monter une opération pour démanteler les caches d’armes : il est stoppé net par ses chefs de l’ONU, dont Koffi Annan, qui lui donnent au contraire l’ordre, carrément surréaliste, de partager ses informations avec le Président rwandais.
On sait également que les massacres ont démarré, selon un agenda précis, par l’élimination de milliers de politiciens hutu modérés. Entre 1990 et 1994, ceux-ci avaient d’ailleurs déjà payé un lourd tribut à la volonté des durs du régime Habyarimana, le Hutu Power, de se débarrasser des Tutsi et de leurs supposés complices hutu, les Ibiyitso.

Le génocide n’a assurément pas éclaté d’une minute à l’autre et son image emblématique que voici parle d’elle-même : un paysan qui tient sa machette de la main droite, le transistor collé à son oreille gauche. Il écoute attentivement les instructions de ceux qui coordonnent les tueries, la musique raciste de Simon Bikindi que l’on passe en boucle lui donne du cœur à l’ouvrage, il entend les animateurs de la RTLM lui indiquer les endroits où il y a la plus forte concentration de Tutsi à éliminer mais aussi les zones où il doit se hâter d’aller se « mettre au travail » parce que beaucoup de victimes potentielles sont en train de chercher à y traverser la frontière, vers le Burundi ou la Tanzanie par exemple.

Et, last but not least, ceci qui me semble absolument fondamental : le génocide des Tutsi du Rwanda n’a pas commencé quelques heures après l’attentat du 6 avril 1994 mais trente cinq ans plus tôt, très exactement le 1er novembre 1959. Ce massacre initial est appelé la « Toussaint rwandaise », en parallèle avec la « Toussaint algérienne », le FLN ayant déclenché sa lutte armée le 1er novembre 1954. Il faut bien savoir qu’au Rwanda, à partir de cette date fatidique, les Tutsi n’ont jamais eu droit au moindre répit. Systématiquement marginalisés en raison de leur prétendue appartenance ethnique, ils ont été tués par milliers ou par dizaines de milliers au moindre prétexte. C’est à ce point que dès 1964, Bertrand Russell, mathématicien et philosophe, prix Nobel de littérature en 1950, initiateur des « Tribunaux contre la guerre du Vietnam » et immense autorité morale en son temps, tire la sonnette d’alarme et qualifie sans ambiguïté les évènements survenus au Rwanda comme « les massacres les plus horribles et systématiques d’êtres humains auxquels on ait assisté depuis l’extermination des Juifs par les Nazis. » De même, malgré la participation avérée de tant de religieux dans le génocide de 1994, on ne doit pas oublier que dans les mêmes années soixante, Radio Vatican utilise le même vocable – génocide – pour caractériser les tueries anti Tutsi du Rwanda. Les pogroms dans le Bugesera et chez les Bagogwe, entre 1990 et 1994, étaient très visiblement les signes annonciateurs de la détermination des extrémistes hutu à aller jusqu’au bout de leur logique d’extermination d’une partie de leurs compatriotes.

Il est encore une fois incompréhensible, au vu de tout ce qui précède, que le Rwanda ait dû faire face dans une si grande solitude à la puissante machine négationniste.
Le manque de solidarité des autres pays africains était déjà patent lorsque, à l’occasion de son sommet de juin 1994 à Tunis, en plein génocide, l’Organisation de l’Unité africaine n’a même pas cru devoir inscrire la question à son ordre du jour. Et aujourd‘hui le constat ne peut que remplir d’amertume : c’est un juge français, Jean-Louis Bruguière, qui a injustement sali la réputation du régime de Kigali et ce sont deux autres juges français, Marc Trévidic et Nathalie Poux, plus honnêtes et plus rigoureux, qui ont remis les choses en ordre.

En a-t-on tiré les conséquences sur le continent ? Rien n’est moins sûr. A Dakar, une « Union des Ressortissants rwandais au Sénégal » (URRS) distille, sous prétexte d’œuvrer à la réconciliation, le poison de la négation et de la division lors de ses conférences de presse régulièrement abritées par la Rencontre africaine pour la Défense des Droits de l’Homme (RADDHO). Il n’est pas facile d’expliquer pareille complaisance. On pourrait arguer que les locaux de cette structure sont ouverts à tous les sans-voix. Ce serait une excuse trop facile, car les propos que l’on y a entendus il y a quelques jours ont une tonalité plutôt militante. Accueillant le 25 janvier 2012 la énième conférence de presse de l’URRS, la RADHO a en effet repris à son compte, de manière encore plus radicale et caricaturale que ses hôtes, la réécriture de l’histoire politique récente du Rwanda. On a notamment entendu son représentant encenser l’enquête Bruguière et affirmer péremptoirement que le rapport d’experts remis aux juges Trévidic et Poux avait certainement été rédigé à l’Élysée, au nom du rapprochement diplomatique franco-rwandais. Quant à l’opposante Victoire Ingabire, en cours de jugement au Rwanda pour négationnisme, divisionnisme et soutien aux Forces démocratiques de Libération du Rwanda (FDLR) – une rébellion armée sans foi ni loi, héritière des sinistres Interahamwe – le même orateur l’a présentée avec candeur comme une courageuse opposante détenue « arbitrairement », autrement dit sans motif.
Tout cela laisse rêveur…
La RADDHO sait bien que Victoire Ingabire n’est que la figure politique destinée à donner un vernis de respectabilité aux FDLR, dont le Secrétaire exécutif Callixte Mbarushimana, bien que relâché par la Cour pénale internationale, reste accusé de génocide en France où il est sous contrôle judiciaire.
On aurait préféré entendre la RADDHO s’exprimer sur l’affaire Léon Mugesera qui est encore au cœur de l’actualité ou sur le fait qu’un nombre croissant de génocidaires fuient désormais l’Amérique et l’Europe, par crainte d’être extradés vers le Rwanda, et viennent chercher refuge dans les pays africains, de préférence francophones. Ils s’y sentent plus en sécurité que partout ailleurs sur terre et ce n’est certainement pas un hasard. C’est là un tournant majeur qui rend impératif un débat public, serein et rationnel, sur l’attitude de la RADDHO. Les sujets à discuter sont très sérieux et leurs enjeux sont de taille. C’est bien ici, au Sénégal, qu’a été arrêté le 27 novembre 2001 Aloys Simba, alias « le boucher de Murambi ». Il est devenu un des personnages de mon roman parce que j’ai souvent retrouvé son nom au cours de mes recherches sur le fameux massacre de l’Ecole technique de Murambi ayant causé en quelques jours la mort d’au moins 45.000 Tutsi. Eh bien, je ne me doutais pas que Simba était paisiblement installé à Thiès où il bénéficiait par ailleurs de la protection d’une association de défense des droits de l’homme, autre que la RADDHO il est vrai. Sans la requête expresse de Carla del Ponte, ancienne Procureure de la Cour Pénale Internationale, il y coulerait encore de beaux jours… Cela ne devrait-il pas nous donner à réfléchir ?
Au-delà de ses atrocités et de son ampleur, le génocide des Tutsi du Rwanda a été pour l’Afrique l’événement politique le plus significatif du vingtième siècle, une véritable « fracture historique », et il est tout simplement inconcevable qu’on la traite avec une si insoutenable légèreté. C’est encore moins acceptable à l’heure où le négationnisme est littéralement aux abois. S’il est vrai, comme viennent de le rappeler l’historienne Hélène Dumas et le politologue Etienne Smith, que les juges n’écrivent pas l’histoire, les nouveaux développements juridiques changent du tout au tout la lecture des Cent-Jours du Rwanda. Il est du devoir de tous d’en tenir compte pour ôter aux bourreaux, si habiles à se déguiser en victimes, toute tentation de reprendre du service ou à d’autres politiciens, ailleurs sur le continent, de s’inspirer de leur funeste exemple.
Boubacar Boris Diop
(Texte publié à Dakar, Thiesvision.com, samedi 28 janvier 2012 et repris avec l’aimable autorisation de l’auteur)

.L’auteur Abdourahman Waberi

http://blog.slateafrique.com/cahier-nomade/2012/02/03/genocide-des-tutsi-du-rwandaun-juge-francais-contre-un-autre-et-les-africains-dans-tout-ca/

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