Julien Descalles, Damien Dubuc et Sébastien Gobert Plus d’options de partage Le 18 février, la pop star Gaitana triomphe aux « primaires » ukrainiennes de l’Eurovision. Star en son pays, la jeune chanteuse est élue, davantage par le jury d’experts que par les SMS des téléspectateurs, pour représenter Kiev au grand show continental ce samedi soir, en Azerbaïdjan. Un choix loin de lui attirer des louanges, mais plutôt une attaque d’une violence inouïe. Pas contre sa musique, mais sur ses origines. Pour Yuri Syrotiuk, porte-parole du parti d’extrême droite Svoboda (Liberté, en ukrainien, et oui), Gaita-Lurdes Essami a le malheur d’être née de l’union d’un père congolais et une mère ukrainienne. Inacceptable pour le parti ultranationaliste, affilié à l’extrême droite européenne : « L’Ukraine sera représentée par une personne qui n’est pas de notre race […] Elle n’est pas une représentante organique de notre culture. Les téléspectateurs vont finir par croire que notre pays se trouve sur un autre continent, quelque part en Afrique. » Gaitana veut être la « Rihanna de l’Est » Gaitana, chanteuse sélectionnée pour représenter Ukraine à l’Eurovision Trois mois plus tard, à l’aube du rendez-vous de Bakou, Gaitana, elle, ne s’est pas départie de son sourire. Fidèle à son image de « Rihanna de l’Est » travaillée jusqu’au bout des ongles, qu’elle a d’ailleurs teints en rose bonbon. Ses cheveux lisses sont sagement retenus par un bandeau. Dégustant sa salade, elle reçoit en son repaire branché de Kiev, le bien-nommé Déjà-vu. Harley Davidson sur la béquille à l’entrée, clips vieillots des Stones et de Pink Floyd diffusés en boucle et faux disques d’or à tous les murs, l’endroit est la version locale du Planet Hollywood mâtiné de Hard Rock Café. Un lieu pour rappeler que Gaitana est chanteuse. Et rien que chanteuse : « Jamais de ma vie je n’avais fait l’expérience de la xénophobie. Bien sûr quelques fois des gens me surnomment “chocolat”. Mais je prends ce genre de mots comme un compliment. » Une pop star abasourdie mas pas combattive D’un angélisme confondant. Figure de proue à l’automne de la campagne « Carton rouge au… racisme », cette trentenaire refuse obstinément de devenir la porte-parole de la lutte contre la xénophobie. « Abasourdie par l’attaque » de Svoboda, elle semble même en être restée bouche bée. Une réaction laconique, pas d’action en justice : la pop star s’est montrée plus soucieuse de finaliser sa chorégraphie pour Bakou que de contre-attaquer. Sa seule réponse ? Interpréter, coûte que coûte, « Be my guest », sa chanson fétiche : « Pour montrer au monde entier que l’Ukraine est ouverte, que chacun peut y venir et y rester sans aucune crainte, quelle que soit sa race, quelle que soit sa langue. » En gage de bonne citoyenneté ukrainienne, Gaitana préfère étaler son CV. Née en Ukraine, la pionnière du r’n’b au bord du Dniepr, qui a passé ses cinq premières années au Congo avant de se fixer pour de bon à Kiev, avec sa maman, porte en étendard son passé de pongiste internationale : « J’ai représenté l’Ukraine dans plusieurs compétitions de tennis de table. Personne ne m’a jamais dit que je ne devais pas être là. Les gens se sont toujours réjouis de mes victoires. Et je dédie toutes mes réussites, musicale ou sportive, à ma patrie bien-aimée, l’Ukraine ! » Diplômée en économie, la jeune femme sait cultiver son image. Et n’entend pas l’écorner par une quelconque polémique. Album de musique pour les orphelins, campagne de pub contre le racisme, « ambassadrice de bonne volonté » dans la prévention du sida… Aucune bonne cause ne semble lui échapper. En face, Svoboda multiplie les provocations Face à cette petite fille modèle, Svoboda s’est montré fidèle à sa réputation et à sa méthode : ruer dans les brancards, faire le buzz, laisser libre-cours au franc-parler populiste. Ainsi l’an dernier, Iryna Farion, député de l’« oblast » (région) de Lviv, s’était fait remarquer en faisant la leçon à des enfants, en pleine classe, dont le tort était de porter un nom aux consonances russes et non ukrainiennes ! Une méthode qui a fait ses preuves : trois oblasts conquis aux dernières élections régionales, et une entrée probable au Parlement lors des législatives de l’automne. Pas question donc pour le parti d’excuser les outrances de Syrotyuk, son porte-parole. Au contraire, depuis son QG de Lviv, dans l’Ouest ukrainophone, le chef du parti, Oleh Tyahnybok n’en démord pas : « J’aurai préféré que la représentante de l’Ukraine à l’Eurovision offre un spectacle plus en phase avec la culture ukrainienne, ce qui n’est pas le style de Gaitana. » Les autres pas pressés de défendre Gaitana Dans le monde politique, les réactions ont été timides. Le Parti des régions, celui du Président Ianoukovitch, s’est fendu d’un communiqué, et seule a vraiment été entendue la critique du champion du monde de boxe Vitali Klitschko, nouvellement entré en politique : « Je suis sûr que Gaitana est plus ukrainienne que tous ceux qui portent des “vyshyvankas” [chemises brodées traditionnelles, ndlr]. » « J’ai honte que cet homme [Syrotyuk] soit un citoyen de mon pays », a renchéri Olena Bondarenko, députée du Parti des régions. De quoi déclencher l’ire de Walid Arfouch – le frère d’Omar, candidat de la téléréalité « Je suis une célébrité, sortez-moi de là ! » – vice-président de Pershiy, la première chaîne nationale, organisatrice de la sélection nationale à l’Eurovision : « Le vrai scandale est qu’il n’y en a pas vraiment eu après les déclarations de Svoboda. Une partie de l’Ukraine est raciste par ignorance ou peur de l’autre. Tant que Gaitana chante dans son coin, tout le monde s’en fiche. Mais, si elle doit représenter le pays, ça ne passe plus. » Débarqué du Liban en 1989 dans les bagages de son frère venu poursuivre ses études, Walid Arfouch a lui aussi été frappé d’ostracisme. Notamment en 2009, quand cet ex-conseiller pour les médias étrangers de Ianoukovitch a été promu à la télé d’Etat. Installé confortablement au vingtième étage de la tour, après avoir proposé du café et du cognac, il raconte son arrivée : « J’ai été accueilli par une cinquantaine de personnes qui portaient des pancartes “les singes sur les arbres” ou “montre-nous ton passeport”. » Un racisme ordinaire, bête et méchant, qu’il raconte sans jamais se départir de son large sourire : « Ici, les stéréotypes ont la peau dure. Pour un Ukrainien, un Coréen travaille forcément dans l’agriculture et un Azéri ne peut qu’être vendeur dans un bazar. A Yalta, au sud du pays, les touristes peuvent même encore se faire prendre en photo avec des Noirs qui déambulent sur la promenade, torses nus et vêtus d’un pagne de bananes. » Une xénophobie héritière de l’anticommunisme La sortie xénophobe de Svoboda ne l’a donc pas étonné. Fondé en 1995, le parti se veut le protecteur de la culture ukrainienne, contre toutes les ingérences et les menaces venues de l’extérieur. A commencer par celle de Moscou. Arfouch encore : « En URSS, il était courant de faire venir des étudiants des pays émergents ou du Tiers-Monde. Pour les locaux, ça a souvent été le premier contact avec les étrangers, qui étaient considérés comme des objets de propagande. Il y avait donc peu d’échanges entre eux. » Du pain béni donc pour un parti ultra-patriotique, cherchant à rejeter tout héritage soviétique – il mène notamment campagne pour la destruction de toutes les statues de l’époque. Quitte à lier xénophobie et anticommunisme. Autre atout dans la manche de Svoboda : une législation et une justice par trop conciliante avec les discours de haine. « La discrimination ou l’incitation à la haine raciale n’est pas une circonstance aggravante ici, contrairement à la France », explique Walid Arfouch, fondateur en 2006 du SOS racisme local. « La loi a pourtant été ébauchée, mais jamais votée. » Un constat relayé de manière implacable par un rapport du Conseil de l’Europe en février. Parmi les recommandations, celle faite « aux autorités de s’abstenir de recourir à un discours raciste et xénophobe ». Auteur d’une pétition soutenant Gaitana et œuvrant à lancer une action en justice contre les débordements de Svoboda, la Strada s’inquiète elle-aussi d’un laissez-faire grandissant. Directrice du département juridique de l’association habituellement dévolue à la lutte contre l’exploitation des femmes et des enfants, Mariana Yevsyukova interpelle les pouvoirs publics : « Au moins, dans cette affaire, le gouvernement s’est fendu d’une réaction. Mais qu’en est-il au quotidien, quand un anonyme se fait insulter ou tabasser ? Rien. De toute manière, défendre les droits de l’homme n’est clairement pas la priorité de ce gouvernement. » Pro-Ianoukovitch, Walid Arfouch tente bien de tempérer la critique, tout en jetant le discrédit sur l’ex-Premier ministre Iulia Timoshenko : « Entre 2006 et 2008, au plus fort de la Révolution orange, le sentiment nationaliste a grandi. Et les crimes racistes ont explosé : j’en ai recensé jusqu’à 25 par an. Des chasses à l’homme étaient organisées en plein Kiev. Mais depuis, une section spéciale de la police s’occupe de ces crimes et la baisse est significative. » A l’entendre, il n’y aurait eu qu’un meurtre à caractère racial en 2010. Pourtant, il ne peut s’empêcher une dernière confidence : « Je déconseille toujours fortement à mes amis de couleur de sortir dans le centre de Kiev un soir de match de football. »

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Posté par rwandaises.com