Dix-sept ans après le génocide rwandais, l’armée française se trouve à nouveau sur la sellette avec des accusations de viols. Des officiers réagissent.

Des soldats français de l’Opération Turquoise à l’aéroport de Bukavu. Août 1994 © REUTERS/Jean-Paul Pelissier

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Mise à jour du 1er juin: Un document de l’ONU révélé par le quotidien français Libération démontre la présence de missiles français Mistral dans l’arsenal militaire Rwandais au moment de l’attentat contre le président Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994. Cette révélation vient renforcer la thèse selon laquelle il aurait été assassiné par son entourage, et non par les rebelles Tutsis du Front patriotique rwandais.

Il n’y a pas qu’au Sofitel de New York que les suspicions de viols de femmes noires par des hommes blancs suscitent la stupeur, et bien des interrogations. Trois femmes rwandaises ont fait le voyage de leur pays jusqu’à Paris à la fin juin. Pour la première fois, elles devaient être entendues par un juge d’instruction du Tribunal des Armées, du 28 au 30 juin. Au dernier moment, l’audition a été brusquement annulée. Mais les trois femmes ont pu rencontrer des journalistes qui ont jugé ces plaintes «particulièrement explicites».

Toutes les trois accusent des militaires français de les avoir violées (pour d’eux d’entre elles) ou agressée et battue (pour la troisième). Elles affirment pouvoir reconnaître leurs agresseurs grâce à des signes distinctifs ou des prénoms. C’était d’ailleurs l’objet de l’audition, brusquement annulée.

Ces trois femmes appartiennent à la minorité Tutsi, principale cible du génocide déclenché le 7 avril 1994 au Rwanda, et qui reste le plus fulgurant massacre de l’histoire avec 800.000 morts en seulement cent jours. Elles se trouvaient dans des camps de réfugiés, placés à partir de juin 1994 sous la protection de l’Opération Turquoise dirigée par la France.

Les accusations sont d’autant plus graves que ces trois femmes font état de «viols systématiques». Dans le dossier, leurs témoignages seraient corroborés par ceux de témoins masculins appartenant aux deux ethnies rwandaises Hutu et Tutsi. Lesquels accusent aussi les militaires français d’avoir collaboré avec les miliciens Hutu, toujours présents dans la région. Après de nombreux retards juridiques, une instruction est ouverte en avril 2010 au Tribunal aux Armées de Paris. Pas simplement pour viol, mais pour «crimes contre l’humanité».

«Les agresseurs pouvaient-ils ignorer que ces femmes venaient d’échapper à un génocide et qu’elles se trouvaient dans ces camps, pour être protégées des extrémistes Hutu encore en activité», s’interroge Maître Laure Heinich-Luijer, l’avocate des plaignantes.

La question sera certainement à nouveau posée dès qu’un juge sera apte à entendre ces femmes qui sont reparties au Rwanda.

La très controversée Turquoise

Dans l’immédiat, ces accusations jettent une fois de plus l’opprobre sur l’Opération Turquoise initiée par la France sous mandat de l’ONU à partir de juin 1994. Dès le lancement de cette opération humanitaire, les critiques n’ont pas manqué: la France pouvait-elle être neutre? Elle a mis trop de temps à se démarquer des extrémistes Hutu. Elle avait militairement soutenu un régime à la dérive, elle a formé l’armée rwandaise qui en 1994 massacre les Tutsi. C’est d’ailleurs sous les applaudissements des tueurs en pleine déroute, que les soldats français débarquent à l’ouest du Rwanda en juin 1994. Mais les officiers envoyés à l’époque sur le terrain refusent avec véhémence toute complicité avec les génocidaires. «Nous n’avons  pas à rougir de ce que nous avons fait au Rwanda. Après, on peut discuter des choix de la politique française», estime le colonel Jacques Hogard.

En 1994, c’est cet officier qui commandait la zone Sud (zone humanitaire «sûre» créée dans le sud-ouest du Rwanda visant à protéger les populations menacées), où se trouvait le camp de réfugiés de Nyarushishi. Deux des plaignantes affirment y avoir été violées par des militaires français. L’une d’elle à deux reprises, dans des situations décrites comme des mises en scène terriblement humiliantes.

«J’ai du mal à croire à ces allégations. Mais si deux ou trois salopards se sont laissés aller à commettre de tels actes, alors il faut les juger et les condamner», affirme sans détour le colonel Hogard, qui s’étonne cependant: «Rien ne reste secret dans l’armée. J’aurais dû fatalement en entendre parler

Mais il rejette catégoriquement l’idée de «viols systématiques»: «Là je m’inscris en faux! C’est impossible», s’insurge t-il.

«Les opérations militaires font l’objet d’enquêtes systématiques. Je suis très étonné que rien ne soit remonté. Mais si c’est vrai, alors que la justice les condamne», renchérit le général Jean-Claude Lafourcade qui commandait l’Opération Turquoise en 1994.

Ni le colonel Hogard, ni le général Lafourcade ne s’étaient trouvés au Rwanda avant juin 1994. Mais les forces armées françaises avaient été très présentes dans ce pays, dans les années qui ont précédé le génocide. Leur rôle aux côtés d’un régime déjà engagé dans une dérive extrémiste a été plusieurs fois dénoncé. Et déjà à cette époque, au moins une affaire de viol a été signalée.

Elle a été mentionnée par Pierre Péan, qui se présente pourtant comme un grand défenseur de «l’honneur de l’armée française». Il signale dans son livre Noires fureurs, blancs menteurs, «une grosse bavure»: un viol, plutôt sauvage, qui aurait été commis par des militaires français. C’était avant le génocide, quand l’armée française soutenait le régime hutu de Juvénal Habyarimana.

À la sortie d’une boîte de nuit, une jeune femme croise un camion de l’armée française:

«Deux [militaires français] l’ont violée puis lui ont « travaillé » le sexe à la baïonnette sans que les autres militaires interviennent. Puis l’ont laissée, nue, sur le bord de la route. La jeune fille a été emmenée à l’hôpital de Kigali.»

Pourtant, les militaires concernés, renvoyés en France, n’auraient fait l’objet d’aucune poursuite pénale. Même s’ils n’ont rien à voir avec cette affaire, nombreux sont les militaires français qui avaient déjà servi au Rwanda et qui se retrouvent au sein de l’Opération Turquoise. Certains d’entre eux ne cachent pas leur haine des rebelles tutsi du Front patriotique rwandais (FPR).

Or l’Opération Turquoise est déclenchée au moment même où le FPR est en passe de gagner la guerre face aux auteurs du génocide. Ce qui a nourri les soupçons d’un double jeu de la France dans cette mission humanitaire.

Polémiques et confusions tous azimuts

«Peut-être que certains soldats qui avaient combattu auparavant aux côtés de l’armée rwandaise ont été au départ étonnés», admet le colonel Hogard qui affirme cependant avoir tout de suite clarifié les règles du jeu:

«En juin 1994,  nous avons dit à nos alliés d’hier: ne comptez pas sur nous pour défendre un génocide! Si vous ne l’acceptez pas, nous remplirons quand-même notre mission.»

Mais certains évoquent un discours plus confus. En 2005, la journaliste de France Culture, Laure de Vulpian interviewe le sous-officier Thierry Prungnaud. Déjà présent au Rwanda dès 1992, il revient dans ce pays avec l’opération Turquoise:

«La mission, au départ, c’était d’intervenir sur des massacres soi-disant de Hutu qui seraient massacrés par des Tutsi», déclare t-il à l’antenne.

Or c’est le contraire qui est en train de se produire: les alliés Hutu d’hier sont devenus les tueurs. Et ce sont bien les Tutsi qu’on massacre.

«Dans les premiers jours, il a pu y avoir un flottement. Des soldats ont pu penser qu’on allait encore soutenir les autorités en place. Mais on leur a demandé de mettre un mouchoir sur leurs états d’âme», soutient le général Lafourcade.

Se souvient-il de sa rencontre avec le général Roméo Dallaire, le commandant canadien du petit bataillon de l’ONU resté sur place pendant les massacres? Dans ses mémoires, Dallaire raconte sa première rencontre en juin 1994 avec les officiers français de Turquoise:

«Ils refusaient d’accepter l’existence du génocide et le fait que les dirigeants extrémistes, les responsables, et certains de leurs anciens collègues fassent partie d’une même clique. Ils ne cachaient pas leur désir de combattre le FPR.»

Aujourd’hui, le général Lafourcade se défend:

«Le gouvernement en place a été reconnu par l’ONU jusqu’au 12 juillet. Si l’ONU ou notre gouvernement, nous avait demandé de les arrêter, on l’aurait fait. Mais personne ne nous l’a demandé, et ce n’était pas dans notre mandat»

«On a fait ce qu’on a pu, on a sauvé 10.000 à 15.000 Tutsi.»

Dossiers potentiellement explosifs

Malgré les dénégations de l’armée française, le soupçon persiste. Comme le montre un téléfilm (VIDEO) réalisé pour Canal Plus sur l’Opération Turquoise. Ce téléfilm est inspiré d’un livre, Complices de l’inavouable (éd.Les Arènes), réédité en 2009. Plusieurs officiers, dont le général Lafourcade et le colonel Hogard ont porté plainte contre l’auteur et son éditeur à l’occasion de cette réédition, qui mentionnait cette fois-ci leurs noms en couverture.

L’auteur du livre, le journaliste Patrick de Saint-Exupéry se trouvait au Rwanda pendant l’Opération Turquoise et avait dénoncé l’ambivalence de l’intervention militaire et du rôle de la France au Rwanda

Après avoir perdu un premier procès, les militaires français ont été déboutés en appel le 29 juin 2011. «Je suis écœuré, je n’ai plus confiance en la justice française», commente le colonel Hogard qui comme ses collègues, souhaite désormais porté l’affaire devant la Cour de cassation.

Comme beaucoup d’officiers de Turquoise, le colonel Hogard affirme souffrir de voir son nom «sali» par les accusations, récurrentes depuis 17 ans, contre l’armée française au Rwanda.

«À ma connaissance, il n’y a pas d’équivalent, jamais nous n’avons été à ce point dénigrés. Sauf peut-être en Algérie? Avec le Rwanda, on se trouve face à une seconde guerre d’Algérie», estime t-il.

«On est carrément accusé d’avoir participé au génocide», s’indigne de son côté le général Jean-Claude Lafourcade, qui rappelle qu’il y a également «six autres plaintes rwandaises en cours d’instruction et qui nous accusent d’atrocités. Depuis 2005, et la justice n’avance pas! Qu’elle se prononce!»

En attendant le verdict

En 2006, le général Lafourcade a créé une association France-Turquoise pour «défendre l’honneur de l’armée française au Rwanda». Mais les colloques organisés par cette association ont parfois semblé cautionner une lecture négationniste du génocide.

Aujourd’hui, le général Lafourcade comme le colonel Hogard se défendent de minimiser le génocide des Tutsi du Rwanda. Mais ils opposent toujours au génocide, les accusations de crimes de guerre contre le FPR. Et ne cachent pas une hostilité constante au régime de Kigali. D’autant plus ouvertement qu’ils s’estiment eux-mêmes attaqués par le rapport Mucyo. Rendue publique en 2008, cette enquête rwandaise a accusé des responsables politiques français mais aussi l’armée française d’avoir participé au génocide.

«Là je hurle d’indignation», s’exclame le colonel Hogard dont l’avocat a fini par porter plainte contre le ministre rwandais de la Justice. Une instruction a été ouverte et une première audience est prévue le 17 novembre 2011 devant la 17e chambre du Tribunal correctionnel de Paris.

Le général Lafourcade, le colonel Hogard, le général Tauzin ont tous écrit des livres pour défendre, disent-ils, leur honneur. Le Rwanda a fait sortir la Grande muette de sa réserve. Mais c’est désormais devant les tribunaux que l’Histoire pourrait s’écrire. Viols, complicité de génocide, aide aux miliciens: au final tous les sujets évoqués interpelleront peut-être moins les militaires sur le terrain que leurs responsables à Paris.

Maria Malagardis

http://www.africatime.com/rwanda/

Posté par rwandaises.com