A Kigali, un mémorial a été dressé avec les noms des victimes : femmes enceintes éventrées, meurtres à la machette, familles entières exterminées… Les trois quarts de la population tutsie, mais aussi des milliers de Hutus qui s’opposaient à ce carnage ont été assassinés. |Photo DAI KUROKAWA/EPA/MAXPPP
Le génocide rwandais devant la justice

Le TPIR : le Tribunal pénal international pour le Rwanda est créé en novembre 1994 par l’Onu. Selon Roland Amoussouga, son porte-parole, 57 jugements ont été rendus en première instance contre 76 accusés ; 9 d’entre eux ont plaidé coupable, et 10 ont été acquittés. Normalement, cette institution doit fermer ses portes dans deux ans, mais son action est minée par les scandales et les procès interminables.

Les gacaca (prononcer gatchatcha). Le Rwanda avait mis sur pied des tribunaux collaboratifs et populaires dits « gacaca ». Les procès avaient lieu en extérieur, et les juges étaient des anciens du village. Le public pouvait intervenir. Les gacaca n’ont commencé à fonctionner qu’en 2005. Plus de 130 000 suspects croupissaient alors en prison. Il aurait fallu plus de cent ans à la justice classique pour les juger tous. Selon le ministre rwandais de la Justice, ces tribunaux traditionnels ont jugé près de 2 millions de suspects dont la grande majorité a été reconnue coupable, à l’exception des planificateurs, qui relevaient de la compétence des tribunaux classiques. Les gacaca ont cessé d’exister le 18 juin 2012. Pour nombre de Rwandais, ce système a non seulement permis d’obtenir la justice, mais aussi favorisé la réconciliation.

Juin 1993 : la Belgique se dote d’une loi dite « de compétence universelle » habilitant ses tribunaux à juger des étrangers, même si les crimes se sont déroulés à l’étranger
et que les victimes elles-mêmes sont étrangères.

Avril 2001 : procès historique – le premier du genre –, où comparaissent quatre Rwandais réfugiés en Belgique et accusés d’avoir participé aux massacres : un professeur de physique, un directeur de société proche de l’ancien président Habyarimana et deux religieuses.

En 2010, sous l’impulsion du ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, et de Michèle Alliot-Marie, garde des Sceaux, est créé le « pôle génocides et crimes contre l’humanité » au sein du Tribunal de grande instance de Paris. Cette structure s’inscrit en complément de l’action de la Cour pénale internationale de La Haye.
Mais les moyens d’investigation manquent : quatre enquêteurs au lieu des dix postes demandés, sans l’analyste criminel requis. Les magistrats ne sont que deux.« Je suis persuadée que ces procès finiront par avoir lieu, dit Maria Malagardis. Cela sera un moment historique pour la justice française qui est le seul pays occidental où personne n’a jamais été jugé, alors que nous sommes le pays où les dossiers devant la justice sont le plus nombreux. »

Du 6 avril au 4 juillet 1994, environ 800 000 Rwandais furent tués, tandis que la communauté internationale fermait les yeux. Certains génocidaires – des notables – ont trouvé refuge en France, sans être inquiétés. Les autres tentent une cohabitation pacifiée. Sans moyens, en butte à l’immobilisme judiciaire, un couple a dédié sa vie à la recherche des massacreurs. Dafroza, tutsie, et Alain, ardéchois, parviennent, lentement, à monter des dossiers de mise en examen. Un travail remarquable, nécessaire.

Flore Olive – Parismatch.com
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Dafroza et Alain se définissent comme des « cueilleurs de témoignages ». « Nous ne sommes pas de vrais enquêteurs, disent-ils. C’est un engagement, une mission que nous nous sommes assignée. » Pour faire aboutir leurs investigations, ils ont créé le Collectif des parties civiles pour le Rwanda. Dans le salon de leur demeure, à Reims, tout rappelle l’Afrique des Grands Lacs : les « Imigongo », ces tableaux rwandais réalisés à partir de bouse et d’urine de vache et de cendres, les grandes sculptures de bois burundaises ; et l’alcool de banane offert avec le champagne.

DAFROZA: «TOUT CE QUI NOUS IMPORTE,C’EST UN PREMIER PROCÈS EN FRANCE»

Sur les étagères de la bibliothèque, près des œuvres complètes de Julien Green, sont alignés une foule d’ouvrages sur le Rwanda. Le petit bureau croule sous les dossiers aux pochettes multicolores. A l’intérieur, les mots de douleur et de colère de ceux dont la vie a basculé, un jour de printemps 1994, dans ce petit pays du bout du monde, baptisé « Pays des mille collines ». Ces mots des rares rescapés du plus terrible génocide de la seconde moitié du XXe siècle, Dafroza et Alain les ont exhumés pour les mettre au service d’une cause : la justice, seule capable « de donner un cercueil aux morts ». Comme dans « La conscience », le poème de Victor Hugo. Alain et Dafroza sont l’œil de cette conscience qui ne quitte jamais les tueurs présumés et les poursuit. « Tout ce qui nous importe, dit Dafroza, c’est un premier procès ici, en France. »

Ils n’ont aucune compétence particulière, juste une conviction profonde, une soif viscérale de justice. Alain enseigne le français ; Dafroza travaille dans un laboratoire de chimie spécialisé dans les questions environnementales. Il est originaire de l’Ardèche ; elle vient de Butare, la ville universitaire du sud du Rwanda. Elevé dans une famille modeste de sept enfants, Alain est un homme de foi, un terrien attaché à ses racines paysannes. En 1970, il part au Pays des mille collines en tant que jeune séminariste et professeur, à Save, près de Butare, sous la direction du père blanc Henri Blanchard. Dafroza est l’une de ses élèves, mais il ne la remarque pas. Il la retrouve cinq ans plus tard lors d’un dîner organisé par le père Blanchard, à des milliers de kilomètres de là, dans son Ardèche natale. Dafroza est alors étudiante à Bruxelles. Dans son pays, déjà, les pogroms sont réguliers.

Dafroza est tutsie. Hutus et Tutsis parlent la même langue, pratiquent la même religion et ont pour seule différence traditionnelle d’être agriculteurs pour les uns et éleveurs pour les autres. L’arrivée des colons allemands, puis belges, au début du XXe siècle, a changé les mentalités. Surpris par le roi tutsi de cette petite monarchie, très grand et clair de peau, les colons développent le mythe des origines hamites des Tutsis. Selon cette théorie raciste, les Tutsis seraient un sous-groupe caucasien. « Les fantasmes occidentaux ont eu des effets dévastateurs sur le pays », explique Maria Malagardis, journaliste et auteur de « Sur la piste des tueurs rwandais ». Les colons établissent un système discriminatoire à l’encontre des Hutus. Dès 1931, cette différence identitaire est mentionnée sur les cartes d’identité.

Mais l’arrivée de l’indépendance en 1959 change la donne : les colons retournent précipitamment leur veste quelques années avant de quitter le pays pour y garder leur influence. Les Hutus, majoritaires, accèdent au pouvoir, et les anciennes puissances coloniales les soutiennent. Attiser le ressentiment à l’encontre des Tutsis est une façon de s’attirer les sympathies du nouveau régime, dont les dirigeants ont grandi dans l’esprit de vengeance. Les premiers massacres ont lieu. La petite Dafroza connaît les cases en feu, les morts et les départs précipités au milieu de la nuit. Son père est tué en 1963. Dix ans plus tard, seule, elle quitte le Rwanda pour la Belgique, tandis que des milliers de Tutsis fuient en Ouganda voisin. Ce sont leurs enfants qui mèneront l’offensive pour reconquérir le pays dès 1990, à la tête du Front patriotique rwandais (FPR). Les Tutsis deviennent « les ennemis de l’intérieur », des « cafards ». A la veille du génocide, la France soutient le régime du président rwandais Juvénal Habyarimana. Les soldats français sillonnent les routes du pays, entraînent, assistent et conseillent l’armée rwandaise, qui passe de 5 000 à 35 000 hommes en trois ans. Alain et Dafroza, qui aimaient à passer leurs vacances d’été là-bas avec leurs trois enfants, cessent de s’y rendre. Le 6 avril 1994, l’avion qui ramenait les présidents rwandais et burundais d’une conférence en Tanzanie s’écrase à Kigali. Un gouvernement intérimaire rwandais, composé d’extrémistes, est formé. Quelques heures plus tard, le génocide commence.

LA FRANCE PROTÈGE LES GÉNOCIDAIRES

A Reims, Dafroza et Alain vivent ces tueries par procuration. Pendus au téléphone avec leur famille, leurs amis terrés dans les maisons, cachés dans des placards, dans des trous, comme des bêtes. Suzana, la mère de Dafroza, est partie se réfugier chez les Pères blancs. Le 8 avril au matin, elle est tuée par des militaires. A Reims résonne un « cri terrible », dira Alain. Dafroza s’écroule sur le sol. En trois mois, 800 000 personnes sont tuées. Jusqu’à ce que le FPR prenne le pouvoir en juillet 1994. Des milliers de Hutus fuient alors le pays. La France déploie, hors mandat de l’Onu, une zone tampon à la frontière congolaise. C’est l’« opération Turquoise ». Des centaines de responsables du génocide emprunteront ce chemin pour quitter le Rwanda et échapper à leurs responsabilités. Certains de ces hommes se sont refait, en France, une virginité. Ils y poursuivent une vie normale.

Des images de massacres et d’exode sous les yeux du monde. On n’a rien fait pour empêcher ces crimes. Jusqu’à l’« opération Turquoise », menée par la France en juin 1994. Mais l’armée est restée neutre, sans procéder à des arrestations.(photo Thierry Esch)

Ce sont ces hommes, ces présumés génocidaires, qu’Alain et Dafroza veulent confronter à leur passé. Ils deviennent cette conscience dont parlait Victor Hugo dans son poème qui faisait allusion à la culpabilité de Caïn, assassin de son frère Abel. « Un procès, c’est comme un recueillement, explique Dafroza. On nomme les victimes, on raconte leur histoire, celle de leur village. Vous n’êtes plus spectateur, vous êtes dans l’Histoire. Moi et les gens de ma génération n’avons jamais connu un procès organisé pour avoir tué un Tutsi. Le Tutsi n’était pas un humain ; c’était un cafard, pas une personne. » Les dossiers déposés devant la justice française sont souvent vides, et les juges d’instruction sans moyens pour enquêter là où d’autres pays comme la Belgique ou la Norvège ont des dizaines d’enquêteurs et une logistique. « En principe, c’est au parquet de faire l’enquête, pas aux parties civiles. Mais, si on ne l’avait pas fait, aujourd’hui aucun génocidaire ne serait poursuivi, disent-ils. Aucun politique ne nous soutient parce que les juger va être l’occasion d’un déballage du rôle de la France au Rwanda. »

Depuis 2001, Dafroza et Alain se rendent en vacances au Rwanda pour retrouver des témoins, dans les prisons, les villages, sur les collines. Il y a toujours une piste, un miraculé ou un tueur repenti qui a vu ou entendu quelque chose. Dans cette guerre où les preuves écrites n’existent pas, ne restent que les mots. Ma parole contre la tienne. Alain veut prendre conseil auprès de Serge Klarsfeld, mais le célèbre avocat pourchasseur de nazis lui assène brutalement : « Je ne crois pas aux témoignages. » Alain accuse le coup : « Nous sommes bien conscients que les témoignages ont leur part de fragilité. A fortiori recueillis dix-huit ans après… On sait que la mémoire est sélective, mais nous n’avons que cela ! » Dans ses investigations, le couple sait éviter les questions qui induiraient les réponses, il a appris à écouter les silences. Peu expansifs, les Rwandais sont connus pour leur tendance à intérioriser. « Ce qu’on ne dit pas est parfois plus important que ce qu’on dit, explique Dafroza. Les choses les plus graves sont souvent réprimées par des silences. »

UN ABBÉ EXILÉ ENFRANCE MIS EN EXAMEN…

Alain est en vacances en Ardèche lorsque est évoqué ce prêtre rwandais installé à Bourg-Saint-Andéol, une petite ville voisine de 8 000 habitants. Il s’agit du père Wenceslas Munyeshyaka, mis en examen en 1995, quelques mois après son arrivée en France, pour « crimes contre l’humanité ». Il a été reconnu par un couple à l’origine de la première plainte jugée recevable en France contre un ressortissant rwandais soupçonné de crime contre l’humanité le 1er mars 1995. La veille, l’Onu venait d’exiger de tous les Etats membres l’arrestation immédiate des suspects rwandais présents sur leur territoire. Un vœu pieu qui restera sans suite. Présumé innocent, soutenu par sa hiérarchie, l’abbé officie normalement.

Ancien vicaire de la Sainte-Famille, une église du centre de Kigali, il est accusé d’avoir laissé les miliciens massacrer les gens. En février 1996, Rose témoigne devant le juge d’instruction. Elle est réfugiée à la Sainte-Famille avec sa fille aînée de 20 ans, Hyacinthe, lorsque les miliciens font irruption dans l’église, le 17 juin 1994. Son mari et ses deux fils ont été emmenés deux mois plus tôt. Hyacinthe connaît l’abbé Wenceslas depuis son enfance. Rose raconte qu’elle l’a supplié de les aider, avant de ressortir de son bureau en larmes. Un milicien lui aurait alors demandé de venir avec lui. Hyacinthe lui répond : « Tue-moi. » Il lui tire une balle dans la tête, puis une autre dans le cou. Rose décrit comment elle a gardé deux jours durant le corps de sa fille serré contre elle. Malgré des dizaines de témoignages, l’abbé n’est pas inquiété. Il part officier à Gisors, en Normandie. Ce n’est qu’en 2008 que la France acceptera de le juger. L’instruction est toujours en cours.

DES NOTABLES PROTÉGÉS ET IMPUNIS

Aujourd’hui, il existe vingt-trois dossiers de présumés génocidaires en France. Six de ces hommes seulement ont été mis en examen. « Tous sont des “notables”, explique Maria Malagardis. Evidemment, aucun petit tueur de paysan n’a pu immigrer en France. » Prêtres, hommes politiques, intellectuels, hauts fonctionnaires ou médecins, la plupart ont été jugés par contumace au Rwanda. Parmi eux, Sosthène Munyemana. En 1994, il était l’un des six gynécologues du pays. Des témoins affirment qu’il aurait tué un bébé avant de forcer sa mère à ramasser les restes du petit corps dans un seau. Au service des urgences de Villeneuve-sur-Lot, où il travaillait, l’hôpital est solidaire de son médecin. « Sur son passé, je ne peux rien dire, confie l’une de ses collègues. Mais cela n’effacera jamais ces dix années passées ensemble. Saura-t-on un jour la vérité ? Nul ne sait quel comportement il aurait eu en temps de guerre. »

Les actes reprochés sont pourtant terribles. Au fil de son enquête, Maria Malagardis constate qu’amis, collègues et voisins sont divisés : ceux qui ne veulent pas savoir et ceux que cela questionne. « Etre accusé de “crimes contre l’humanité” pose des questions qu’on ne peut pas nier. En racontant la réinsertion en France de ces gens, j’ai vu l’ombre du génocide planer sur la société française. On ne peut pas évacuer le passé. » La veuve de l’ancien président, Agathe Habyarimana, exilée en France dès le troisième jour du génocide, est également visée par une plainte du collectif. Tout comme Paul ­Kanyamihigo, son cousin par alliance et chauffeur de l’orphelinat bâti à Kigali par l’ex-première dame. Selon une infirmière, il aurait dénoncé les employés d’origine tutsie. Sept jeunes femmes sont violées, lynchées et fusillées avant d’être jetées dans une fosse avec les porcs. Cet homme vit maintenant à Bordeaux, sous un faux nom. Il a été naturalisé français par décret.

UNE COHABITATION ÉTRANGEMENT PACIFIÉE

Sur les collines rwandaises, les rescapés vivent aujourd’hui avec les tueurs, dont beaucoup ont purgé leur peine. Le président Paul Kagame, issu du FPR, a fondé la réconciliation sur la création d’un nouveau mythe national, imposé d’une main de fer : il n’y a plus ni Hutus ni Tutsis, seulement des Rwandais. Une négation qui se fait au prix de nombreuses souffrances. Depuis 1994, l’histoire du pays n’est plus enseignée dans les écoles. « Je suis toujours étonné de voir les tueurs revenir dans la société où ils vivaient et se sentir comme des poissons dans l’eau, observe Alain. Une sorte de cohabitation s’est rétablie. J’ai vu un tueur témoigner ; il y avait là des femmes qui avaient perdu toute leur famille. Mais on se salue, on discute de tout. C’est très déconcertant. On pourrait imaginer une haine profonde, mais elle ne s’exprime pas. On ne peut pas la sonder. »

Dafroza résume : « Ce n’est pas du domaine du rationnel. Nous n’avons jamais entendu parler de victimes qui ont sauté sur leurs tueurs. Il y a eu très peu d’actes de vengeance, et beaucoup de résignation… On se dit : “Pourquoi se lever tous les matins en se révoltant ? J’ai mieux à faire, je dois avancer pour mes enfants et je n’ai pas de temps ni d’énergie à consacrer à cela…” » Bel exemple de sagesse, face à ce drame. Dafroza et Alain ont su, eux aussi, garder leur intégrité et préserver leur équilibre. Malgré les attaques souvent violentes dont ils sont l’objet. « Ils se sont donnés corps et âme à cette cause sans se faire dévorer par elle, explique Maria. Réussir à garder la tête froide tout en plongeant dans ce gouffre est quelque chose d’exceptionnel et d’unique. »

En 2004, le couple apprend que le corps de Suzana, la mère de Dafroza, aurait été retrouvé dans une fosse, près de Butare. Quelques jours plus tard, les voilà avec d’autres familles occupés à laver les os de ces corps déterrés, à les nettoyer avant de leur offrir une sépulture plus digne. « Les femmes racontaient des histoires souvent très drôles, se souvient Alain, qui est le seul homme. Et, tout en passant la brosse dans ces bouches édentées, on riait aux éclats. »

Informations : www.collectifpartiescivilesrwanda.fr

« Notre-Dame du Nil », de Scholastique Mukasonga, éd. Gallimard, prix Renaudot 2012

« Sur la piste des tueurs rwandais », de Maria Malagardis, éd. Flammarion.Point final

http://www.parismatch.com/Actu-Match/Monde/Actu/Rwanda-des-responsables-du-genocide-sont-en-France-464272/

Posté par rwandaises.com