La pluie est bien incapable d’éteindre ce feu-là. A Bujumbura, des manifestants viennent d’essuyer des tirs d’une petite unité de l’armée, à peine une dizaine d’hommes. L’un des soldats porte un fusil-mitrailleur ; les autres, des kalachnikovs. Ils viennent une nouvelle fois de repousser sous les balles les contestataires dans la rue de Musaga (sous-quartier de Kinanira 2), en tirant au-dessus des têtes.
Cela ne suffit plus. La foule grossit. Les manifestants sont à présent des centaines, et ils débordent les soldats, agrippent leurs uniformes, essayent d’arracher leurs armes. L’homme au fusil-mitrailleur n’a qu’un geste à faire et la scène se transforme en bain de sang, alors que le Burundi est plongé dans une telle tension que la moindre étincelle peut avoir des conséquences dramatiques.
Lignes rouges
Et puis, côté manifestants comme côté militaires, il y a un sursaut : personne ne veut dépasser certaines lignes rouges. Les contestataires ne lynchent pas les soldats (ils auraient pu) ; les militaires ne massacrent pas la foule (ils ont failli). Les soldats se replient vers l’école où ils ont établi leurs quartiers. Peu à peu, le calme revient. En attendant la prochaine manifestation, dans quelques heures, demain au plus tard.
A Bujumbura, la police a disparu des bastions de la contestation. L’armée est dans la rue. Ce n’est plus dans le cadre d’une tentative de coup d’Etat, comme la semaine précédente, mais pour tenter, lundi 18 mai, d’étouffer la contestation par la manière forte. Les manifestants ont été prévenus : désormais ils seront traités « comme des putschistes ». Le maire de la ville l’a déclaré, et les policiers ont fait passer le message ces derniers jours, en ponctuant leur démonstration de rafales. Cela signifie, en clair, qu’on menace de les considérer comme des « ennemis », ou des mutins du putsch de mercredi, à cette différence qu’ils n’ont pas d’armes et n’ont pas essayé de renverser le pouvoir.
Depuis le 26 avril, ils manifestent pour protester contre la volonté du président burundais, Pierre Nkurunziza, de se présenter pour un troisième mandat lors de l’élection présidentielle. On a vu les jours précédents que la contestation des quartiers populaires pouvait s’étendre à la classe moyenne. Lundi est la première journée de reprise des manifestations après la tentative de coup d’Etat avortée du général Niyombare, toujours en fuite. Cette journée, qui devait être un test pour la contestation, va être, en réalité, un révélateur pour l’armée.
D’abord, il apparaît que les soldats ne sont pas sortis pour tuer. L’intention du pouvoir était de casser les manifestations par la terreur. Mais pas de massacrer. Dès le matin, les militaires exhibaient donc, en plus de leurs armes automatiques, des lance-roquettes RPG, parfois même un fusil de sniper Dragunov. Seulement, des manifestants déterminés apprennent vite, très vite. En milieu de matinée, la parade est trouvée : aux premiers tirs, les manifestants se mettent à genoux, mains en l’air (et dépourvues d’armes), et entonnent l’hymne national. Cela faisait longtemps qu’on ne l’avait pas chanté d’aussi grand cœur au Burundi. Et cela marche. La contestation n’a pas plié.
Soldats vindicatifs
Mais inversement, voilà qui révèle aussi les divisions et les incertitudes de l’armée. Alors qu’un groupe de soldats particulièrement vindicatifs est en train de mettre en joue la foule à l’entrée de Musaga, d’autres unités arment leurs kalachnikovs et menacent d’ouvrir le feu sur leurs collègues pour protéger les manifestants. C’est, en résumé, la reproduction de la division entre des unités proches du pouvoir (en faveur de la manière forte), et ceux qui ne veulent pas être mêlés à des crimes dont il faudra répondre un jour, ou dont le cœur a penché en faveur des putschistes, le mercredi précédent, comme le bataillon parachutiste, dont le camp est tout proche.
A Musaga, comme lors de l’émeute de Kinanira 2, on évite le pire. Aucune des deux unités n’ouvre le feu sur l’autre. Le chef d’état-major adjoint arrive en toute hâte pour entamer une médiation et éviter le drame. Le pouvoir a conscience qu’à ce stade, si l’armée tire sur la foule, ses chances de pousser le processus électoral à son terme (deux scrutins, entre fin mai et fin juin) et se faire réélire à la hussarde deviendraient inexistantes. Il lui faut tenir, chercher des soutiens, durer. Mais cet équilibre des rapports de force est d’une fragilité extrême, à la merci de l’acte d’un extrémiste ou d’une erreur. Si cela se produisait, une mécanique terrible pourrait s’enclencher.
Jusqu’ici, la crise au Burundi est restée cantonnée sur un terrain politique : le parti au pouvoir, le CNDD-FDD, est divisé, mais l’aile dirigeante se durcit à vue d’œil pour sanctuariser la candidature du président, Pierre Nkurunziza. Des partis d’opposition, hutu comme tutsi, tentent de s’y opposer. Mais la peur qui règne dans Bujumbura empêche leurs responsables de s’exprimer publiquement. Même les responsables du comité anti-troisième mandat (de Pierre Nkurunziza) sont cachés ou ont fui le pays. Grande est la crainte de voir cette situation de blocage créer les conditions d’une dérive ethnique de la crise.