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Depuis le génocide perpétré contre les batutsi au Rwanda les officiels français – de droite comme de gauche – n’ont cessé de nier leur responsabilité. Comme si tout pouvait s’expliquer par les «particularismes africains».

Ah, oui… Les batutsi du Rwanda ! Ces gens qui utilisent le génocide pour justifier leur propre cruauté…” Nous sommes en 1998 et celui qui parle ainsi en faisant tinter les glaçons dans son verre de whisky est un jeune Zurichois, patron d’une ONG d’aide au développement. Cinq ans après, je n’ai toujours pas compris (ni oublié) la lueur de haine que j’ai vu briller dans le regard de Benedict. Il n’était en fait que le premier de la longue liste des négationnistes que j’ai croisés sur mon chemin ces dernières années. Je me souviens aussi d’un dîner sur le campus de Louvain-la-Neuve. Le professeur qui m’avait invité à son cours n’arrêtait pas de plaisanter sur le “vernis de christianisme” des Rwandais. Il a nettement moins apprécié le rappel de l’attitude du Vatican pendant l’Holocauste. Nous avons fini par nous envoyer des méchancetés à la figure et, furieux, il a ostensiblement rendu à une amie l’exemplaire de Murambi, le livre des ossements [voir ci-contre] qu’elle venait de lui offrir. De la même manière, un éditeur français n’a pu supporter que, dans une préface à un ouvrage de Yolande Mukagasana, j’aie associé le nom de François Mitterrand et ceux de quelques fameux génocidaires. Ces expériences n’ont absolument rien d’original. L’Africain qui s’intéresse au génocide rwandais voit constamment les autres lui tendre un miroir pour l’inviter à faire face à ses démons. A Yvonne Mutimura-Galinier, dont toute la famille vient d’être assassinée, un officiel français déclare avec mépris le 10 avril 1994 à l’Hôtel des Mille Collines : “L’hôtel va être pris, tout le monde va être tué, c’est votre barbarie, c’est votre histoire, assumez votre guerre.” La même idée est formulée en termes à peine moins rudes par François Mitterrand. “Que peut bien faire la France quand des chefs africains décident de régler leurs problèmes à la machette ?” C’est, déjà, la thèse de la mission Quilès : “Le Rwanda, responsable de sa propre histoire.” L’implicite de tous ces discours est : ils se sont encore entre-tués et, comme ils en ont l’habitude, ils veulent nous faire porter le chapeau. Le piège est si impeccable qu’il disqualifie à l’avance toute analyse des mécanismes politiques à l’origine de l’hécatombe. Ceux qui ont tiré les ficelles très loin du théâtre d’opérations et leurs complices locaux peuvent dormir tranquilles. Chercher à mettre en lumière les interventions étrangères est assimilé à un refus de prendre ses responsabilités. A partir du constat que la barbarie est africaine, on peut relativiser à loisir. Impossible de comprendre, autrement, la fameuse phrase prêtée à Mitterrand : “Dans ces pays-là, un génocide n’est pas trop important.” Ou celle moins connue de Charles Pasqua pendant un journal télévisé, en juin 1994. “Monsieur, dit-il en réponse à une question du présentateur, il ne faut pas croire que le caractère horrible de ce qui s’est passé là-bas a la même valeur pour eux et pour nous.” Dans La Nuit rwandaise [éd. Dagorno, 2001], Jean-Paul Gouteux rappelle quelques déclarations de Bruno Delaye, conseiller de François Mitterrand pendant le génocide. Interrogé plus tard par Alison des Forges, il déplore les massacres et y va de son petit éclairage sociologique que l’on peut résumer ainsi : les Africains sont comme ça. En janvier 1998, quand le journaliste Patrick de Saint-Exupéry s’étonne qu’il ait reçu des ministres du gouvernement de Kigali pendant le génocide, il lui répond brutalement : “Depuis que je suis ici, j’ai dû recevoir 400 assassins et 2 000 trafiquants de drogue. Avec l’Afrique, on ne peut pas ne pas se salir les mains.” Il est intéressant de noter que, dès qu’il s’agit du Rwanda, le négationniste ne nie jamais rien. Il a au contraire le sentiment tout à fait étrange que plus il en rajoute dans le récit des horreurs, plus il est lui-même innocent. Oui, on a tué chaque jour là-bas dix mille personnes. Et après ? Personne ne lui fera accepter que son gouvernement est pour quelque chose dans une telle histoire. Cela a eu lieu parce que c’est l’Afrique. Sur ce point précis, l’habituel consensus entre la gauche et la droite sur la politique africaine de la France est remarquable. La convergence notée à un moment donné entre Dominique de Villepin et Mitterrand n’a rien de fortuit. Le premier a déploré récemment “les terribles génocides qu’a connus le Rwanda”. Mitterrand, après le sommet franco-africain de Biarritz, lance à un journaliste : “De quel génocide, parlez-vous, monsieur ? De celui des bahutu contre les batutsi ou de celui des batutsi contre les bahutu?” Est-il seulement besoin de rappeler qu’un ancien ministre de la Coopération français se vantait – dans un ouvrage minable et d’ailleurs vite oublié – de raconter “la véritable histoire des génocides rwandais” ? Tout cela est sobrement résumé par le secrétaire général de l’ONU de l’époque. “Au Rwanda, disait-il, les bahutu tuent les batutsi et les batutsi tuent les bahutu.” Boutros Boutros-Ghali dirigera, après avoir quitté New York, l’Organisation internationale de la francophonie. Défense d’y voir une quelconque relation de cause à effet. La théorie du double génocide a bien des avantages : elle permet de faire semblant de compatir avec les victimes tout en soustrayant le cas particulier du Rwanda aux rigueurs de la morale universelle. Les manoeuvres destinées à faire porter la responsabilité de l’attentat du 6 avril 1994 à Paul Kagame procèdent exactement de la même logique. D’abord, le fait que l’accusation soit venue de Paris n’étonnera personne. Chaque fois qu’il est question du génocide des batutsi, le gouvernement français est en effet montré du doigt par le monde entier. Toutefois, le système de défense imaginé par certains stratèges n’est pas seulement curieux, il est surtout profondément raciste. Il part de la conviction que, quelles que soient les infamies attribuées aujourd’hui à des Africains, elles seront acceptées. C’est la première fois, dans l’histoire de l’humanité, qu’un groupe politique est accusé d’avoir délibérément sacrifié un million des siens pour accéder au pouvoir. Personne n’a pris cela au sérieux, et la partie s’annonce bien plus dure que prévu. Le Rwanda, ce n’était pas une affaire ordinaire et on n’arrête pas une telle mer de sang avec ses bras. Si on y a trempé d’une façon ou d’une autre, la seule attitude moralement acceptable est de demander pardon aux victimes. Pouvons-nous faire bon usage du génocide pour échapper aux images que les autres nous donnent de nous-mêmes ? Nos pas ne nous conduisent malheureusement pas dans cette voie. La réaction la plus fréquente des intellectuels, à propos du génocide et d’autres tragédies africaines, tient en quelques mots : c’est dur à avaler mais nous sommes comme ça. Et, quand on demande : “Que signifie être comme ça ? Nous sommes comment ?”, les regards se dérobent, et l’on reçoit pour toute réponse un haussement d’épaules gêné. C’est qu’on est alors à la lisière de l’impensable, entre parole et silence. Pour un continent auquel il est souvent reproché de se défausser sur les autres, l’Afrique pratique au contraire beaucoup l’autoflagellation. Dix ans après le génocide, un mélange de honte et de lassitude empêche l’Afrique de commencer à en faire le deuil. Mais, au-delà de “l’habitude du malheur” dont parle l’écrivain camerounais Mongo Beti, il y a des raisons bien moins avouables à cette indifférence. Vu de Paris, les victimes de ce génocide ne sont tout simplement pas du bon côté. Comment attendre des autres qu’ils respectent des morts que l’on n’ose pas pleurer soi-même ? C’est pourquoi lorsqu’en juillet 1994 Jean d’Ormesson se rend au Rwanda pour Le Figaro, il ne se gêne pas. Face aux centaines de milliers de cadavres qui jonchent les rues, l’académicien un peu sénile frétille d’aise et avertit aimablement ses lecteurs : “Sortez vos mouchoirs : il va y avoir des larmes… Ames sensibles, s’abstenir : le sang va couler à flots sous les coups de machette.” L’afropessimisme, alibi de notre commune veulerie, a libéré du jour au lendemain les racistes de tous leurs complexes. Ce constat effarant, que l’on doit aux “cent jours” du Rwanda, mérite au moins un sursaut d’orgueil. Les déclarations haineuses de quelques hommes politiques et intellectuels ne doivent cependant pas faire oublier ceci : la recherche sur le génocide est l’affaire quasi exclusive des chercheurs occidentaux, si l’on excepte les auteurs de la région des Grands Lacs et Mehdi Bâ (Rwanda, un génocide français [éd. L’Esprit frappeur, 1997]). Beaucoup d’intellectuels français sont décidés à faire avouer l’inavouable à leurs dirigeants. Des associations issues de la société civile constituées en commission d’enquête viennent d’ailleurs de publier leurs conclusions – accablantes – sur les responsabilités de l’Etat français avant, pendant et après le génocide. En avril 1998, Jacques Julliard, chroniqueur au Nouvel Observateur, écrivait ceci : “… De la même façon se posera un jour, n’en doutons pas, la question de la responsabilité de la France, François Mitterrand étant président de la République, dans le génocide des batutsi du Rwanda en 1994. La France n’a pas commis le crime, mais elle a armé les bras de futurs tueurs qui ne cachaient pas leurs intentions.” On ne saurait être plus clair. Le jour annoncé ne semble plus très éloigné. Ce procès dira aussi, d’une certaine manière, notre échec en tant qu’intellectuels à penser notre destin. Dans ce sens-là, oui, nous sommes totalement responsables du million de morts du Rwanda.

Boubacar Boris Diop

L’auteur

Né à Dakar, en 1946, Boubacar Boris Diop a longtemps enseigné la littérature et la philosophie. Il fait partie des dix auteurs africains qui s’étaient engagés, en 1998, dans le projet “Rwanda : écrire par devoir de mémoire”, afin de témoigner du génocide perpétré dans ce pays en 1994. De son séjour à Kigali, il a tiré un roman intitulé Murambi, le livre des ossements (Stock, 2000). A signaler aussi Le Temps de Tamango (Le Serpent à plumes, 2002) et Le Cavalier et son ombre (Stock, 1997), récompensé par le prix Tropiques. Il a également publié à Dakar, en 2003, un roman en wolof Doomi Golo (Les petits de la guenon) chez Papyrus Afrique, qui n’est pas encore traduit en français.

http://www.courrierinternational.com/article/2004/04/08/dans-ces-pays-la-un-genocide-n-est-pas-trop-important

Posté le 13/04/2016 par rwandaises.com