Depuis bientôt plus de deux décennies se sont déjà écoulées, le gouvernement d’union nationale du Rwanda, des journalistes, des chercheurs, des militants associatifs, des éditeurs et des organisations de la société civile française elles-mêmes, comme Survie et Egam, réclament, mais en vain, des milliers de documents non-déclassifiés, sur l’implication française dans le génocide anti-tutsi. Le 7 avril 2015, l’ Elysée a annoncé une levée du secret – défense sur la plupart de ces documents.

En réalité, depuis lors, la documentation accessible n’ a inclus qu’ un grain de sable dans l’océan. Pourquoi cette dissimulation ? C’est ce phénomène que cet article tente d’analyser, en cernant le système français du secret-défense, son arbitraire et la quasi-impossibilité d’ y remédier.

De quels documents s’agit-il ? C’est la question que, d’ abord, l’ on peut se poser. Ce sont des milliers de documents protégés réprertoriés en 3 catégories [<< confidentiel >>, <> ou <

<très secret= » »>>] en rapport avec l’intervention militaire française au Rwanda au début des années 1990, plus précisément entre 1990 et 1994.Globalement, la Commission Consultative du Secret de la Défense Nationale s’ est montrée, jusqu’ ici, défavorable à la déclassification de plusieurs centaines de documents.Une exception : en 1998, sur la demande de la Mission d’Information Parlementaire sur le Rwanda, elle fut favorable pour la déclassification d’environ 1.000 documents, qui du reste ne furent pas tous publiés.

Aux Archives Nationales, les documents même non-confidentiels émanant de l’ex-président de la république François Mitterrand, ne peuvent pas être consultées librement avant 50 ou 60 ans. En attendant, il faut demander l’autorisation d’ accès à Dominique Bertinoti, mandataire désigné par le président défunt, qui décide souverainement . Cf . La Nuit rwandaise , revue annuelle, no 10 du 7 avril 2016, pp.58-59.

Cependant, il y a une douzaine d’ années à peu près quelques archives de l’ Élysée rassemblées par Françoise Carle auraient << fuité>>, malencontreusement, et auraient été publiées en 2012. Françoise Carle est une ancienne chargée de missions officieuses au cabinet de septembre 1988 à mai 1995. Son rȏle consistait à ressembler des copies de documents de différents conseillers du président et des comptes-rendus de fameux << Conseils restreints >> où se prenaient les décisions importantes touchant la diplomatie et la défense.

Elle y ajoutait des coupures de presse et des entretiens qu’elle menait elle-même. Ce tri effectué par Carle présente un inconvénient évident d’avoir procédé sélectivement, en écartant ainsi des archives qu’ elle aurait pu juger << compromettantes >> pour le régime qu’ elle servait.

« Bref contenu des dossiers Carle << fuités >>
– Les responsables français sont explicitement informés, dès 1990, des exactions commises contre les Tutsi, du rôle que jouent les autorités rwandaises dans l’organisation et impunité des massacres, et des menaces par des extrémistes hutu de déclencher un génocide des Tutsi.
-  Une note de l’Amiral Lanxade de 1990 mentionne « les forces tutsies ». Par cette assimilation entre Tutsi et Front patriotique rwandais, tout Tutsi est considéré comme l’ennemi de la France.
-  Le colonel Galinié se félicite de l’engagement des paysans hutu qui massacrent des Tutsi et regrette qu’ils ne soient armés que d’arcs et de lances.
-  En février-mars 1993, l’Elysée et l’État-major lancent une triple action militaire, médiatique et politique contre le FPR : action secrète des forces spéciales qui permet d’empêcher l’effondrement du régime Habyarimana, opération de propagande, et soutien aux extrémistes hutu.
Le général Quesnot est opposé aux accords de paix d’Arusha, en1993, qui selon lui, donnent « des avantages exorbitants au FPR » et qui sont « inacceptables et injustes pour la majorité hutu ».
-  Dès les premiers jours du génocide des Tutsi, les 7 et 8 avril 1994, les responsables français en sont informés, connaissent le rôle qu’y jouent les extrémistes hutu, ont les moyens politiques et militaires de les arrêter, et décident de ne pas le faire.
-  Début mai 19 Jean – Baptiste Rucibigango
-  94, le FPR avance en arrêtant le génocide dans les régions qu’il contrôle. Le général Quesnot propose d’intervenir contre le FPR via une « stratégie indirecte>> – l’opération turquoise
En juin 1994, la France intervient directement. L’amiral Lanxade veut déclencher l’opération turquoise sans attendre l’accord de l’ONU. Pour faire barrage au FPR, des responsables français envisagent une action militaire, et finalement créent une zone dite « humanitaire ». Ils n’arrêtent ni les tueurs, ni les autorités génocidaires, ni les radios, qui poussent au meurtre.

»


La pratique du << feu orange >>

Déjà, du temps du général Charles de Gaulle, sa principale éminence guise, Jacques Foccart, avait théorisé le principe dit du << feu rouge >>, c’ est – à – dire que les actions occultes- notamment les assassinats des chefs d’ État du pré -carré, orchestrés par les agents des services secrets français devaient obtenir l’accord explicite du président de la république, mais souvent, il suffisait d’ un accord oral, éventuellement à demi-mot ou sous-entendu.

Comme cela, si les choses tournaient mal, le président pouvait feindre, hypocritement, l’ignorance. Si jamais on apprenait un jour que, par example, Mitterrand aurait définitivement décidé de l’attentant du 6 avril 1994 contre l’ avion d’ex-président rwandais Juvénal Habyarimana, ce ne serait probablement pas, directement, par les archives de l’ Elysée. Mais par recoupement avec d’autres sources d’ information disponibles, irréfutables,on en aurait la preuve.

Pour en revenir aux documents <<fuités>>, rassemblés par Carle, ceux-ci révèlent l’ampleur de l’engagement français aux cȏtés des auteurs du génocide [cf . incadré]. Ils soulignent le rȏle joué personnellement par Mitterrand, entouré de ses plus proches collaborateurs-en particulier, l’amiral Jacques Lanxade, chef d’ État – Major des armées, et le général Christian Quesnot.On y lit que, depuis 1990, les << Tutsi >>, en général, étaient devenus les ennemis de la France [sic] .

Que, sans l’intervention militaire française contre le FPR, celui-ci aurait mis à genoux la dictature sanglante d’Habyarimana, dont certains responsables de premier plan-y compris le president Habyarimana- se trouvaient en train de planifier un génocide, et que Paris n’ ignorait rien de cette macabre planification ; enfin, que le gouvernement français a soutenu jusqu’au bout les forces génocidaires, qu’ il n’ a ni désarmé ni arrêté durant l’ << Opération Turquoise >> et lors de leur exode vers l’ex-Zaïre.
Une promesse non tenue
Les 5 novembre 2014, le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale [SGDSN], qui dépend du premier ministre, a réuni une << commission d’examen des archives de la présidence da la république portant sur le Rwanda entre 1990 et 1994 >>. Op. cit. , p. 62. Cette commission a émis un avis favorable à la déclassification et estimé que la quasi-totalité de l’ ensemble des documents conservés aux Archives Nationales, protégés ou non, pouvait être consulté avant l’ expiration des délais légaux.

La mise en exécution de cette recommandation s’ est essentiellement limitée aux seuls télégrammes diplomatiques, et le SGDSN a attendu le 7 avril 2015, jour de la 21ème commémoration du génocide contre les Tutsi, pour l’ annoncer publiquement.
En dépit que l’Élysée et le SGDSN, relayés par la presse ont affiché une volonté de transparence pour << mettre un terme à des années de polémiques >>, la promesse n’ a guère été tenue. Les archives des conseillers militaires de l’ époque – Mitterrand n ’ ont pas fait partie de cette déclassification, alors qu’elles sont les plus sensibles.L’ Élysée avait annoncé que ces documents seraient mis à la disposition des chercheurs-et qu’ << ils feraient l’objet de l’accès le plus large possible >> – dès l’ année 2016. Or jusqu’aujoud’hui [novembre 2016], cette << Omerta >> n’ est pas encore levée.


Une déclassification pour rien ou presque

Le 7 avril 2015, l’ Elysée a annoncé, avec un grand tapage médiatique, la déclassification des archives sur lesquelles elle- même a la main, c’ est – à – dire celles de la présidence française conservées aux Archives Nationales. Avec l’ aval de Dominique Bertinoti, mandataire d’ ex-président Mitterrand.

Cette décision concernait 83 documents, listés par leur titre, leur date ou leur référence. Environ 50 parmi ces documents étaient déjà connus et publiés grâce à la fuite des dossier Carle-lire supra. Leur déclassification officielle ne présentait que l’ intérêt de les authentifier publiquement.

En outre, ils ne révèlent que des bannalités : par exemple, la note sur une messe en mémoire d’ ex-président Habyarimana, ou la note sur les vœux de son successeur, l’ ex-président de la république rwandaise, Pasteur Bizimungu, du 13 janvier 1995- qui ne sont probablement guère utiles. On attendait avec plus d’ intérêt les points hebdomadaires du <>, Bruno Delaye, et certains télégrammes diplomatiques à des dates- charnières pouvant être plus informatifs.

Enfin, le dépȏt lui- même aux Archives Nationales paraît être strictement partiel, puisqu’il ne contient pas des archives aussi essentielles que celles des généraux Lanxade et Quesnot qui avaient la haute main sur le dossier rwandais.Ces deux derniers personnages faisant le lien entre Mitterrand et Habyarimana ont joué un rȏle crucial , que l’ on ne peut pas passer sous le silence. L’ absence de leurs archives est un manque criant.

Selon le chercheur François Graner qui documente l’article de la revue La nui rwandaise no 10 à laquelle nous nous référons, les Archives Nationales ont temporairement indiqué, probablement << par erreur>> que 2 documents de février 1993 avaient été déposés par les conseillers militaires.

Depuis, elles ont rectifié, en signalant qu’ils proviennent des sources civiles, en particulier Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysee de l’époque. Cf. La Nuit rwandaise, op. cit., p. 65. Obtiendra-t-on les télégrammes diplomatiques entre Paris et Kigali du 6 ou 12 avril 1994 ? Ils concernent notamment le <> du Falcon 50 d’ ex-président Habyarimana, le coup d’ État <> qui a suivi, et la formation du gouvernement intérimaire génocidaire dans laquelle l’ambassadeur de France Jean-Michel Marlaud a ostensiblement trempé ? Rien n’est moins sûr.

Rien non plus sur les ministères comme celui du Budget dont le titulaire était Nicolas Sarkozy, qui a pu contrȏler l’appui financier massif du gouvernement français aux forces génocidaires, y compris la garantie pour les achats massifs d’ armes du génocide. Il existe une pratique abhorrée interdisant excessivement de consulter des document protégés, pourtant préparés de façon prudente par les Archives Nationales : si un dossier contient un document protégé, l’ ensemble du dossier est déclaré non- accessible.

Par conséquent, si un document déclassifié, dont l’ Élysée souhaite qu’il soit librement consultable, est conservé aux Archives Nationales dans le même dossier qu’un autre document encore protégé, il n’est pas accessible ! […]. Op. cit. p. 67.

Or, le motif du refus d’accès, y compris à certains documents parfaitement anodins, est absurde. Ainsi, tout le dossier 2 de Carle a été refusé à François Ganer à cause du seul télégramme diplomatique du 4 juillet 1994, référence 5 AG4/HV 41,extrait, dossier Rwanda .

Il s’agit probablement du document [TD Kampala 562 du 04. 07. 1994 à 15h 39], déjà connu , qui rapporte la discussion plus diplomatique que militaire de l’ambassadeur de France en Uganda avec Yoweli Kaguta Museveni et Paul Kagame. En quoi est – ce confidentiel plus de 20 ans aprè s ?

S’ interroge François Ganer, à juste titre . Si la plus stricte restriction est imposée ainsi à un tel document anodins, que faut-il dire des archives ultra-secrètes du commandement des opérations spéciales [COS] ou de la Direction générale de la sécurité extérieure [DGSN], et d’ autres officines secrètes et mafieuses françaises ? C’ est un vide absolu.

Une approche de conclusion
Pourquoi un document déclassifié, dont l’Élysée souhaite qu’il soit librement consultable, serait- il inaccessible s’il se trouve par hasard inclus dans un dossier qui contient, ne serait-ce qu’ un seul document protégé ? Cette question en entraîne une cascade d’ autres, des plus techniques aux plus fondamentales.

Entre autres celles-ci : – Pourquoi est- ce que c’est une personne privée [Dominique Bertinoti] qui peut souverainement décider qui les consulte ? – Pourquoi ne peut – on les consulter librement ?

Il ne s’agit pas d’archives présidentielles de François Mitterrand, et en aucun cas de sa vie personnelle. Enfin, cette question de fond : Comment, et sur quels critères, est- il décidé qu’un document est protégé par le secret ? Rien, en apparence, ni la sécurité de l’ État [ la France n’est pas en guerre contre le Rwanda ], ni la défense des frontières françaises, ne justifie ici une telle confidentialité, qui confine à la pathologie.

Or, l’ accès du citoyen aux archives d’ État découle naturellement de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’ homme et du citoyen. En outre, on pourrait soutenir devant la cour Européenne des droits de l’homme que << la France officielle >> viole l’ article 10 de sa jurisprudence en rapport avec le droit de recevoir des informations, particulièrement garanti lorsque les informations sollicitées sont susceptibles d’alimenter un débat historique sur l’implication française dans un génocide. Mais là – dessus , << la France officielle >>, toutes les tendances politiques et idéologiques confondues, persistent, obstinément, à faire la sourde oreille, ou se complaît dans les arguments dilatoires.

*L’auteur de ce texte est un député au Parlement rwandais.

http://fr.igihe.com/politique/france-acces-limitatif-aux-archives-du-genocide.html

Posté le 18/10/2016 par rwandaises.com