Suite de la série de chroniques de David Gakunzi sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda. Que faisions-nous là-bas ? De quel côté étions-nous ? Quel a été le rôle des uns et des autres dans la commission du génocide ? Autant de questions qui seront abordées ici. La chronique d’aujourd’hui est consacrée à l’Opération Noroît.
Il y a le récit officiel : nous n’aurions rien à nous reprocher. Alors rien, strictement rien ; rien du tout. Et puis, il y a les faits. Les faits qui nous accusent ; les faits qui nous accablent, les faits qui disent que, du début à la fin, derrière masques et parures, c’est le mensonge qui exprime la vérité la plus profonde de notre engagement au Rwanda.
Le début : l’opération Noroît. Il éclot parfois des décisions ferment d’infamie. Des décisions calamiteuses, source de désastre, des décisions comme un saut dans le vertige de l’abîme ; des décisions racines d’obscurité qui vous encastre au-delà de l’infini des saisons. Des décisions ; une décision ; cette décision-là : l’opération Noroît.
Un tyran contesté ; un tyran en butte à une rébellion armée ; un tyran sans avenir, sans forces, au bord de la chute et avec des bouquets d’hélico, avec des colonnes de blindés, avec des fusils chargés, nous voilà galopant avec bérets rouges, légionnaires, gendarmes et forces spéciales à sa rescousse comme on porte, cavalant, secours à un proche ami en détresse. Officiellement : mission de protection et d’évacuation des ressortissants français. Mais en vérité, oui en vérité, qu’avons-nous fait sous le ciel du pays des Mille Collines ?
Sur le front, en feux de position, avec les mains, le renseignement, le conseil, les vaisseaux de notre armée en rempart, voilà d’abord les jours de règne du tyran Habyarimana, prolongés. Le tyran remis en scelle par nos forces et, défilant désormais, le souffle, le pouls, le tonus requinqués, la poitrine en bombance, la prépotence de nouveau de pleine force, la voix d’avant de nouveau fureur retrouvée.
Opération Noroît, obscure décision qui nous porte loin, très loin, du sol au ciel, loin, très loin en troupes, pour y creuser les défenses d’une tyrannie. Note du Général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, datée du 1er juillet 1992 : «Notre aide logistique se met en place, mais la formation complète des militaires rwandais sur les nouveaux matériels nécessite plusieurs semaines. Le Ministère de la Défense exprime son inquiétude et ses préoccupations sur la situation militaire au Rwanda. L’Amiral Lanxade estime qu’en restant dans le cadre des directives ci-dessus le moyen de gagner les délais nécessaires à l’instruction de l’armée rwandaise est d’autoriser, sous réserve de la plus extrême discrétion et avec l’accord préalable, cas par cas, de l’État-major des Armées, une aide opérationnelle temporaire de quelques conseillers auprès des états-majors ainsi qu’auprès des unités dotés des nouveaux matériels.»
Nos mains méli-mélo, au milieu des braises, tenant et martelant le feu, voilà ensuite la tyrannie, prenant appui sur notre férule, le rictus carnassier, libre de dérouler l’enfer sans trêve. Dans nos actes sans gloire, les droits de l’homme, horizon aboli, horizon renversé, piétiné, écrasé telles milles feuilles mortes, fanées.
Un seul exemple : du 22 février au 28 mars 1993, opération Chimère, contrôle de tous les points d’accès menant vers Kigali. Directives lugubres de l’ordre d’opération numéro 3 daté du 2 mars 1993 : «Les règles de comportement sur les “check-points” prévoient la remise de tout suspect, armement ou document saisis à la disposition de la Gendarmerie rwandaise.» Suspects livrés à la Gendarmerie rwandaise ! Contrôle d‘identité, délit de faciès, infraction de naissance, jours brouillés d’arrestation ! Et qui, dans cette nuit rwandaise, livré, couché aux creux de la Gendarmerie, lieux de fabrique de l’anéantissement ? Qui, suffocant, frappé, cogné, étranglé, torturé ; qui, corps jeté dans l’oubli, jeté dans un ravin, jeté dans une fosse ; qui, amputé, abattu dans la nuit ? La liste est longue. Et notre responsabilité immense. Totale.
Il est des décisions parfois plus obscures que la nuit la plus obscure. Opération Noroît. De cette décision aura coulé beaucoup de larmes, aura coulé beaucoup de sang. La laideur tranquille, nous avons abimé, fracassé la vie, aidé à détruire la vie.
Mais qu’étions-nous allés chercher dans ce lointain ? Quelle était notre quête dans la trame de cette ombre? Quelles étaient nos raisons ? La défense de nos libertés ? Nos libertés menacées là-bas ? Que non ! Evidement que non ! Mais alors ? Mais oui ! La défense de notre mythique pré-carré français… La Francophonie en déversant la mort sur la vie… Tous ces morts donc pour que perdure notre influence ?
Opération Noroît et d’un seul coup, dans cette décision mirage d’une loufoque grandeur, nous avons piétiné tout ce que nous disons être. Et pour convoyer cette honteuse décision, depuis, arborant l’autosatisfaction, nos voix imbibées de paroles sèches, la langue tordue, cherchant à manipuler la mémoire avec des lignes et des pages frauduleuses, traficotées, notre roman préféré exhibé en parade, dégainé, à tout bout de champ, plus vite que l’ombre : «Nous étions là-bas pour sauver des vies ; nous étions là-bas pour la paix ; nous étions là-bas… et d’ailleurs dans ce pays là-bas, le génocide relève de la respiration naturelle locale. Notre honneur…» Le mensonge, ce qu’on appelle le mensonge.
Mais peine perdue : le mensonge ne nous délivrera pas des séquelles de l’ignominie. Inutile. Autant faire face à l’histoire et à nos actes : sur la longue file des jours, du début à la fin de notre présence au Rwanda beaucoup de sang. Alors viendra-t-il ce jour où nous regretterons publiquement, officiellement ces années-là, ces semaines-là, cette décision-là ? Aurons-nous le courage, un bon matin, d’adresser une parole, un message d’excuse aux victimes ? Reconnaître. Admettre. Sortir du déni, sortir du refoulement, sortir du traficotage de l’histoire. Reconnaître notre part de responsabilités dans l’irréparable commis là-bas. Demander pardon pour le malheur sans nom causé, les tourments, l’incommensurable chagrin infligés.
Pour l’instant, acharnés à demeurer dans nos mensonges comme un soldat déterminé à ne pas déloger de sa tranchée, nous persistons, hélas, la circonlocution obscure, étrangers à tout scrupule, à nous déchaîner sans entraves contre tous ceux qui, têtus, nous rappellent, dans le tumulte des jours, l’inventaire de notre présence au Rwanda pour qu’enfin recule l’obscurité, pour qu’enfin s’ouvre le temps d’un autre rapport, le temps de nouvelles relations, de relations apaisées avec le pays des Mille Collines.
Posté le 07/12/2016 par rwandaises.com