Alain Ngirinshuti, rescapé du génocide des Tutsi, adresse une lettre ouverte au président de la République française.
Monsieur le Président, plus de vingt-trois ans se sont écoulés depuis que s’est produit le dernier génocide du XXe siècle : celui des Tutsi du Rwanda. En moins de trois mois, d’avril à juillet 1994, 800 000 personnes furent assassinées. Pour moi, ce chiffre n’est pas abstrait : les miens ont péri.
Vous et moi étions adolescents en ce printemps 1994 : nous avions le même âge. Vous en France, moi au Rwanda. Je ne sais si vous vous souvenez de vos 16 ans. Pour moi, ce fut le temps de la traque de mes proches, celui où nous mourrions sous les coups de machette, celui où mes sœurs et mes tantes étaient violées jusqu’à ce que mort s’en suive. Le temps de la terreur qui me rendit orphelin au monde.
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Puis il a fallu survivre et tenter de comprendre. En rouvrant mes yeux sur mon pays transformé en charnier, je me suis souvenu de l’abandon. Ailleurs, en Europe, et depuis longtemps déjà, les sociétés occidentales vivaient sur le pacte moral et politique reposant sur le « plus jamais ça ». L’ordre du monde, sorti des décombres de la deuxième guerre mondiale, a révélé l’étendue de son impuissance – pour de pas dire sa profonde escroquerie. Ma famille a été assassinée sous les yeux des casques bleus, sans jamais que la communauté internationale ne décide de nous venir en aide.
Les archives parlent
Et que dire du rôle de votre pays, celui qui est devenu le mien, la France ? Il tient, au côté de la lâcheté des autres nations, une place singulière dans l’extermination des miens. Est-il besoin de rappeler le soutien diplomatique et militaire accordé au régime Habyarimana durant la guerre qui l’opposait au Front patriotique rwandais (FPR) ? Les citoyens français savaient-ils alors que leur pays était engagé directement dans une guerre dont le cours était ponctué de massacres de civils tutsi ? Soutenir ce régime, c’était cautionner la logique de pogrom alors mise en œuvre par ce dernier.
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L’aveuglement – d’autres diraient la complicité – de la France s’est poursuivi quand l’entreprise d’extermination fut décidée à partir du 7 avril 1994. Comment expliquer que seule la France ait reçu en visite officielle deux représentants du gouvernement criminel qui orchestrait le génocide des Tutsi, le 21 avril, alors que l’ensemble des pays occidentaux leur avaient interdit de fouler leur sol ? Comment expliquer la décision première d’envoyer des troupes dans le cadre de l’opération « Turquoise », une fois le génocide consommé, afin de stopper l’avancée du FPR, seule force à mettre fin aux massacres ?
Les archives parlent, pour peu que l’on veuille y prêter attention. Et sur les images, diffusées à profusion, où les populations accueillent avec joie les militaires de l’opération « Turquoise », l’enthousiasme n’est pas celui du soulagement, mais celui de la ferveur exterminatrice. Sur le bord des routes, hommes, femmes et enfants clament alors : « Le sort des cafards est scellé. » Un tel accueil en dit long sur la fidélité du gouvernement français à ses alliés criminels.
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Mais la géopolitique française reposant sur une logique de mathématique raciale ne perdit pas encore son crédit après le génocide. Des armes furent livrées aux assassins dans les camps de réfugiés au Zaïre, comme le reconnaissait Hubert Védrine lui-même le 16 avril 2014 devant la commission de défense de l’Assemblée nationale. Il expliquait alors aux députés – sans provoquer la moindre réaction de leur part – que la France avait poursuivi ses livraisons d’armes à l’armée rwandaise dans le cadre de sa lutte contre le FPR, et en aucun cas pour participer au génocide. Il faut croire que M. Védrine tient en piètre estime l’intelligence des députés et des citoyens français : l’armée rwandaise fut l’un des acteurs centraux de l’extermination des Tutsi.
Stratégies de déni
Monsieur le Président, sur le rôle de la France au Rwanda, bien des éléments sont connus. À ce jour, aucune reconnaissance officielle ne les a intégrés au récit national. Les stratégies de déni poursuivent leur travail de sape. D’autres logiques, en revanche, demeurent encore troubles, que l’ouverture des archives permettrait de mettre au jour. Devoir de mémoire et travail d’histoire s’unissent ici dans la même exigence.
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Monsieur le Président, vos récentes déclarations à Oradour-sur-Glane puis lors de la commémoration du Vel d’Hiv’ témoignent de la capacité de ce pays et de ses dirigeants à porter sur le passé un regard lucide et sans concession. Pourquoi l’histoire du génocide des Tutsi serait-elle exclue de ces efforts pour faire advenir la vérité ? Ce devoir de vérité incombe à la France plus qu’à tout autre pays.
« Nous vivons en une patrie qui n’oblige aucun citoyen à mentir pour elle et où la recherche d’une vérité, si dure soit-elle, peut n’être pas contraire au bien commun », écrivait Raymond Aron en pleine guerre d’Algérie. Ces mots, j’ai espoir que vous les ferez vôtres car l’honneur de notre pays ne se mesure pas au déni mais au courage de faire face au passé.
Alain Ngirinshuti, rescapé du génocide des Tutsi et vice-président de l’association Ibuka.
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