Sur le papier, le Rwanda est l’un des champions du monde de l’égalité des genres : c’est le pays avec le plus haut taux de femmes parlementaires (64%) et il est 5e du rapport mondial sur la parité du World Economic Forum, derrière les pays nordiques (la France est 17e). Deux décennies après le génocide de 1994, des politiques volontaristes promeuvent l’accès des femmes à tous les niveaux : éducation, économie, politique. Mais alors que la première génération de jeunes femmes nées après le génocide a voté cet été pour la première fois lors de l’élection présidentielle, elles témoignent d’une autre réalité au quotidien.

Divine, Chanceline et Bernadette sont trois jeunes femmes issues d’un milieu rural, toutes nées après le génocide dans un pays dramatiquement différent de celui de leurs mères et grand-mères. Pourtant, elles ont connu de près les violences héritées du passé, qui restent ancrées dans leur histoire personnelle: nées de viol, victime d’abus ou de discriminations sexistes. Comme beaucoup de femmes de leur génération, elles commencent tout juste à croire au changement.

Divine, 22 ans

«Naître d’un viol, pouvez-vous imaginer ?»

Ce matin d’août, deux tentes blanches ont été montées sur ce qui n’était hier qu’un terrain ocre du district de Bugesera, dans la province est du Rwanda. C’est la saison sèche et les demoiselles d’honneur distribuent des Fanta aux invités qui arborent lunettes de soleil, costumes colorés et kitenges (les robes en wax traditionnelles). Ils sont répartis face à face : avec la mariée, Divine Uwamahoro, à gauche, avec le marié, Innocent Ntirengaya, à droite. Des enfants des environs ont grimpé au sommet des avocatiers pour assister au spectacle.

«Merci à tous d’être venus. Nous sommes évidemment réunis pour célébrer la victoire du Président !» plaisante l’animateur du mariage. Comme le veut la tradition, la cérémonie n’est pas reconnue comme un mariage tant que les familles n’ont pas fait leur demande, par l’intermédiaires d’anciens. «Vous n’aviez pas précisé laquelle de nos jeunes femmes vous vouliez», lance une voix venue de la tente de la mariée. La coutume, toujours, veut que la famille ne cède pas facilement. «Divine n’est pas libre mais vous pouvez prendre sa cousine.»

«Il a su m’écouter et m’accepter telle que je suis»

Finalement, on accepte la demande d’Innocent et la dot, huit vaches qu’on entend meugler depuis le matin. Les mariés font leur apparition, en costume gris et robe blanche, suivis par un berger en habit et chapeau de cow-boy, qui chante des prières pour le couple et la santé des vaches.

Déjà mère d’une petite fille de 3 ans et demi, Keza Leila, Divine, 22 ans, n’imaginait pas se marier si jeune. Mais quand elle a rencontré Innocent deux ans plus tôt au mariage d’une amie, ça a été le coup de foudre. «Je lui ai raconté mon histoire et ça ne l’a pas effrayé, se souvient-elle. Il a su m’écouter et m’accepter telle que je suis.»

Divine est née d’un viol commis pendant le génocide. Innocent, lui, en est un orphelin. Il a perdu son père pendant les massacres, et sa mère peu après.

1994, le génocideEntre avril et juillet 1994, le Rwanda a connu l’un des génocides les plus sanglants de l’histoire : pendant cent jours, des Hutus extrémistes ont massacré plus de 800 000 personnes, essentiellement des Tutsis, laissant près de 100 000 orphelins. Entre 250 000 et 500 000 femmes ont été violées. Le génocide s’est déroulé dans le sillage d’une guerre civile (1990-1994) entre le gouvernement hutu et le Front patriotique rwandais (FPR), largement constitué de réfugiés tutsis. Le FPR, mené par Paul Kagame, prend finalement le contrôle du pays en juillet 1994, mettant fin au génocide et à la guerre qui aura fait plus de 2 millions de déplacés et réfugiés. Paul Kagame est président du Rwanda depuis 2000 et vient d’être réélu avec 98% des voix en août 2017.

La génération de Divine a grandi dans un pays bien différent de celui d’avant 1994 : la parité filles-garçons a été instaurée au primaire comme au secondaire et les femmes ont été promues à des postes de responsabilité dans tout le système politique, après la mise en place de quotas inscrits dans la Constitution de 2003. A peine cinq ans plus tard, le Rwanda est entré dans l’histoire en devenant le premier pays au monde à élire plus de femmes que d’hommes au Parlement (56%). En 2013, nouveau record, cette fois avec 64% de députées (contre 38,8% en France aujourd’hui). En une génération, le pays a fait des pas de géant sur la condition des femmes – un choix pragmatique, étant donné qu’au lendemain du génocide, les femmes représentaient 70% des survivants et 94% des personnes accusées et incarcérés étaient des hommes.

Au mariage de Divine, Verena Mukashuge, sa mère, est assise au troisième rang. Elle regarde fièrement sa fille, cette grande et élégante jeune femme qui fait son apparition en robe et pagne blancs. Le premier mari de Verena a été tué pendant le génocide – elle et sa première fille furent victimes de viols collectifs par des miliciens hutus. Les deux sont tombées enceintes. Verena a accouché de Divine, et sa fille a eu un garçon, Arthur ; elle est morte peu après. Divine et son neveu du même âge furent élevés sous le même toit que leurs deux demi-frères plus âgés. «Je n’avais pas d’amour pour eux», soupire Verena, qui s’était résolue à ne jamais leur dire la vérité.

Un jour, Verena rencontre une autre survivante de viol qui lui parle de Sevota (Solidarité pour l’épanouissement des veuves et des orphelins visant le travail et l’autopromotion), une association de femmes offrant un soutien psychologique et financier aux veuves du génocide, aux femmes de génocidaires et aux survivantes de viol. Quand Verena a rejoint ce groupe, elle a compris pour la première fois que beaucoup d’autres femmes avaient partagé son destin. «Je me suis sentie presque guérie», dit-elle. Les enfants de viols, à la différence des orphelins du génocide, n’ont pas reçu d’assistance du gouvernement. Avec son modeste programme d’entraide, l’association Sevota a permis à Verena de payer les frais de scolarité pour Divine et Arthur. De voir des étrangères leur tendre la main, «ça m’a inspirée», dit-elle. «Si elles pouvaient aimer ces enfants, alors moi aussi.»

«La violence sexuelle a fait partie de la destruction des Tutsis […], la destruction des esprits, de la volonté de vivre, de la vie elle-même»

«Nous devions réapprendre à vivre», explique Godelieve Mukasarasi, 58 ans, la fondatrice de Sevota. Pendant le génocide, elle-même a vu sa fille être violée puis tuée. Pendant des mois, Mukasarasi a mobilisé les victimes de viol. Ensemble, elles ont trouvé le courage de témoigner devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda à Arusha, en Tanzanie. «Une grande partie de ces femmes violées étaient très jeunes : 15, 16 ans à peine. Le viol était leur première relation sexuelle et il a été très difficile d’en parler.» Leurs mots ont contribué à ce que, pour la première fois, on reconnaisse le viol comme un moyen de perpétrer le génocide et comme un crime contre l’humanité. «La violence sexuelle a fait partie de la destruction des Tutsis […], la destruction des esprits, de la volonté de vivre, de la vie elle-même», dit l’un des verdicts contre les génocidaires. Il a fallu beaucoup de temps à Verena pour comprendre ces mots. A Divine aussi.

Le tribunal d’ArushaLe Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), basé à Arusha en Tanzanie, a été créé par le Conseil de sécurité de l’ONU et a eu un rôle de pionnier dans la définition du génocide. C’est le premier tribunal international à définir le viol en droit pénal international et à le reconnaître comme un moyen de perpétrer le génocide. Avec «l’affaire des médias», c’était également la première fois que des membres de médias étaient déclarés coupables pour avoir diffusé des programmes incitant au génocide.

C’est à 16 ans que Divine apprend la vérité par hasard. Alors qu’elle doit se faire faire une pièce d’identité, ses demi-frères lui disent qu’elle n’est pas la fille de l’homme qu’elle croyait être son père. Rentrée en hâte chez elle, Divine interroge sa mère qui, sans trouver les mots justes, se contente d’acquiescer. «Pouvez-vous imaginer ce que signifie naître d’un viol ?» demande Divine. «La première semaine, je n’ai pas adressé un seul mot à ma mère. Dans les mois qui suivirent, je la traitais comme une étrangère.» Divine se replie alors sur elle-même. «A l’école, je ne disais plus rien. Avec mes amis non plus.» Elle ne comprenait pas ce que sa mère avait vécu, au contraire : «Je lui en voulais d’avoir été infidèle à son mari, dit-elle. Je me demandais où était mon père, pourquoi il avait quitté ma mère, si elle lui avait causé des ennuis.» Divine ne comprenait pas non plus l’histoire de son pays et les conditions dans lesquelles elle avait était conçue.

«Je ne savais rien des enfants né de viols et du viol comme arme de guerre. J’ai réalisé que je n’étais pas la seule.»

«Je ne savais rien des enfants né de viols et du viol comme arme de guerre» avoue-t-elle. Quand elle rejoint un «Club de la Paix», ces groupes de soutien que les femmes de Sevota ont créé pour cette génération née des viols, c’est une révélation. «J’ai réalisé que je n’étais pas la seule», dit-elle. On estime entre 5 000 et 20 000 le nombre d’enfants nés dans les mêmes conditions. Des conseillères lui enseignent des gestes de thérapie comportementale et cognitive, comme se tapoter le visage et la main, ou chanter une chanson pour repousser les pensées destructrices. Des gestes simples pour elle-même, mais également pour aider sa mère.

«Cette histoire sera toujours une partie de moi», dit-elle, parfois encore tourmentée à l’idée d’être moins aimée que ses frères et sœurs. Mais la jeune mère – et maintenant jeune mariée – se sent responsable : «On doit faire attention à la façon dont on parle devant les enfants plus jeunes. Je ne veux pas transmettre à ma fille le traumatisme en héritage.»

Chanceline, 16 ans

«J’étais épuisée, je devais tout faire pour tout le monde»

«On est capable de se battre !» Fin de l’année au groupe scolaire du district de Bugesera, les tables et les chaises ont été placées à l’extérieur, derrière l’école. Soixante ados, filles et garçons entre 16 et 20 ans, répètent en petits groupes : danse, poèmes, et vérification des micros.

Chanceline Umutoniwase entonne un rap avec deux amis. «On est des battantes ! Les femmes sont des battantes ! On en est capable, on est capables.»

Claude Butera, l’organisateur de l’événement, travaille avec le Centre de ressources des hommes rwandais (RWAMREC) pour engager les garçons et les filles dans leur lutte contre les stéréotypes et la violence basée sur le genre.

Il interroge : «Est-ce qu’un repas préparé par un homme est différent d’un repas préparé par une femme ?» «Non !» répondent les ados.

«Qui a déjà vu son père aller dans la cuisine et préparer un repas, levez votre main», continue Butera. Personne ne lève la main.

Butera raconte le quotidien qu’ont connues les générations précédentes : les rugos, huttes traditionnelles, avaient une entrée séparée pour les femmes qui menait directement à la cuisine. Les maris étaient seuls à pouvoir manger la viande ou les œufs. Les femmes n’allaient pas à l’école et ne devaient pas s’exprimer en public, pas même pour donner des ordres à leurs enfants. Si elles touchaient un revenu après avoir vendu les produits de leur ferme, il revenait de facto à l’homme de la maison. Cette vision patriarcale de la société s’est renforcée pendant l’ère coloniale, en particulier sous l’influence de l’église catholique.

L’époque colonialeDurant l’époque coloniale, le Rwanda est l’objet de tensions entre la Belgique, l’Angleterre et l’Allemagne à cause de son emplacement à la jonction des trois empires. Le Rwanda et son voisin le Burundi sont placés sous influence et contrôle de l’Allemagne lors de la conférence de Berlin de 1885. Lors de la Première Guerre mondiale, la Belgique prend le pouvoir au Rwanda et au Burundi puis reçoit un mandat de la Ligue des nations en 1923. Au Rwanda, les puissances coloniales ont régné indirectement via la structure politique existante de la monarchie Mwami, favorisant l’élite Tutsi. En réalité, avant l’arrivée des Belges, Tutsis, Hutus et Twas n’étaient pas de véritables ethnies mais plutôt des castes. Il était même possible de passer de l’une à l’autre alors que les trois groupes qui vivent au Rwanda partagent encore aujourd’hui, la même langue (le kyniarwanda), et les mêmes coutumes. Avant la christianisation du pays, ils vénéraient également le même Dieu unique (Imana). Ce sont les colons belges avec le soutien de l’Eglise catholique qui vont donc figer ces groupes et les ethniciser. En 1933, la carte d’identité ethnique s’impose à tous les Rwandais. Elle servira souvent à identifier les victimes lors du génocide. Pendant la colonisation, les Belges favorisent d’abord les Tutsis, glorifiant une prétendue «sophistication», les voyant même parfois comme un «peuple élu». Mais quand l’élite tutsie semble céder aux sirènes de la décolonisation, les Belges renversent cette alliance et poussent les Hutus à proclamer l’indépendance, en 1962, tout en fustigeant les Tutsis. C’est à ce moment là que se déroulent les premiers pogroms anti-Tutsis et que commence à se forger une idéologie raciste, entretenue par le nouveau pouvoir et certains intellectuels hutus. Elle contribuera à faire des Tutsis une minorité haïe et ressurgira avec force dans les années qui précèdent le génocide.

Dans la société post-génocide, pour la première fois de leur histoire, les femmes rwandaises sont devenues, au moins aux yeux de la loi, les égales des hommes. On leur donne le droit à un héritage. Elle peuvent ouvrir un compte en banque sans la permission de leur père, frère ou mari. Les filles vont à l’école primaire, puis secondaire. Ces nouveaux droits, les Rwandais les appellent familièrement «gender», raccourci pour «l’égalité des genres». Mais pour Butera, le plus difficile reste à faire : transformer les mentalités.

A 16 ans, Chanceline, très grande jeune fille aux cheveux ras et regard tenace, rêve de devenir chanteuse afrobeat comme son idole, la Nigériane Tiwa Savage. Si ça ne marche pas – mais «pourquoi ça ne marcherait pas ?» demande-t-elle –, alors elle rejoindra l’armée, comme son père et une autre de ses idoles, Rose Kabuye, la femme qui a servi au plus haut rang de l’armée et du Front patriotique rwandais. Dans tous les cas, elle veut devenir une femme indépendante, «quelqu’un qui ne dépend pas de son mari». Une volonté qui tranche avec l’éducation qu’elle a reçue.

«Les garçons se sont mis à se moquer de moi et me traiter de garçon manqué, confie-t-elle. Mais ils ont bien vu que je pouvais faire comme eux.»

Chanceline a été élevée par sa grand-mère, à l’ancienne, après la séparation de ses parents quand elle avait 5 ans. Très vite, elle se retrouve seule fille à demeurer à la maison : toutes les tâches domestiques lui reviennent. «Ma grand-mère m’avait toujours appris que c’était ça, la responsabilité d’une femme, dit elle. Mais j’étais épuisée… Je devais tout faire pour tout le monde : cuisiner, nettoyer, faire la lessive. Et je n’avais pas le temps de faire mes devoirs.» A l’école, c’est pareil : les filles nettoient les salles de classe après les cours et servent à manger à la cantine.

Le jour où Chanceline a commencé le lycée dans une école secondaire proche de la frontière tanzanienne, un mentor formé par RWAMREC leur a posé la question : «Quelles sont les filles qui ont deux mains ? Et les garçons ? Vous avez donc tous deux mains ! Il n’y a rien qu’un garçon puisse faire avec ses deux mains qu’une fille ne puisse pas faire avec ses deux mains.» L’idée plaît tout de suite à Chanceline, qui se porte volontaire pour les tâches typiquement réservées aux hommes : s’occuper du bétail, hacher du bois et aller chercher de l’eau.

«Les garçons se sont mis à se moquer de moi et me traiter de garçon manqué, confie-t-elle. Mais ils ont bien vu que je pouvais faire comme eux.» Chanceline répète alors l’expérience chez elle. Le processus est lent. Elle argue qu’à terme, tous gagneront du temps libre. Un an après, ses frères se sont mis à l’aider. Et Chanceline peut à présent relire ses leçons et répéter – elle chante accompagnée par la radio de son petit portable noir.

Abdul Khalim Muvunyi, le voisin et ami de Chanceline, a reçu la même formation. Sa maison est sur un lot de terre proche de la route, à quinze minutes de vélo du lycée. Ici, ces «nouvelles idées» ont été très mal reçues. En rentrant, sans enlever son sweat à capuche malgré la chaleur, il se met à nettoyer le sol. «Les premières fois où j’ai pris un balai dans ma main, mon père m’a frappé», raconte Abdul Khalim. Il l’a aussi frappé quand il a voulu aider dans la cuisine ou tresser des nattes. Mais c’est la fin de l’année et son père, un homme de 70 ans qui s’appuie sur un bâton pour marcher et dégage une âpre odeur de bière de banane, a fini par ignorer le comportement de son fils. Il a perdu sa première femme et ses sept premiers enfants lors du génocide, puis s’est remarié et a eu trois garçons et une fille. Abdul Khalim est l’aîné. Il y a encore quelques mois, il n’aurait même pas imaginé pouvoir aider sa mère et sa sœur dans leurs travaux.

«Dans les villages, si on voit un homme faire des tâches ménagères, on dit qu’il a été empoisonné»

«Dans les villages, si on voit un homme faire des tâches ménagères, on dit qu’il a été empoisonné», raconte sans plaisanter Fidèle Rutayisire, le fondateur de RWAMREC. Le centre ne s’adresse pas qu’aux adolescents : il agit aussi auprès des couples dans les milieux ruraux, pour éviter toutes formes de violences conjugales : physique, sexuelle et économique (priver la femme d’un pouvoir de décision sur les revenus du foyer). La plupart des études ont démontré que plus l’écart entre les revenus de l’homme et de la femme est grand, plus il y aura de violences envers la femme dans le foyer (voir notamment l’étude d’Anna Aizer, en 2010, «Ecart de salaire entre hommes et femmes et violence domestique»). Le Rwanda est un cas atypique : les femmes sont majoritairement les soutiens de foyer avec 88% des revenus, et devraient donc connaître peu ou moins d’abus. Pourtant, 34% disent avoir subi des violences physiques ou sexuelles venant de leur partenaire. Un taux élevé qui reste relativement bas pour la région : elles sont plus d’une femme sur deux en Ouganda. «Nous avons trop d’hommes qui ne veulent pas abandonner leurs privilèges» explique Rutayisire. Son espoir, il le porte sur cette nouvelle génération : «Nous n’arriverons à l’égalité que si nous impliquons ces hommes à devenir des agents du changement.»

Après avoir nettoyé le salon, Abdul Khalim fait la vaisselle. La violence domestique, il la connaît de près. Chez lui, quand ça va mal, son père bat sa mère. Le jeune homme de 19 ans a appris, à l’école, que l’inégalité des genres et la violences sont souvent liés. Alors son engagement a plusieurs visages, qu’il aide sa sœur à préparer le repas ou qu’il ose s’interposer entre ses parents : «Ma mère m’a un jour confié que si je continuais comme ça, je finirai peut-être par servir d’exemple à mon père.»

Bernadette, 18 ans

«Je vais faire de mon mieux pour aimer mon fils»

Samedi matin, comme tous les week-ends, il y a match. A moins d’une heure de Kigali, le terrain de foot en terre rouge tranche avec une colline recouverte de bananiers. Alors que les deux équipes d’adolescentes s’affrontent, une petite foule de bambins hurle des encouragements depuis un coin d’ombre. Quand le match se termine, les joueuses les retrouvent. Elles boivent de l’eau, s’assoient, prennent les enfants dans leurs bras et les allaitent pour nombre d’entre elles. On parle avec excitation de la dernière nouvelle : une de leurs amies a accouché ce matin.

Ces adolescentes du centre Marembo ont toutes de longues histoires pour leur courte vie. Alice a été violée par un garçon de sa classe et est tombée enceinte. Josiane s’est enfuie de chez elle parce que sa mère l’empêchait d’aller à l’école. La mère du petit Olivier a été violée par son père – le garçon est à la fois son fils et son frère. Beaucoup sont mineures et ont des maladies sexuellement transmissibles. Marembo est, aujourd’hui, le seul centre au Rwanda qui accueille les jeunes filles enceintes victimes d’abus sexuels.

«Le moment qui a changé ma vie, c’est quand j’ai décidé d’aller voir la police, raconte Bernadette sans hésitation. C’est le moment où j’ai repris ma vie en main.»

Bernadette Kabakesha, 18 ans, vit à Marembo depuis fin 2015. A son arrivée, elle était enceinte de trois mois, et depuis qu’elle a accouché de son petit garçon, on la surnomme «Mama Christian», du nom de son fils. Pour elle, la vie recommence à peine. Après la mort de son père puis de sa mère, Bernadette a été trimballée de foyer en foyer. Pendant des années de maltraitances, on lui a défendu d’aller à l’école et on l’a forcée à travailler pour ses familles d’accueil. Quand sa cousine, qu’elle adorait, accepte qu’elle emménage avec elle et son mari, elle pense enfin rejoindre un foyer aimant. Mais le mari la viole.

Peu après, Bernadette tombe malade – les médecins lui apprennent qu’elle est enceinte de plus de deux mois. Terrorisée à l’idée que sa cousine l’apprenne, elle s’enfuit. Après un long périple, elle a fini par retrouver sa grand-mère. Ensemble, elles ont décidé d’aller dans un «One Stop Center», l’un des centres à la fois hospitalier et policier pour les victimes de violences sexuelles créés en 2011 par le gouvernement. Le test ADN entre l’enfant et l’agresseur ne laisse aucun doute : il est arrêté puis emprisonné. Enceinte de cinq mois, Bernadette n’a nulle part où aller. Sa cousine (et femme du violeur) propose de l’héberger, espérant pouvoir négocier une remise de peine pour lui. Afin d’éviter ce scénario, Nicolette Nsabimana, directrice de Marembo et ancienne avocate, s’est interposée et portée volontaire pour héberger la jeune fille enceinte.

«Le moment qui a changé ma vie, c’est quand j’ai décidé d’aller voir la police, raconte Bernadette sans hésitation. C’est le moment où j’ai repris ma vie en main.»

Une femme sur trois est victime de violences au Rwanda, selon un rapport gouvernemental de 2011. La volonté politique de combattre la violence basée sur le genre découle de cette ambition post-génocide d’avancer vers une «libération des femmes». En 2008, alors que les femmes parlementaires venaient tout juste de faire du Rwanda le premier pays au monde à avoir plus de femmes députées que d’hommes, elles ont profité de cette nouvelle majorité pour proposer une loi qui prévient et punit la violence sexiste. C’est la première fois qu’une loi est issue du Parlement et non du pouvoir exécutif.

Ce texte a permis la mise en place d’un environnement structuré : un ministère autour de l’égalité des genres et contre la violence, et ces «One-Stop Centers», centres qui combinent du personnel policier, hospitalier et judiciaire pour une réponse holistique à la violence sexiste. «Plus il y a de centres [41 aujourd’hui, ndlr], plus le pays recense d’incidents de violence», explique le coordinateur des centres au MIGEPROF Godfrey Mugabo, qui se félicite que plus de femmes osent témoigner. C’est dans ces centres que les jeunes femmes de Marembo, comme Bernadette, vont porter plainte et plus tard accoucher. Mais pour Nicolette Nsabimana, que les enfants du centre surnomment «Mami», justice n’est pas faite si elle ne répare pas. «Il ne suffit pas de punir. Or pour les viols, les réparations sont presque impossibles à obtenir. Les victimes se retrouvent sans rien ni nulle part où aller […]. Leurs droits à devenir des femmes fortes ne sont pas respectés.»

Le Centre Marembo est plus qu’un refuge pour nombre de ses jeunes résidentes : il est un lieu de réhabilitation. Ici, elles reçoivent le soutien pour se relever de leurs expériences traumatiques, mais aussi une éducation de mère, une éducation professionnelle, une éducation à la sexualité et aux droits de la femme. «Elles arrivent ici sans savoir quels sont leurs droits, ou simplement qu’elles en ont», se lamente Nicolette Nsabimana. Bernadette et ses copines savent, pourtant, que le Rwanda a un nombre record de femmes à sa tête.

«Le fait qu’autant de femmes aient rejoint l’espace politique a privé la société civile de ses activistes et leaders»

«Le fait qu’autant de femmes aient rejoint l’espace politique a privé la société civile de ses activistes et leaders», pointe paradoxalement Pamela Abbott, professeure honoraire à l’université d’Aberdeen, spécialiste du genre au Rwanda. «Beaucoup de femmes étaient actives dans les années qui ont suivi le génocide, mais cette énergie a été absorbée par les différentes entités de l’Etat», explique-t-elle : les leaders féministes ont rejoint le système et ne sont plus en position de le remettre en cause. Nicolette Nsabimana est l’une des rares femmes à avoir eu une démarche inverse : elle a quitté son poste à la mairie de Kigali pour le Centre, après avoir vu une petite fille de 11 ans donner le sein dans la rue. Il est primordial pour elle que ses «alumnas», comme elle les appelle, deviennent des porte-parole.

Bernadette souffle sur du chocolat chaud dans une tasse en plastique pendant que Christian, gaiement, fait des roulades. Elle vient de le laver dans une bassine, coincée entre les deux lits superposés de la toute petite chambre. «C’était peut-être ce que voulait Dieu», dit-elle de son bébé de 1 an. Au début de sa grossesse, Bernadette n’en avait pas la moindre idée : elle s’était dit qu’elle avait le ventre gonflé à cause de parasites. Quand elle a accouché, elle se débarrassait à peine de l’idée qu’elle avait commis une faute. «Si je fais de mon mieux pour l’aimer, il fera de son mieux pour m’aimer, se dit-elle. Alors j’espère que je serai une bonne mère.»

Trois autres jeunes filles partagent cette chambre d’une quinzaine de mètres carrés. Bernadette discute avec sa colocataire, chacune avec son bambin. Elle parlent de son film préféré : une production Bollywood qui raconte l’histoire d’une enfant abandonnée et maltraitée par sa famille d’accueil qui réussit finalement à faire sa vie avec le garçon qu’elle aime. Bernadette enfile une robe marron et se prépare pour sa formation professionnelle : un atelier où elle a appris à coudre, entre autres, un petit short pour Christian. Son plan pour leur futur à tous les deux, elle y a déjà bien réfléchi : elle va devenir couturière professionnelle, gagner de l’argent, se lancer dans la gestion d’un supermarché, acheter des terres à bas prix à la campagne puis les revendre à prix d’or, et avec les bénéfices, elle achètera une grande maison pour elle et Christian, d’où elle continuera à superviser ses affaires. «Bien sûr, je serai aussi une activiste», ajoute-t-elle, «comme Mami». Bernadette aime se projeter dans le futur, c’est Nicolette Nsabimana qui lui a appris. Son fils n’aura pas à vivre ce qu’elle a vécu, et ils n’auront plus besoin de personne pour s’occuper d’eux.

Crédits :

Textes, dessins et vidéos : Caterina Clerici et Eléonore Hamelin, envoyées spéciales au Rwanda

Production Six Plus

Avec le soutien du European Journalism Center’s Innovation in Development Reporting Grant. Suivez le projet sur Instagram @her_rwanda.

http://www.liberation.fr/apps/2017/09/rwanda/

Posté le 14/10/2017 par rwandaises.com