La presse, «le quatrième pouvoir»?! Pour cela, il faudrait qu’elle soit indépendante des autres pouvoirs, économiques et/ou politiques. Et tel n’est pas le cas. L’exemple de la presse en France vient le montrer. Une presse dont les médias devraient certainement se recentrer sur leur fonction première de corps inter-médiaire: information et vigilance citoyenne. Comme c’est le cas au Rwanda de l’après-Génocide.
LES CONTRAINTES DES MÉDIAS EN FRANCE
La pluralité des médias occidentaux et leur «puissance de feu», technologique et financière, signifieraient indépendance et liberté effective des journalistes! On oublie ou l’on fait semblant d’oublier que ces derniers sont soumis à des contraintes économiques et/ou politiques.
Des contraintes économiques
On ne le sait guère: en France, une dizaine de milliardaires possède la quasi-totalité des titres de la presse écrite et audiovisuelle, nationale et régionale. Mais ce n’est pas par amour pour la «liberté d’expression» et dans l’intérêt général que ces détenteurs de capitaux ont pris le contrôle des médias. Évidemment. L’information est (devenue) une marchandise comme les autres; d’où, la course au scoop qui fait vendre.
Et si l’on ajoute à cela que la publicité est une des principales sources de revenus pour tous les médias, l’on comprend que rares et téméraires sont les journaux qui passent outre l’autocensure: il ne faut pas scier la branche sur laquelle l’on est assis. Mutatis mutandis, il en est de même pour ce qui est des médias publics.
Comme les grandes entreprises et l’Entreprise France sont liées, le journaliste sait jusqu’où il peut et doit aller dans la critique politique internationale du pays. Et cela d’autant plus que, aujourd’hui plus qu’hier, les médias privés disposent de moyens colossaux qui proviennent non seulement de leurs actionnaires mais aussi de subventions publiques.
Une presse subventionnée par l’État, politicienne et partisane
En France, en plus du financement des médias publics, l’État verse des subventions annuelles et substantielles à 322 titres de la presse écrite (quotidiens et périodiques), toutes tendances confondues. En aides individuelles (par titre): 207 M€ d’aides individuelles (chiffres de 2015, publiés en 2017), dont plus de plus de 26M€ rien que pour les cinq premiers. Dans l’ordre: Aujourd’hui en France avec 7.770.562 euro; Libération: 6 499 414 euro; Le Figaro: 6 456 112 euro; Le Monde: 5 438 216 euro; La Croix: 4 405 474 euro.
Lire aussi: Quels sont les journaux les plus aidés par l’Etat? Classement des subventions versées à la presse écrite, Actufinance du 10 février 2017 (Chiffres de 2015)
http://www.actufinance.fr/actu/aides-journaux-subventions-presse-6967604.html
Et il faut ajouter aux 207 M€ d’aide directe aux journaux ou périodiques 130 M€ de subvention globale dite «aide postale» car octroyée pour leurs expéditions par la Poste. Ainsi, en 2014, le quotidien Le Monde a, en tout, bénéficié de 13,1 M€ de subventions publiques. Soit 12% du chiffre d’affaires issu de la seule vente des journaux!
Lire aussi: La très discrète publication des aides à la presse au titre de l’année 2015 (François Xavier UPR92, 16 décembre 2016)
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-tres-discrete-publication-des-187550
Mais, même avant et sans ces aides, la (grande) presse, écrite ou audio-visuelle, est partisane et politique: presse «de gauche» vs presse de «droite». Elle fait partie du «système» et c’est ainsi qu’elle a suivi les vieux clivages politiques «gauche»/ «droite» dans leur déliquescence programmée. Et pour les mêmes raisons: ces clivages sont ou sont devenus obsolètes et stériles.
Ainsi donc, en France, si l’époque de l’Office de la Radiodiffusion-télévision française est révolue, l’indépendance du journaliste et (donc) la liberté de la presse sont dans la longueur de la corde et la largeur de la marge (de manœuvres): assez large sur des sujets peu sensibles, elle se rétrécit à vue d’œil quand les enjeux sont de taille. Les médias, publics ou privés, ne constituent donc ni «le quatrième pouvoir» ni même un contre-pouvoir neutre qu’ils se disent être. D’où, la nécessité de se recentrer sur la fonction première de la presse, celle de corps inter-médiaire. Au service de la chose publique, de la res publica. Loin des intérêts particuliers et partisans. Mais rares et marginaux sont les médias, non subventionnés, qui s’y essaient comme le site Médiapart, cofondé par Edwy PLENEL, un ancien du journal Le Monde, ou la Revue XXI, cofondée par Patrick de SAINT-ÉXUPERY, un ancien du journal Le Figaro.
Enfin, si la liberté de la presse est mythifiée et les médias occidentaux placés sur un piédestal, c’est afin de faire de ces derniers un élément du «soft power» comme outil de domination, outil d’autant plus efficace qu’ils seraient les seuls à être indépendants et libres! Une réelle opération «mystification». L’universalisme européen veut faire oublier que la liberté (de la presse) n’est pas sortie toute armée de la cuisse de Jupiter, telle la déesse Athéna: elle s’inscrit dans un contexte historico-culturel qui en façonne les contours.
LA PRESSE AU RWANDA DE L’APRÈS-GÉNOCIDE
Aucun modèle n’est universel, exportable clés-en-main: la liberté de la presse s’inscrit non seulement dans le temps mais aussi dans l’espace. Comme toutes les valeurs et tous les droits universels.
De l’impérieuse nécessité de tenir compte du contexte historico-culturel
La liberté (de la presse) est une valeur universelle. Mais ses contours et ses particularités sont liées à la place que la valeur [LIBERTÉ] occupe dans une culture donnée. C’est-à-dire de sa fonction au sein de la structure constituée par l’ensemble des valeurs.
Et cette place n’est pas la même dans une société du JE, comme en France, et dans une société du NOUS, comme au Rwanda, pays de l’Ubuntu («tu es donc je suis»). L’Ubuntu, valeur cardinale qui irrigue toute la Culture rwandaise. Et qui sous-tend la démocratie participative. Le Rwanda de l’après-Génocide a inscrit dans sa Constitution le modèle participatif et le «recours aux solutions endogènes» _ une douzaine, dont les Gacaca _ comme LE pilier de sa résilience et de son développement intégral.
Dans une société du NOUS, liberté rime avec citoyenneté: «Être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes, c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres» (Nelson Mandela, Un Long chemin vers la liberté)». C’est ainsi qu’au pays de Gihanga, les médias sont des médias citoyens. Comme les autres corps intermédiaires: syndicats et ONG ou autres associations. Et les corps constitués comme l’armée ou la police nationale.
Des médias, corps intermédiaires libres ET citoyens
Il existe actuellement une cinquantaine de titres de journaux et une centaine de sites-web d’information. Depuis 1994, le nombre des stations de télévision est passé de 1 à (au moins) 6 et surtout le nombre de stations radio de 1 à (au moins) 29. Des radios libres et indépendants largement écoutés dans ce pays de la tradition orale.
Comme corps intermédiaires, tous ces médias ont le rôle d’informer et d’expliquer, de médiatiser sans chercher à s’ériger en un « quatrième pouvoir _ alors qu’ils ne jouissent d’aucune légitimité populaire _ et de jouer pleinement leur rôle de vigilance et d’alerte. Loin de toute polémique politicienne et donc loin toute opposition pour l’opposition, de toute idéologie partisane et des clivages politiciens, dont tout le monde dénonce aujourd’hui le caractère artificiel et stérile. Et qui n’ont aucun fondement culturel ou historique au Rwanda et en dehors de l’Occident.
Les médias inscrivent donc leur démarche dans l’ADN culturel du peuple rwandais. Et dans le contexte post-génocide, qui renforce la volonté d’unir et non de diviser. À l’extrême opposé de La Radio-Télévision Libre des Mille collines et autres médias de la haine. Le Code d’Éthique et de déontologie des médias rwandais fixe aux journalistes un cadre clair. Ils doivent «être au courant du danger de discrimination» (Article16), éviter les abus, la diffamation, l’incitation à la haine, l’apologie du génocide. Et les «gens exerçant une autorité dans la vie publique bénéficient d’une protection pour leur vie privée excepté quand leur vie privée peut avoir un effet sur la vie publique (Article 21). Et, uniquement dans ce cas-là.
Dans un monde idéal, ce dont les médias du pays ont besoin, ce n’est pas les leçons de liberté (de la presse), mais de moyens techniques et d’expertise journalistique. Dans un monde idéal, l’Occident pourrait apprendre aussi du modèle «participatif» d’engagement citoyen tel qu’il est pratiqué dans un pays comme le Rwanda. Au lieu de mythifier le modèle occidental afin de mieux en faire un élément-clé de «soft power», outil pour perpétuer la domination de l’Occident sur le reste du monde.
Et ce qui est vrai pour la liberté (de la presse) l’est autant pour la justice, pour la démocratie et pour l’ensemble des droits humains, qui sont universels mais se déclinent selon l’ADN culturel d’un peuple et selon les époques. Pour renaître de ses cendres, après le Génocide contre les Tutsis de 1994, le Rwanda a choisi de renouer avec ses racines en les modernisant: il a opté pour un développement et des solutions endogènes.
André TWAHIRWA, Africaniste et élu local en Île-de-France
Édito d’André TWAHIRWA – LES MÉDIAS, «QUATRIÈME POUVOIR» OU TOUT SIMPLEMENT CORPS INTER-MÉDIAIRE ?
Posté le 17/02/18 par rwandaises.com