Du Panarabisme décevant au Panafricanisme déférent, L’évolution de la politique régionale de Mouammar Kadhafi (2) Par Nicolas Klingelschmitt
Dans cette troisième partie, nous verrons comment un conflit frontalier de la période coloniale a enflammé les relations entre le Tchad, jeune nation indépendante proche de son ancienne administration coloniale, et la Libye kadhafienne, pendant plusieurs décennies. Nous verrons que si le Colonel avait initialement établi des caps idéologiques et diplomatiques qui pouvaient apparaitre courageux sinon ambitieux, ceux-ci ne masquaient pas une politique étrangère tempétueuse, qui s’accompagnait parfois d’un bellicisme vicieux allant jusqu’aux liens avec le terrorisme international.

Mouammar Kadhafi, des sables mouvants à l’orée du pré carré français

Si le territoire libyen attire l’attention au vu des opportunités économiques qu’il présente, le Guide défend aussi son intérêt stratégique et ses possibilités d’expansion, aux dépens de ceux de la France et de ses alliés dans la région.

Tout commence au Sud de la Libye, qui a été pendant plusieurs années la base arrière de rebelles tchadiens lors de la guerre civile tchadienne alors que le Roi Idriss 1er, renversé par Kadhafi en 1969, leur laissait le champ libre le long de la frontière Sud de ce qui était à l’époque son royaume. Cette zone, la bande d’Aozou, est initialement à l’origine d’un litige frontalier entre les puissances coloniales italienne et française (1) qui, en 1935, sont en désaccord sur la propriété de cette bande semi désertique. La région présente des réserves d’uranium naturellement enrichi, qui intéressent 40 ans plus tard la Libye de Kadhafi notamment pour le développement d’un éventuel programme nucléaire. A sa prise de pouvoir, Mouammar Kadhafi y voit donc une opportunité d’agrandir son influence régionale tout en s’opposant à la volonté de la France, qui soutient le gouvernement tchadien, et qui avait théoriquement, par l’accord de 1935, cédé ce territoire à la Libye alors sous contrôle italien. Il donnera ainsi au conflit une autre dimension en impliquant la Jamahiriya.

Pour mener à bien ses projets, Kadhafi se présentera à la fois comme soutien officieux des rebelles et comme médiateur officiel du conflit auprès du président tchadien de l’époque, François Tomballaye. Il exhorte ce dernier à mettre fin au soutien qu’il reçoit d’Israël, ce qu’il accepte, et lui demande de se défaire du soutien militaire important de la France, ce à quoi il se refusera, malgré la signature d’un traité d’amitié Tchad-Libye en 1973. Cette même année, les forces militaires libyennes envahissent la bande d’Aozou, au nord du Tchad, le long de la frontière Sud-Sud Est de la Libye, que la Jamahiriya annexe officiellement 3 ans plus tard, accordant la nationalité libyenne à l’ensemble des habitants de la zone. Il n’y aura pas de réaction immédiate de la part du gouvernement tchadien qui fait déjà difficilement face à la guerre civile ; il faudra attendre 14 ans avant d’assister à une réelle contre-offensive organisée.

En 1987, la force expéditionnaire libyenne compte 8 000 hommes, 300 chars de combat soviétiques T-55, 60 avions de chasse ainsi que des batteries d’artillerie lorsque 10 000 hommes de l’armée tchadienne lancent une offensive pour reprendre possession de la bande d’Aozou, transportés par 400 pickups du célèbre modèle de Toyota, l’Hilux, dont certains sont équipés de lance-missiles MILAN ou de mitrailleuses, du matériel fourni par la France dans le cadre de ses accords de défense avec la République du Tchad. L’histoire militaire retiendra cette phase du conflit comme la « Toyota War », durant laquelle les 4×4 tchadiens légers, rapides, maniables et économiques (2), transportant jusqu’à 20 hommes à la fois, vinrent à bout des vieux et lourds chars soviétiques de la Libye dont l’aviation avait été clouée au sol par des bombardements français, forçant finalement les troupes de la Jamahiriya à organiser leur retraite (3). En 1994, la CIJ (4) règle définitivement le litige frontalier en réaffirmant la souveraineté du Tchad sur la bande d’Aozou.

Au-delà de ces incursions dans la politique interne d’Etats voisins, Mouammar Kadhafi représente un ensemble de grains de sable dans les rouages diplomatiques de plusieurs puissances occidentales. Il entretient en effet des liens personnels étroits avec certains chefs d’Etats africains, dont les plus controversés de leur temps ; c’est ainsi que l’Empereur Bokassa 1er, dirigeant excentrique de « l’Empire Centrafricain » trouve temporairement refuge en Libye lorsqu’il est chassé du pouvoir fin septembre 1979, alors qu’il y était justement en visite officielle. Le début de la décennie 1980 marque un nouveau tournant dans les fréquentations du Colonel libyen ; outre le Bonaparte de Bangui, Kadhafi entretient des liens avec plusieurs cellules du terrorisme mondial de l’époque, et se retrouvera dangereusement dans les viseurs américains et européens.

Décennie 1980 : « Le chien enragé du Proche-Orient » offre une niche au terrorisme international

Qualifié en ces termes par le président américain Ronald Reagan, Mouammar Kadhafi apparait comme un dirigeant totalitaire viscéralement opposé à la puissance du bloc de l’Ouest aux yeux des dirigeants occidentaux. A l’heure où ceux-ci prennent l’avantage sur leurs adversaires de l’Est, la Libye, qui entretient de bonnes relations avec l’URSS, voit l’Union soviétique progressivement s’affaiblir et développe une stratégie agressive qui isolera un peu plus sur la scène internationale le Guide de la révolution et sa volonté de troisième voie dans un monde dont la bipolarité touche à sa fin.

Dès la fin des années 1970, après le conflit avec l’Egypte, la Libye multiplie les actions dangereuses ; en 1978, le chef spirituel chiite libanais Moussa Sadr disparait définitivement alors qu’il était en séjour officiel en Libye. Beyrouth prononcera à l’encontre du dirigeant libyen un mandat d’arrêt pour l’assassinat du chef religieux (5), et les relations entre les deux Etats en pâtiront durablement.

Sur le plan idéologique, la Libye amorce brièvement un tournant qui alerte l’opinion mondiale. En 1986, on enseignait aux jeunes Libyens que les Etats-Unis, Israël et l’Egypte étaient l’ennemi, l’empire du mal. Les services de renseignements américains et français découvrent que par des voies détournées, le gouvernement Libyen est derrière le financement de plusieurs groupuscules terroristes, et envoie des armes aux Brigades Rossi Italiennes ainsi qu’à l’IRA.

L’attentat dit du « Lockerbie bombing » (6) en 1988 est un témoignage sanglant du soutien qu’apportait à l’époque la Libye aux mouvances extrémistes, cette attaque terroriste ayant coûté la vie aux 280 passagers d’un vol commercial étant retenue par l’histoire comme l’une des plus meurtrières de toute la décennie 1980. Les deux suspects libyens bénéficièrent de la protection de leur gouvernement, Mouammar Kadhafi refusant de les livrer à la justice américaine à l’ouverture du procès (7). Le gouvernement libyen admettra finalement en 2003 une responsabilité pour les actions de ses représentants officiels dans cette affaire (8).

Outre Lockerbie, on peut également mentionner deux ans plus tôt l’attentat à Berlin-Ouest de « La Belle discothèque » du 5 avril 1986 qui fit 3 morts (une civile et deux sergents des Marines) et 229 blessés dont 79 militaires américains (9). L’attaque est perpétrée par des agents libyens, d’après les services de renseignement américains (10).

Un étranglement économique plus déterminant que des bombardements aériens

Les représailles américaines seront expéditives : dans la nuit du 14 au 15 avril 1986, soit 10 jours après l’attentat de Berlin, l’opération Eldorado Canyon est déclenchée par l’US Air Force, et 45 appareils pénètrent l’espace aérien libyen. 60 tonnes de bombes sont larguées en 20 minutes sur un aérodrome, une académie navale, plusieurs casernes, et des batteries de défense anti-aérienne (11). L’Assemblée Générale de l’Organisation des Nations unies condamnera cette intervention qui « constitue une violation de la charte des Nations unies et des lois internationales » (12).

Alors que le bombardement américain de 1986 n’empêchera toutefois pas Kadhafi de planifier 4 ans plus tard l’attentat de Lockerbie comme mentionné précédemment, la réponse la plus effective à ces liens avérés qu’entretient depuis de nombreuses années la Libye avec différentes mouvances et opérations terroristes (13) proviendra finalement du Conseil de sécurité de l’ONU qui décide en 1992 d’un embargo international sur la Jamahiriya, faisant suffoquer son économie.

La Jamahiriya est alors dangereusement isolée et marginalisée sur la scène internationale, une position loin de la troisième voie que le Colonel voulait alors faire incarner à la Libye à l’époque de la guerre froide. Il doit urgemment améliorer son image, et alors qu’il opère un tournant radical en s’engageant aux côtés de l’Occident contre le terrorisme mondial (14) avec qui il était soupçonné de liens quelques années plus tôt, il renforce également ses positions africaines.

Cet « assagissement » après plus de deux décennies d’un règne où il se plaçait en adversaire de l’impérialisme occidental qu’il dénonçait, visant en particulier Israël et les Etats-Unis, peut s’expliquer par une peur soudaine d’une hypothétique intervention américaine massive, après l’opération Eldorado Canyon de 1986 et les deux guerres du Golfe où les Américains et leurs alliés déploient des moyens militaires massifs pour mettre fin aux agissements de Saddam Hussein au Koweït. Le dirigeant libyen réalise alors que l’interventionnisme américain est à son paroxysme avec les opérations Desert shield et Desert storm et que George Bush n’hésite pas à s’immiscer dans les conflits arabes lorsque ceux-ci touchent également aux intérêts des Etats-Unis.

Après que le gouvernement libyen ait été pendant des années accusé de tenter de développer des armes de destruction massive (15), la normalisation de la diplomatie libyenne sera à son paroxysme avec l’abandon de tout programme nucléaire militaire (16). Cet abandon est officiellement annoncé le 19 décembre 2003, et suivi du démantèlement de toutes les structures liées à la fabrication d’armes atomiques, opéré par les Etats-Unis et le Royaume Uni en 2004 sous l’égide de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) pour ne maintenir qu’un programme nucléaire civil (17).

L’influence du Colonel dans le panafricanisme moderne

La politique favorable aux Etats africains et à leurs dirigeants qu’a toujours entretenue le Colonel se renforce considérablement à partir de la fin des années 1990, alors que Kadhafi estime que les pays arabes ne soutiennent pas suffisamment sa cause tandis qu’il subit l’embargo international depuis 1992 imposé par l’ONU.

Lancé dans une véritable quête de respectabilité après cette isolation due à ses liens avec le terrorisme, le dirigeant libyen s’interposera comme médiateur de plusieurs conflits internes au continent africain, constituera en 1998 la communauté des Etats sahélo-sahariens, nouvelle entité régionale multidimensionnelle, et se revendiquera héraut d’une vision rénovée de l’unité africaine auprès des instances du continent.

Il concentrera ses efforts sur une dénonciation de toute forme d’interférence occidentale et en particulier européenne avec les intérêts des Etats africains ; il sera ainsi l’un des premiers à adresser de virulentes critiques envers la Cour Pénale Internationale, à qui il reproche déjà à l’époque de ne juger essentiellement que des Africains, et militera pour la mise en place d’un gouvernement régional de l’Afrique. Ces deux exemples de ses sorties diplomatiques marquent les deux grands axes de sa politique africaine à l’aube des années 2000 ; défendre l’indépendance et l’autonomie des Etats africains ainsi que la liberté d’agir de leurs dirigeants, qu’ils soient en poste en respectant les règles de la démocratie ou non, et unifier le continent africain sur les plans politiques, économiques et idéologiques. En pratique, l’instabilité et l’imprévisibilité du dirigeant libyen compliquaient la concrétisation de ses velléités d’unification, en témoigne l’homme politique Gabonais Jean Ping, alors président de la commission de l’Union africaine, qui résume : « Le problème avec Kadhafi, c’est qu’il croyait qu’il pouvait faire ce qu’il voulait (18) » alors que ce dernier était quant à lui président de l’Union, en 2009.

Le Colonel Kadhafi tirera de ces deux axes une reconnaissance en tant que figure du panafricanisme moderne qui lui survivra, puisqu’aujourd’hui encore, une grande partie de l’opinion publique africaine le place au même rang que Patrice Lumumba ou Thomas Sankara. L’Union africaine fut d’ailleurs la seule organisation internationale à refuser l’intervention militaire sur le sol libyen, proposant un plan de transition pacifique comprenant un exil du guide suprême.