«L’essentiel pour le peuple est de retrouver le fil conducteur ancestral le plus lointain possible.» (Cheikh Anta-Diop)
Il existe, en effet, plus d’une forme de démocratie ou plutôt plusieurs «dominantes» dans les pratiques démocratiques, tous les systèmes étant mixtes dans la réalité. Selon le degré de délégation des pouvoirs, l’on distingue quatre formes de démocratie, dont trois sont très bien connues: la démocratie à (dominante) «directe»; la démocratie à (dominante) «représentative»; la démocratie (à dominante) «populaire». La démocratie à (dominante) «participative» est l’ensemble des dispositifs et des procédures qui permettent d’augmenter l’implication des citoyens _TOUS ET TOUTES _ dans la vie politique et d’accroître leur rôle dans les prises de décision. Le Rwanda est sans doute le seul pays à pratiquer la démocratie (à dominante) participative, à l’inscrire dans sa Constitution (Article 48) en tous cas.
Dans un monde de plus en plus globalisé, chaque peuple doit avoir sa place dans le concert des nations: il doit donner et recevoir, apporter et prendre sa part au «rendez-vous du donner et du recevoir», à la fabrique du métissage culturel inévitable mais qui doit se faire seulement en fonction de ses besoins réels et en adéquation avec ses valeurs fondamentales.
Le Rwanda d’après 1994 a ainsi repris le modèle institutionnel occidental (les trois pouvoirs, le multipartisme…) hérité de la colonisation mais le «partage» du pouvoir est inscrit dans la Constitution de 2003 révisée en 2015(Articles 61 à 63). En France, le financement participatif (une sorte de «tontine» à l’occidentale) et les percées de l’économie collaborative (de «pair à pair») ou de l’économie sociale et solidaire peuvent être considérés comme relevant du modèle participatif du NOUS. Dans le champ politique, depuis 2014, la commune de Saillans, petit village de la Drôme, fonctionne comme une démocratie participative avec un certain succès (Philosophie magazine, novembre 2016): les édiles gagneraient en temps et en efficacité en s’inspirant de ce qui se fait dans un pays comme le Rwanda. Mais, même si les responsables politiques français parlent de plus en plus de la nécessité d’inoculer une dose de démocratie participative dans la vie citoyenne, ce type d’innovation reste à la marge de la société occidentale et ce sont des activistes de mouvements minoritaires tels que Nuit debout, le Cran, les Désobéissants, Génération précaire…qui occupent le devant de la scène médiatique: leur objectif est de donner davantage de pouvoir aux citoyens qu’ils estiment exclus du modèle représentatif.
En effet, la greffe et l’inculturation sont plus faciles si donneur et receveur appartiennent au même génotype culturel. C’est ainsi que le concept des «Primaires», importé des États-Unis, a pu prendre en France: beaucoup de succès des «Primaires de la gauche» en octobre 2011 avec 2.8 millions de votants et, encore plus pour les «Primaires de la droite et du centre», en novembre 2016, avec 4,3 millions de votants au second tour. De la même façon, la démocratie participative à la rwandaise est, mutatis mutandis, «exportable» dans les pays d’Afrique noire. L’Umuganda, ou travaux communautaires, se pratiquerait déjà dans certaines capitales ouest-africaines comme Conakry.
Le Monde Afrique, dans son édition en ligne du 20 octobre 2016, publie un papier intitulé «L’avenir du monde se joue en Afrique». Il s’agit d’un entretien entre deux ténors de l’africanité, le camerounais Achille Mbembe et le sénégalais Felwine Sarr. À la question de la journaliste Séverine Kodjo-Granvaux: «On a souvent plaqué des concepts européens, comme l’Etat-nation ou même la démocratie, sur des réalités africaines. Comment les rendre valides?», le premier répond: «Nous en sommes encore très loin. Cela prendra quelques siècles et nécessitera une ou deux révolutions» (sic). L’intellectuel camerounais pense l’Afrique en référence à l’Occident et parle de démocratisation de l’Afrique selon un modèle exogène, celui de la démocratie libérale: «Nos formations étatiques sont des assemblages plus ou moins hétéroclites de territoires fort divers. Ce ne sont pas des unités disposant d’une relative cohérence et continuité. La question est de savoir à quelles conditions ces accidents de l’Histoire pourraient se transformer en projet, en concept et en idée.»
Le sénégalais, lui, parle Renaissance africaine et de solutions endogènes: «Pour être efficace et qu’elle fasse sens aux populations concernées, la démocratie doit être endogène et épouser les formes culturelles et civilisationnelles. Au Sénégal, des chercheurs réfléchissent à de nouvelles formes de démocratie et l’élection n’apparaît pas comme un critère central». Et il continue en de justifiant la nécessité de recourir à des solutions «endogènes» en lieu et place du modèle «libéral» hérité de la colonisation: «On sait très bien que l’élection ne garantit pas l’expression de la volonté du plus grand nombre. Sans compter qu’elle est devenue une technologie que l’on peut capturer, biaiser et manipuler, la transformant alors en outil antidémocratique.».
Ce qu’il ne devait pas savoir ou qu’il a omis de dire, c’est que le modèle endogène est en place «grandeur nature» au Pays des mille collines, où le recours aux solutions endogènes est inscrit dans la Constitution dans son article 11(Culture rwandaise comme source de solutions endogènes:
En vue du développement national, de la promotion de la culture nationale et de la restauration de la dignité, les Rwandais, se basant sur leurs valeurs, mettent en place des mécanismes de solutions endogènes en vue d’aborder des questions qui les concernent.
Des lois peuvent créer différents mécanismes visant des solutions endogènes.
La (re)mise en place progressive de ces valeurs et de ces solutions «endogènes» est un des principaux facteurs du «miracle rwandais»: elles structurent en profondeur toute la vie politique du Rwanda de l’après-génocide. Et les «solutions localement conçues » sont bel et bien «l’ensemble des dispositifs et des procédures qui permettent d’augmenter l’implication des citoyens dans la vie politique et d’accroître leur rôle dans les prises de décision et dans leur réalisation» qui caractérisent la démocratie (à dominante) participative. Elle-même inscrite dans la Constitution: «Tous les citoyens ont le devoir de contribuer au développement du pays par leur travail, en sauvegardant la paix, la démocratie, l’égalité et la justice sociale et de participer à la défense de leur pays.»(Article 48). Tous, y compris ceux de la Diaspora («la sixième Province»).
Le modèle participatif est dans l’ADN du peuple rwandais. Et l’ubuntu est LA vertu cardinale. Le Rwanda est le pays du partage et de la solidarité, des solidarités «horizontales»: des solidarités de proximité (en famille, entre voisins) aux solidarités entre les frères humains (Abantu). C’est l’Ubuntu qui sous-tend les solutions «endogènes». Ailleurs qu’au Rwanda, en Afrique du sud, l’Ubuntu a été ponctuellement remis au goût du jour avec la fin de l’apartheid en Afrique du Sud dans le cadre de la Commission Vérité et Réconciliation menée par Mgr Desmond Tutu: la Constitution de 1993 énonce le besoin d’Ubuntu et non de victimisation : «Quelqu’un d’Ubuntu est ouvert et disponible pour les autres, dévoué aux autres, ne se sent pas menacé parce que les autres sont capables et bons car il ou elle possède sa propre estime de soi, qui vient de la connaissance qu’il ou elle a d’appartenir à quelque chose de plus grand et qu’il ou elle est diminué quand les autres sont diminués ou humiliés, quand les autres sont torturés ou opprimés.»
Mutatis mutandis, les «formes culturelles et civilisationnelles» dont parle le sénégalais Felwine Sarr sont celles de l’Ubuntu, du partage. Pour ceux qui en douteraient, il leur suffit de lire L’Enfant noir du guinéen Camara Laye ou le poète de la Négritude, Léopold Sédar Senghor, et, mieux encore, l’auteur de Nations nègres et culture, le grand Cheikh Anta-Diop, le chantre de la Renaissance africaine: «L’essentiel pour le peuple est de retrouver le fil conducteur qui le relie à son passé ancestral le plus lointain possible. Devant les agressions culturelles de toutes sortes, devant tous les facteurs désagrégeant du monde extérieur, l’arme culturelle la plus efficace dont puisse se doter un peuple est ce sentiment de continuité historique» (Ethiopiques numéro 44-45).Et il existe, en effet, un certain nombre de valeurs spécifiquement africaines et communes à l’Afrique (noire): une vision communautaire du monde avec des valeurs culturelles autour de la solidarité horizontale, du «partage». Des valeurs autour du dialogue sur «l’herbe» (agacaca) ou sous le baobab, à la recherche du consensus. Des valeurs tellement anciennes que les quelque cent ans d’évangélisation et de colonisation n’ont pas pu les faire disparaître: elles sont toujours au cœur de la vie locale et n’attendent qu’à être modernisées et institutionnalisées.
Manifestement donc, le modèle participatif doit être considéré comme le mieux adapté à toute l’Afrique noire même au-delà de la (vaste) zone bantoue. L’exemple du Rwanda est là pour nous convaincre que l’avenir de l’Afrique viendra des Africains, ne viendra que de l’Afrique: tourner réellement la page de la colonisation _crime de lèse-majesté, passible de pendaison, vu de Paris ou de Washington_ en tournant le dos au modèle de démocratie «libérale» imposé par l’Occident pour renouer avec les racines africaines et mettre en place les solutions endogènes. Et si le Rwanda est aujourd’hui le seul à avoir sauté le pas, c’est sans doute en partie parce que, en 1994, il avait touché le fond et que le premier responsable de son Malheur était l’Occident, qui cherche toujours à lui imposer les mêmes solutions: après la renaissance culturelle revendiquée par la négritude, c’est aujourd’hui l’heure de la Renaissance culturelle ET politique. Pour ce qui est de la Renaissance de la nation rwandaise, au facteur historique s’ajoute un leadership fort, capable d’amener le peuple à reprendre en main son destin et de mener à terme ce ré-enracinement: à circonstances exceptionnelles, solutions exceptionnelles et homme exceptionnel pour les porter et les incarner.
André Twahirwa, est un enseignant à la retraite, Africaniste et ancien consultant de l’UNESCO, Division Arts et Culture.
(Archive publié le 14/02/2017)
Posté le 30/01/2019 par rwandaises.com