L’ancien secrétaire général d’Ibuka Europe, Alain Ngirinshuti, a profité de la commémoration parisienne du génocide contre les Batutsi, le 7 avril, pour exposer le refus de naturalisation qui lui a été opposé pour « manque de loyalisme envers la France et ses institutions » du fait de son appartenance à l’association de rescapés Ibuka. Il s’en explique à « Jeune Afrique ».

Dimanche 7 avril, au « Jardin de la mémoire », dans le sud de Paris, l’organisation de rescapés Ibuka France organisait, avec la participation de la Mairie de Paris, sa traditionnelle cérémonie du souvenir en hommage aux victimes du génocide conte les Batutsi, survenu d’avril à juillet 1994. Représenté par le député Hervé Berville lors des cérémonies qui se tenaient à Kigali le même jour, Emmanuel Macron avait désigné son ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, pour y faire acte de présence au nom de l’exécutif français. Deux jours plus tôt, le chef de l’État français avait reçu à l’Élysée une délégation d’Ibuka.

Un geste parmi d’autres accomplis au cours des derniers jours par Emmanuel Macron à propos de ce dossier sensible. Dans la foulée de sa rencontre avec Ibuka, le 5 avril, il a en effet officialisé la création d’une commission d’historiens et de chercheurs chargés de mener un travail au long cours centré sur l’examen de l’ensemble des archives de l’État français relatives à la période 1990-1994. Il a aussi annoncé son intention de faire du 7 avril une « journée de commémoration du génocide conte les Batutsi ».

Secrétaire général de la branche Europe de l’association jusqu’en 2018, vice-président d’Ibuka France de 2007 à 2017, le rescapé Alain Ngirinshuti, installé en France depuis 2001, a profité de son intervention, lors de cette journée de commémoration, pour interpeller l’assistance sur le refus de naturalisation qui lui a été opposé en 2017 par l’administration française.

« Relais des services de renseignement rwandais »

Dans un discours plein d’émotion, au cours duquel il est revenu sur ses souvenirs des premiers instants du génocide, décrivant les images des massacres qu’il a vus alors qu’il était âgé de 15 ans, Alain Ngirinshuti, qui en a aujourd’hui 40, est revenu sur le processus de demande de naturalisation qu’il avait engagé en 2014 mais qui n’a pas abouti, officiellement en raison de son « manque de loyalisme envers la France et ses institutions ».

Le 14 septembre 2017, quatre mois après l’élection d’Emmanuel Macron, un premier refus est motivé en des termes vagues par la préfecture de police de Paris. « Il ressort, au vu des éléments de votre dossier, que, eu égard à l’environnement dans lequel vous évoluez, votre loyalisme envers notre pays et ses institutions n’est pas avéré », justifie le courrier adressé à Alain Ngirinshuti, que Jeune Afrique a pu consulter.

« Ne comprenant pas les raisons qui motivaient ce refus, j’ai alors déposé un recours auprès du ministère français de l’Intérieur », explique à JA Alain Ngirinshuti, à l’époque secrétaire général d’Ibuka Europe. Suite à ce recours, déposé en novembre 2017, il reçoit finalement une notification de refus administratif définitif, le 20 septembre 2018. Les termes, cette fois, sont plus explicites. « Après avoir procédé à un nouvel examen de votre dossier […], je constate que vous avez exercé des responsabilités associatives importantes au sein des structures françaises et européennes d’Ibuka et êtes plus particulièrement vice-président d’Ibuka France, qui sert de relais aux services de renseignement rwandais », écrit dans sa lettre Jean-Luc Guillemoto, « sous-directeur de l’accès à la nationalité française », au nom du ministère de l’Intérieur.

Vous avez affirmé avec vigueur que l’État français est pleinement complice des événements de 1994

La missive revient sur le contenu de l’entretien qu’Alain Ngirinshuti a eu avec les services de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) après sa demande de naturalisation. « Lors de votre entretien avec les services spécialisés de sécurité dans le cadre de votre demande de naturalisation, vous avez affirmé avec vigueur que l’État français est pleinement complice des événements de 1994 et devrait dédommager les survivants tutsi ou leur famille. Par conséquent, eu égard à votre manque de loyalisme envers la France et ses institutions, il ne semble pas opportun de vous accorder la faveur de la naturalisation », poursuit le fonctionnaire.

Alain Ngirinshuti revient pour Jeune Afrique sur cette procédure avortée de naturalisation et sur les relations tourmentées entre la communauté française des rescapées et les autorités hexagonales.

Jeune Afrique : Comment s’était déroulé votre entretien en vue d’obtenir la naturalisation française ?

Il avait duré environ 45 minutes, pendant lesquelles on m’a reproché mon appartenance à l’organisation Ibuka. On m’a demandé si j’étais en contact avec des officiels rwandais ; j’ai répondu par l’affirmative. On m’a également demandé mon opinion sur le régime rwandais et sur le président Paul Kagame.

Je leur ai fait comprendre que ça me semblait scandaleux. À partir du moment où une association demande la vérité sur le rôle de la France au Rwanda, cela crée des crispations. Plusieurs génocidaires présumés vivent pourtant ici, en France, où ils ont été naturalisés et ne sont pas inquiétés. Cette approche à mon égard m’a semblé insultante : elle traduit l’aveuglement des autorités sur ce dossier. C’est pour cela que j’en ai parlé le 7 avril dernier.

Comment expliquez-vous que deux ans plus tard, le président Emmanuel Macron ait reçu une délégation d’Ibuka à l’Élysée ?

C’est en effet étonnant. J’ose espérer qu’Emmanuel Macron n’était pas au courant du type de justifications qui m’ont été données par sa propre administration. Depuis plusieurs années, Ibuka a noué des partenariats avec des institutions respectables comme le Mémorial de la Shoah ou la Mairie de Paris. Comment imaginer que l’État français puisse avoir une telle perception de l’association ?

Les rescapés du génocide contre les Batutsi ne sont pas des ennemis de la France. Nous savons qu’une minorité de Français – quelques officiers de l’armée et anciens responsables politiques de l’époque -, hostiles au rapprochement en cours entre Paris et Kigali, agissent dans l’ombre. Quant à savoir ce qui a guidé Emmanuel Macron en recevant Ibuka… Était-ce une opération de communication ou une démarche de bonne foi ? Nous préférons lui accorder le bénéfice du doute. C’est pour éviter tout non-dit que j’ai préféré soulever la question lors des commémorations.

Percevez-vous une rupture depuis son élection ?

Absolument. Mais elle n’en est encore qu’à son début. Durant le mandat de Nicolas Sarkozy, nous avions été reçus par son conseiller pour l’Afrique. Nous avions aussi rencontré le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, dont la position sur le sujet nous semblait aller dans le bon sens. Bernard Kouchner avait d’ailleurs participé aux commémorations à Paris. Mais pendant le quinquennat de François Hollande, nous avons constaté un retour en arrière. Nous avons sollicité en vain des rencontres avec l’administration, mais Ibuka était persona non grata.

Comment les autorités françaises s’étaient-elles positionnées jusque-là concernant la commémoration annuelle à Paris ?

Nous réclamions depuis longtemps un lieu fixe pour commémorer chaque année le génocide contre les Batutsi. Pendant la campagne pour les municipales, en 2014, Anne Hidalgo en avait fait une promesse de campagne, qu’elle a tenue puisque cela fait trois ans que nous organisons les commémorations dans le Jardin de la mémoire, dans le XIIIe arrondissement. La maire de Paris parle du génocide de manière décomplexée.

Nous partions de très loin, car initialement nous tenions cette journée commémorative derrière le cimetière Montparnasse, alors que les négationnistes, eux, avaient obtenu le droit d’occuper le parvis des droits de l’homme, au Trocadéro, pour commémorer l’attentat commis le 6 avril 1994 contre l’avion du président Juvénal Habyarimana. Chemin faisant, avec le soutien de certaines personnalités, comme André Glucksmann, et d’organisations comme SOS Racisme ou le Mémorial de la Shoah, nous avons obtenu l’interdiction d’un tel rassemblement. Puis nous avons nous-mêmes eu droit à une stèle au Père Lachaise, et enfin à un lieu dédié.

Le rapprochement diplomatique entre la France et le Rwanda alterne entre des annonces symboliques et le sentiment que des blocages persistent. Jusqu’où cette réconciliation peut-elle aller, selon vous ?

Emmanuel Macron a fait beaucoup de gestes symboliques en peu de temps, avec la création d’une commission d’historiens, sa rencontre avec Ibuka et l’annonce du 7 avril comme journée de commémoration, en France, du génocide contre les Batutsi. Je pense néanmoins qu’il a raté une opportunité de marquer une rupture définitive avec le passé en déclinant l’invitation des autorités rwandaises.

Il n’a aucun lien avec le régime français en place à l’époque, puisqu’il avait seulement 17 ans au moment du génocide. La realpolitik étant ce qu’elle est, j’imagine qu’il n’a peut-être pas pu aller aussi loin qu’il le souhaitait, même si on sent qu’il manifeste une volonté de couper avec le passé. Nous jugerons de son courage face aux pressions auxquelles il est et restera confronté.

| Par Romain Gras le 09/04/2019

https://www.jeuneafrique.com/760320/politique/quand-les-rescapes-du-genocide-des-tutsi-etaient-taxes-par-la-france-detre-les-relais-des-services-de-renseignement-rwandais/

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