Pour l’écrivaine rwandaise, dont le roman « Notre-Dame du Nil » a été adapté en film, l’écriture est un « espace où rendre hommage » à ses proches tués lors du génocide de 1994.

Propos recueillis par Coumba Kane Publié le 06 septembre 2019

Pendant des années, elle s’est sentie « fragile comme un œuf », incapable de repartir dans le pays qui l’a vu naître, le Rwanda. Une terre où la folie génocidaire a emporté, en 1994, 37 membres de sa famille. Depuis, Scholastique Mukasonga a écrit des romans à la mémoire de ses disparus, onze œuvres depuis 2006. Plusieurs fois primés, ces livres sont devenus « les tombeaux de papiers » de ses proches assassinés, son devoir de mémoire.

Dans Inyenzi ou les Cafards (Gallimard, 2006), premier roman salué par la critique, elle raconte son enfance persécutée et la lutte pour préserver la vie au milieu du chaos. Notre-Dame du Nil (Gallimard, 2012), précieux témoignage historique sur la construction et la montée de la haine anti-tutsi dans les années 1960, a reçu les prix Renaudot et Ahmadou-Kourouma. En 2020 sortira en France un film tiré du roman et réalisé par Atiq Rahimi. Jeudi 5 septembre, le Festival international du film de Toronto l’a dévoilé en avant-première.

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Scholastique Mukasonga est installée depuis 1992 en France, où elle travaille comme assistante sociale. Dans cet entretien, elle revient sur son parcours, les conditions de sa survie et délivre un message fort sur le devoir de mémoire.

Mukasonga. Votre prénom rwandais est devenu un nom de famille en France. D’où vient-il ?

Du cri de ras-le-bol poussé par mon père à ma naissance. Mukasonga est un prénom qui signifie en kinyarwanda : « Encore une fille ! »J’arrivais après deux filles, ce qui n’est pas la meilleure place dans une fratrie. Au Rwanda, avoir une fille est souhaité à deux places bien précises : au rang d’aînée, pour qu’elle aide la maman au quotidien, et comme petite dernière, car on espère qu’elle deviendra le bâton de vieillesse des parents.

Il a fallu du temps pour que votre prénom soit compris d’une manière plus valorisante ?

En kinyarwanda, « muka » signifie « femme de » et « songa » désigne le point culminant de la colline. En me donnant ce prénom, mon père espérait aussi que j’atteigne un objectif bien précis : survivre et perpétuer la mémoire de la famille. Toute leur vie, mes parents se sont battus pour que cela se réalise. Cette mission, je l’ai comprise quand j’ai commencé à écrire et à transmettre au monde l’histoire de mes proches assassinés. J’ai à ce moment-là compris que j’avais répondu à l’attente initiale de mon père. Depuis le génocide de 1994, Mukasonga n’est donc plus la fille de tropmais celle qui a accompli la mission.

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Dans Inyenzi ou les Cafards, vous écrivez devoir « deux fois la vie » à ce père, pour votre naissance et parce qu’il vous a poussé à poursuivre vos études…

Absolument. Dans les années 1960, les discriminations envers les Tutsi étaient déjà fortes. Au point que malgré mes bonnes notes, je me voyais devenir paysanne. Mais c’était compter sans la détermination de mes parents. Alors que nous subissions au quotidien violences et humiliations, ils élaboraient, chacun à sa manière, des stratégies de survie non pas pour eux, mais pour leurs enfants. Ma mère, Stefania, s’échinait à trouver des cachettes dans le village pour qu’on échappe aux machettes en cas d’attaque. Un jour, aidée de mon frère, elle a entrepris de creuser un tunnel dans la maison.

« Mon père estimait que le seul moyen d’échapper à la mort, c’était d’étudier et de quitter le Rwanda. »

Mon père, lui, jugeait toutes ces ruses peu fiables. Il estimait que le seul moyen d’échapper à la mort que nous promettaient sans cesse les tueurs, c’était d’étudier et de quitter le Rwanda. C’est donc lui qui m’a obligée à passer l’examen d’entrée au prestigieux lycée Notre-Dame-de-Cîteaux de Kigali, où, conformément à une règle héritée du colonisateur belge, 10 % des places étaient réservées aux Tutsi. Le jour du concours, pour s’assurer que je ne m’enfuyais pas, il s’était posté devant la salle d’examen, son bâton paternel bien en vue. Il ne fallait pas que je provoque sa fureur ! Et mon père a eu raison d’insister. J’ai été reçue et j’ai survécu au génocide.

Dans Un si beau diplôme [Gallimard, 2018], vous écrivez : « Tout ce que j’ai appris [au lycée], je l’ai appris aux toilettes, la nuit. » A quoi ressemblait une vie de lycéenne tutsi dans ces années-là ?

D’abord, il fallait un fort instinct de survie pour échapper à la mort qui rôdait. Et cela passait par un travail acharné. La nuit, je ne dormais pas. Avec d’autres camarades tutsi, nous révisions nos leçons dans les toilettes, aussitôt les lumières du dortoir éteintes. Je n’étais pas venue au lycée pour dormir. Je dormais d’ailleurs peu, même chez mes parents, car la nuit, nous étions sur nos gardes, dans la peur d’une attaque.

Au lycée, les discriminations quotidiennes ont ravivé cette peur. De plus, mon faciès, mes cheveux abondants correspondaient aux stéréotypes physiques accolés aux Tutsi. Alors on m’assignait les corvées ingrates. A la cantine, je me nourrissais des restes. De cette époque, j’ai d’ailleurs gardé un rapport particulier à la nourriture. Vous pourriez me proposer un restaurant étoilé que cela ne me ferait pas rêver, car j’ai appris à ne ressentir ni la faim ni la soif !

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Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez entendu le mot « inyenzi », [cafards], l’insulte proférée contre les Tutsi ?

Dans l’enfance… A 4 ans, en 1960, des familles tutsi, dont la mienne, ont été déportées dans le Bugesera, une région inhospitalière à la frontière du Burundi. A cause de cette insulte, toute petite, j’avais intégré que je n’étais pas un être humain digne de vivre. Et cela continue de résonner en moi quand, ici en France, on me renvoie à mon accent. J’en reste blessée car j’ai assez donné ! Cette injure s’accompagnait de violences quotidiennes, même envers les enfants.

« Toute petite, j’avais intégré que je n’étais pas un être humain digne de vivre. »

La menace était partout. Sur le chemin de l’école, nous croisions des militaires dont l’un des « jeux » favoris était de nous lancer des grenades. Les abords du lac Cyohoha, où l’on puisait de l’eau, représentaient aussi un vrai danger à cause de la présence de miliciens. Les viols n’étaient pas rares. Mais de cette enfance traquée, je garde surtout le souvenir de ma mère, déterminée à préserver notre dignité.

Justement, votre mère, Stefania, occupe une grande partie de votre œuvre. Vous lui avez dédié La Femme aux pieds nus [Gallimard, 2008, prix Seligmann contre le racisme]. Que vous a-t-elle transmis ?

A ses sept enfants, elle a appris à transformer la peur en action, à ne jamais céder ni à la panique, ni à ce chantage que nous devions mourir. Elle m’a aussi enseigné la dignité, l’« agaciro », cette valeur qui a sauvé le Rwanda après le génocide. Alors que le monde niait nos droits élémentaires, c’est elle qui nous a donné le droit de vivre. Ma mère ne baissait jamais les bras. J’ai la conviction d’avoir hérité d’elle cette énergie vitale. Et puis c’était une conteuse intarissable ! C’est grâce à elle si j’écris. Elle prenait plaisir à nous transmettre, à travers des légendes, des contes, souvent très drôles, la tradition orale rwandaise.

Les rares moments de bonheur durant cette enfance traquée, c’était à ses côtés…

Oui, même les travaux aux champs étaient des moments qu’elle égayait d’histoires passionnantes. Je repense à ces dimanches durant lesquels, assise sur sa termitière, elle organisait les futurs mariages du village. Les jeunes filles défilaient devant elle dans l’espoir qu’elle les aide à trouver un époux. Nous aimions ces moments durant lesquels on s’abandonnait à un avenir possible.

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Vous avez dû quitter ce cocon familial pour le Burundi. Pourquoi vos parents vous ont-ils forcée à vous exiler ?

Pour survivre. En 1973, après avoir obtenu mon diplôme au lycée, mes parents ont décidé que mon frère André, alors jeune enseignant, et moi-même étions prêts pour partir et échapper aux machettes. C’était comme dans l’histoire de Noé, un garçon et une fille fuyant le déluge annoncé… Ma sœur aînée, Alexia, elle aussi diplômée, a été choisie pour rester auprès de nos parents.

Une nuit, sous une pluie battante, après quelques heures de marche, André et moi avons atteint le Burundi. Sur la route, nous sommes tombés sur des fosses béantes qui, plus tard, lors du génocide, sont devenues les fosses communes où ont été jetés les cadavres des Tutsi. Depuis cet exil de 1973, je me considère comme une survivante. Car tous ceux que nous avons laissés derrière nous, mes parents, mes frères, mes sœurs et leurs enfants restés à Nyamata, soit 37 proches, tous ont été exterminés lors du génocide de 1994.

Quelques mois avant le génocide, alors que vous vivez en France, vous pressentez la mort imminente de vos proches. D’où vous vient cette terrible intuition ?

D’une lettre que m’avait envoyée mon père et dans laquelle il répétait sans cesse : « Il pleut comme jamais» Mon père faisait allusion aux massacres qui avaient commencé dès 1992 dans notre région de Nyamata. Ces mots m’ont plongée dans une grande angoisse pendant des mois. Jusqu’au jour où j’ai reçu une lettre égrenant la liste de mes proches assassinés. L’annonce de leur mort, je l’ai vécue comme un soulagement. J’ai pensé : « Enfin ! Fini le chantage d’une mort à venir aujourd’hui, demain ou après-demain ! » Mais j’étais loin d’imaginer la dimension extrême du génocide.

« L’église de mon enfance porte encore les traces du massacre. La statue de Marie, maculée de sang, est toujours là. »

J’ai pris connaissance des circonstances effroyables de leur mise à mort plus tard. Ma sœur, Jeanne, comme d’autres femmes enceintes, a été éventrée dans un lieu que je considérais comme un refuge : l’église de Nyamata. Cette église, on s’y était réfugiés plusieurs fois lors d’attaques précédentes. J’ai même participé à la construction de l’école qu’elle abritait… Et c’est pourtant là qu’en 1994, 5 000 personnes ont été tuées. L’église de mon enfance, qui est devenue un mémorial, porte encore les traces de ce massacre. La statue de Marie, maculée de sang, est toujours là. Des crânes ont été entreposés dans un ossuaire…

Est-ce cette violence inouïe qui vous a poussée vers l’écriture ?

Oui, car j’étais face à un choc qui menaçait de me faire perdre la mémoire. Il fallait que j’écrive, comme Primo Levi, pour sauvegarder l’histoire de mes proches. Mes livres sont leurs sépultures, leurs tombeaux de papier. Le drame du génocide, c’est aussi que vous avez des morts, mais pas de corps. En France, loin d’eux, j’étais devenue une voleuse de deuils. J’errais dans les églises de ma ville normande à la recherche de funérailles d’inconnus pour pleurer mes proches. J’essayais de remplacer le visage du défunt dans son cercueil par celui d’un parent disparu. Ce rituel a duré quelques mois, puis j’ai compris qu’il me fallait un lieu de mémoire. L’écriture s’est alors imposée comme l’espace où leur rendre hommage.

Le retour au Rwanda, dix ans après le génocide, a-t-il déclenché le processus d’écriture ?

Oui. J’ai mis dix ans à retourner au Rwanda après le génocide, car je me sentais fragile comme un œuf, avec sur les épaules le poids d’avoir survécu. A mon retour en France, j’ai senti la nécessité de retrouver les noms, de rassembler les mots, de publier les souvenirs que ma mémoire avait pu sauver. C’est pour cela que j’énumère dans Inyenzi, mon premier roman, publié deux ans après mon retour, les noms de mes proches. Je voulais que le lecteur devienne, lui aussi, un gardien de cette mémoire. Cela allège mon fardeau et me permet d’apprécier enfin le soleil.

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Posté par rwandaises.com