De la fin du franc CFA à la réunion du G5 Sahel à Pau, les relations des États africains à la France sont marquées par un renouveau des accusations de « néocolonialisme » ou même de « recolonisation ». Par Patrick Dieudonné Belinga Ondoua
De
l’annonce de la fin du franc CFA à la réunion ce lundi du G5 Sahel à
Pau, les relations des États africains à l’ancienne puissance coloniale
française sont marquées par un renouveau des accusations de «
néocolonialisme » ou même de « recolonisation ». Au-delà de leur
légitimité, ces discours perpétuent une approche victimaire qui fait
obstacle à l’émergence d’un véritable Sujet africain.
La « situation coloniale » a donné lieu à une vague de protestations plus ou moins pacifiques dans les années 1940-1950. Ces protestations, en Afrique francophone, ont, concomitamment, conduit à l’adoption de la loi cadre de Gaston Defferre (1956) pour encourager la logique du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », aux côtés des luttes intellectuelles anticolonialistes ayant épousé diverses formes de revendication : d’un socialisme africain à un panafricanisme anti-franc CFA aujourd’hui, nous avons vu défiler le mouvement de la négritude et d’une philosophie afro-africaniste que d’aucuns ont qualifiée d’ethnophilosophie. Les querelles idéologiques nonobstant, tous ces mouvements martelaient le même mantra : l’authenticité africaine.
Bien que ces luttes et discours anticoloniaux n’aient pas totalement perdu de leur légitimité dans une « Afrique-monde » où l’on continue de s’interroger sur la portée des indépendances, nous voudrions faire remarquer que ces « cris » ou « sanglots » des Africains s’empêchent très souvent d’aller au-delà d’une grille de lecture linéaire, voire binaire du fait (néo)colonial, privilégiant ainsi – peut-être est-ce involontaire ? – une subjectivation africaine par l’auto-victimisation. Ils brouillent, ce faisant, les pistes d’une conscience et d’une projection de soi véritables en Afrique. L’afro-centrisme qui en résulte immanquablement produit chez certains africains une « disposition d’esprit » favorable à l’éthique réactionnaire qui, inconsciemment, continue de drainer le fait colonial dans les consciences.
Nous pensons donc que l’un des plus grands enjeux des luttes contemporaines en Afrique se joue dans l’interstice de la décolonisation ou de l’émancipation des mentalités dans leur rapport au fait colonial (passé et présent). Donc, la principale question que nous soulevons ici, et à laquelle nous tenterons de répondre, est celle-ci : Comment penser la responsabilité du Sujet Africain à l’intérieur même de cette conscience coloniale ? Pour mieux répondre à cette question, nous nous proposons de mener une analyse articulée tour à tour autour de trois axes : l’histoire discursive des indépendances, le langage et les processus de la recherche hégémonique.
Les indépendances en Afrique : généalogie et autopsie d’une trajectoire victimaire
Le discours indépendantiste en Afrique a émergé dans des circonstances d’opposition au discours porté par l’Europe dans le cadre des rapports de domination coloniaux. Plus précisément, le discours indépendantiste s’opposait à tout « un principe du langage et [un système] de classification où différer de quelque chose ou de quelqu’un, ce n’est pas seulement ne pas être comme (au sens d’être non identique ou encore être-autre). C’est aussi ne pas être tout court (non-être). Plus encore, c’est n’être rien (néant). » L’Afrique devient alors « l’expression même de cette sorte de rien dont le propre est de n’être rien du tout ».
« Faut-il rappeler à quel point le contact entre les Européens et l’Afrique noire fut brutal et humiliant ? Dès que les navires portugais touchent la côte africaine, une question se pose : a-t-on le droit non seulement de conquérir ces peuples, mais d’en faire commerce ? Sont-ils vraiment des hommes ? Rappelons-nous la fameuse controverse de Valladolid où ce problème fut débattu entre ecclésiastiques. À quoi la bulle du pape Alexandre VI (1485) répondit en résumé : “Allez-y, du moment qu’on les convertisse !” (…). C’est sur une véritable construction idéologique fondée sur l’infériorité congénitale de la race noire (tant morale qu’intellectuelle) que les colons s’appuyèrent pour défendre ce qu’ils considèrent comme leurs droits inviolables. »
Ce faisant, les indépendances (et les afro-nationalismes) ont pris forme et fond à partir de leur opposition à cette situation d’assujettissement et d’humiliation : forme, dans ce qu’elles ont épousé, en contre-réaction, les contours socio-raciaux du discours dominant ; et fond parce que face à cette négativité, la contre-réaction avait eu pour réponse l’affirmation de l’être africain, dont la traduction en revendication politique aura progressivement et diversement été la participation, l’autonomisation et l’indépendance.
En bref, l’essence même du discours afro-indépendantiste est victimaire, contre-réactionnaire et, donc, marquée par l’éthique de la plainte et par une économie du complexe. Et c’est sur cette trame plaintive et réactionnaire que s’est ouverte la trajectoire historique de l’Afrique postcoloniale, marquant toujours, dans les schèmes, une Afrique soumise, inférieure, attendant que quelque chose bouge « ailleurs » pour se sentir pleinement libre et responsable d’elle-même. La faille plaintive des indépendantismes africains se serait dès lors « greffée » au discours afro-centriste d’aujourd’hui et aurait longtemps marqué la temporalité psychique et langagière du moment postcolonial, éprouvant ainsi la réalité des indépendances totales en Afrique.
Des indépendances inachevées dans le langage
De brillantes analyses de géopolitique ont déjà démontré comment les premiers sentiers des indépendances africaines avaient été amorcés sur des bases faites de contrats léonins à la faveur des anciennes puissances coloniales. En fait, à l’aube des indépendances, les puissances coloniales se sont arrangées, à différentes échelles, à maintenir des liens plus ou moins directs avec les anciennes colonies devant, officiellement, opérer en termes égalitaires. L’une des manifestations les plus exemplatives de cette volonté égalitariste est la décision des anciennes puissances coloniales à intégrer les nouveaux États naissants dans des organisations internationales particulières telles que la Francophonie pour les anciennes colonies françaises ou le Commonwealth pour les anciennes colonies anglaises.
Cette « intégration » n’allait cependant pas être sans quelques pratiques d’« assimilation » rappelant les vieilles pratiques d’assimilation plusieurs fois décriées pendant le moment colonial. Les nouvelles formes de relation ne seraient alors que des formes de domination et de contrôle plus insidieuses. D’où la fameuse boutade de René Dumont : « l’indépendance n’est pas la décolonisation ». Certaines analyses dénoncent alors les manipulations dont sont victimes nombreux États africains au niveau international dans l’utilisation de leur monnaie ; d’autres mettent en exergue, sous un mode néo-marxiste, la puissance des grandes multinationales étrangères dans le déséquilibre au niveau des échanges des biens et services, loin du respect de la fameuse règle des avantages comparés et à la défaveur des pays « récipiendaires » que sont ceux de l’Afrique. D’autres encore ont su faire ressortir une attitude « catéchiste » sous fond de bureaucratisme des organisations internationales (en particulier la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International) à l’endroit des pays d’Afrique subsaharienne.
Le revers des indépendances serait la mise et l’agir en marge des Africains dans leur propre marche historique. Ce discours consiste à s’exprimer en termes de « Nous autres, Africains » en sous-tendant deux idées majeures : d’une part, l’idée que les Africains seraient des gens à part-entière ; et, d’autre part, l’idée que les Africains seraient, en vertu même de cette « part-entièreté », des gens que le reste du monde conduirait à l’anéantissement socioculturel, technologique et politique. Tout ce qui leur arriverait, à commencer même par cette situation d’indépendance factice, serait alors la faute des « autres » – l’Occident en l’occurrence.
Mais une telle position, si elle se veut militante d’une cause parfois noble (celle de la Libération), continue d’alimenter, dans le langage, la réalité psychique d’une infériorisation et d’une féodalisation du sujet africain dans son rapport à l’ailleurs. Et il nous semble que c’est proprement à ce niveau du langage de la formation d’une domination externe que devrait aussi être analysée la problématique de la néo-colonisation en Afrique. Autrement dit, les indépendances africaines seraient d’abord, sinon aussi, inachevées dans le langage. Un langage qui se refuse généralement de voir les choses du côté de la « course hégémonique » (Gramsci) entre les acteurs africains eux-mêmes.
Processus de la recherche hégémonique, logiques d’accumulation et situation (néo)-coloniale en Afrique
Le système colonial n’a pu véritablement s’établir que grâce à un régime de médiation fait d’appropriation, d’accommodation, de réception et de jeu de séduction spécifiques. Et c’est pourtant cette considération et cette réalité qui sont souvent occultées dans les discours afro-centristes sur la situation néocoloniale.
Tout système de domination colonial est traversé par diverses « constellations d’intérêts » (Weber). Ainsi de la concurrence farouche autour des garanties juridiques que se livraient les acteurs africains pour « séduire » les marchands européens. Ainsi encore des modes d’extraversion de certains chefs africains du moment précolonial manifestés par leur volonté de se procurer des biens (maisons tropicales, armes sophistiquées, etc.) dans l’optique de mieux asseoir leur hégémonie de l’intérieur au prix de leur assujettissement. Ainsi aussi de la figure des « négrailles », ces « tirailleurs noirs, gens dévoués à la cause des blancs » dont a fictivement parlé Yambo Ouologuem. Ainsi enfin des logiques ségrégationnistes qui existaient entre Africains eux-mêmes à la faveur de la domination européenne. En l’occurrence, dès 1916, à Abakpa dans la ville de Bamenda, des groupes Haussa du Cameroun avaient favorisé la mise en quarantaine des autochtones du lieu au grand bénéfice et avec le concours de la domination allemande, puis anglaise[1].
Plus encore, à partir des indépendances, plusieurs responsables africains, dont les pratiques politiques intégraient des processus spécifiques de la recherche hégémonique, se sont joués et accommodés de la domination étrangère pour établir de façon effective leur domination sur les populations locales, signant ainsi des contrats léonins qui portaient à près d’un siècle l’exploitation des richesses minières sans concurrence, sacrifiant ainsi le sang de leurs propres compatriotes au nom de guerres dites « contre-insurrectionnelles » menées contre des « dissidents » internes avec l’appui et la bénédiction des puissances étrangères. Nous retrouvons encore bien vivante, certes sous un genre nouveau, la perpétuation de ces logiques d’accommodation de l’ordre extérieur dans les modes de commandement contemporains en Afrique qui, d’une certaine manière, permettent de conclure à une temporalité inachevée des indépendances, avec et au compte de certains agents africains eux-mêmes.
Patrick Dieudonné Belinga Ondoua, politiste, doctorant en sciences politiques à l’Université de Genève au sein du Global studies institute.