À tous mes amis du Rwanda, je suis de cœur avec vous en ce jour de mémoire
Serge Farnel, ingénieur, journaliste et écrivain adresse, en ce 7 avril 2020, ses sentiments de compassion à « ses amis rwandais ». Cet écrivain français sur le génocide contre les [Ba]Tutsi du Rwanda de 1994 écrit une lettre touchante au peuple rwandais. Ci après le corps de la lettre.
Même si je n’ai jamais pu regarder l’horreur en face. Que ce soit pour ce génocide ayant ciblé les vôtres ou pour celui d’il y a trois-quart de siècle ayant ciblé les miens. Je ne sais regarder en face que l’enchaînement des faits qui ont conduit à l’horreur. Pour l’horreur, je confesse ma lâcheté.
Toutes les images d’archive des corps amassés aux portes des chambres à gaz n’étaient pas parvenues à forcer le barrage de la protection vitale que mon inconscient avait fabriqué pour me protéger. Il aura fallu attendre d’avoir quarante ans, pour qu’au détours d’une simple phrase de la « Belle du seigneur », je me vide de moi-même. Et accepte enfin de voir. Je suis quelqu’un qui a le vertige. Quelqu’un qu’on n’amène pas facilement au bord des précipices.
Depuis que mon cœur a, l’espace d’un instant, regardé en face la Shoah, j’ai tout fait pour que jamais il ne se retrouve au bord de ce vide abyssal. Aussi l’enquête que j’ai menée sur l’implication de mon pays, la France, dans le génocide perpétré contre les [Ba] Tutsi du Rwanda, je l’ai menée avec le souvenir de ce vertige, tel un enquêteur froid, pinaillant sur chaque détail, apparaissant peut-être aux yeux des témoins comme quelqu’un de déconnecté de la réalité (je sais qu’ils ne m’ont pas vu ainsi). Il m’arrivait parfois, au cours de cette enquête, de sentir que je « tombais ». Je me reprenais alors aussitôt, faisant redémarrer ma mécanique parfaitement huilée de « distanciation ». Ce ne fut qu’à ce prix que je pouvais poursuivre mon travail.
Je ne me donne que très peu l’occasion de risquer de « ressentir » ce qui vous est arrivé. Mais aujourd’hui, c’est le cas. Alors je peux vous le dire : je suis de cœur avec vous.
Redigé par Serge Farnel Le 7 avril 2020