Au menu : la présence coloniale belge au Burundi, au Congo et au Rwanda, et son legs empoisonné. Les premières polémiques ont déjà éclaté. Par Ludovic Lamant





Mise en place cet été dans la précipitation, une commission de 17 députés belges va mener des auditions durant un an. Au menu : la présence coloniale belge au Burundi, au Congo et au Rwanda, et son legs empoisonné. Les premières polémiques ont déjà éclaté.

Près de vingt ans après la commission Lumumba, la Belgique vient de mettre sur pied une « commission spéciale » chargée d’examiner son passé colonial au Congo, au Rwanda et au Burundi, mais aussi « ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver », selon l’intitulé officiel de sa mission. Ses travaux sont censés aboutir un an après sa création, d’ici au 16 juillet 2021.

« C’est l’opportunité de sortir de soixante années d’ambiguïtés dans notre discours officiel sur l’époque coloniale, de mettre en place une série de bonnes pratiques pour d’anciens pays colonisateurs », explique à Mediapart le président de cette commission, Wouter De Vriendt. Ce député écolo flamand (Groen) ne semble pas particulièrement inquiet face à l’ampleur de la tâche : « Excuses ou pas, compensations, restitutions d’œuvres d’art, statues, transmission via les livres scolaires… La Belgique doit savoir ce qu’elle dit sur son passé colonial. »

Dix-sept députés du royaume se pencheront sur trois expériences historiques controversées : la présence belge au Congo – l’actuelle République démocratique du Congo – sous la forme d’un État indépendant du Congo (1885-1908), propriété personnelle du roi Léopold II, puis d’une administration coloniale de la Belgique (1908-1960), mais aussi la colonisation du Rwanda et du Burundi, depuis leur cession sous l’entité du Ruanda-Urundi de l’Allemagne à la Belgique en 1919, jusqu’aux indépendances en 1962.

« Si les débats sont véritablement publics, comme la Chambre s’y est engagée, ce sera une très bonne chose, intervient Romain Landmeters, historien de l’université Saint-Louis-Bruxelles. Discuter de ce passé à coups de tribunes d’historiens et d’experts dans la presse écrite ne suffit plus. Il est devenu nécessaire d’objectiver les choses au sein d’une assemblée officielle, et de complexifier la compréhension des conséquences de ce passé sur la Belgique contemporaine. »

Manifestation Black Lives Matter à Bruxelles, le 7 juin 2020. © Jonathan Raa / NurPhoto

Le principe de cette commission « vérité et réconciliation » a été validé en juin par l’ensemble des partis politiques belges, à l’exception de l’extrême droite flamande du Vlaams Belang (qui compte 18 députés sur 150 au Parlement fédéral). Les formations, jusqu’alors réticentes, ont dû céder sous la pression des mouvements sociaux, alors que des rassemblements massifs ont eu lieu en Belgique dans la foulée de la mort de George Floyd aux États-Unis, au printemps.

Le 7 juin, quelque 10 000 personnes se retrouvaient ainsi à Bruxelles en soutien à Black Lives Matter. Des statues de Léopold II et de ses généraux ont été dégradées dans plusieurs villes du royaume, dont Bruxelles et Anvers. Le 30 juin, à l’occasion des 60 ans de l’indépendance du Congo, le roi Philippe présentait aux autorités congolaises « ses plus profonds regrets pour les blessures du passé » – mais pas d’excuses en bonne et due forme.

« La mort de George Floyd a servi de détonateur, mais je ne veux pas que l’on réduise l’immense travail réalisé par les associations depuis plus de dix ans à l’événement Floyd », met en garde Kalvin Soiresse Njall. Cofondateur en 2012 du collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations, ce député au sein du Parlement de la communauté francophone belge rappelle les deux résolutions déposées en 2014 puis 2017 par le parti écologiste pour la création d’une commission sur le Congo – rejetées à l’époque. L’enjeu de la décolonisation figure aussi, pour la première fois, dans l’accord de gouvernement conclu l’an dernier en Wallonie (la région francophone de Belgique) entre socialistes, écologistes et libéraux du MR.

Sans remonter jusqu’à la commission sur l’assassinat de Patrice Lumumba et les responsabilités de l’État belge (2000-2001), les débats autour du legs du passé colonial belge sont récurrents et brûlants. En 2014, la publication du livre d’Assumani Budagwa, un Congolais naturalisé Belge, révélait au grand public l’existence des « métis supposés abandonnés », nés d’un père belge et d’une mère congolaise durant la colonisation, placés de force dans des orphelinats des missions catholiques, puis rapatriés en Belgique au moment de l’indépendance.

L’installation de la commission sur le passé colonial belge, le 8 juillet 2020. © Eric Lalmand / Belga

En 2019, le chef du gouvernement belge Charles Michel avait présenté ses excuses au nom de la Belgique « pour les injustices et les souffrances » infligées à ces enfants. Et pas plus tard qu’en juin, cinq femmes métisses nées au Congo belge dans les années 1940 et arrachées de force à leur mère ont porté plainte contre l’État belge pour crimes contre l’humanité. Ce procès pourrait aussi peser, à distance, sur les travaux parlementaires.

Au-delà de la célérité avec laquelle elle a été mise en place, la spécificité de cette nouvelle commission est l’immensité de son champ. Les députés doivent plancher sur hier (le colonial) et aujourd’hui (le postcolonial). Ils doivent examiner, si l’on s’en tient au cahier des charges de la mission, le rôle et « l’impact structurel » des autorités belges mais aussi des « acteurs non étatiques » (monarchie, Église, « exploitants des économies coloniales »…). C’est ici que l’affaire pourrait vite se corser, tant la question de l’enrichissement de certaines familles belges grâce aux colonies reste taboue.

« La question économique fait peur à beaucoup de partis », confirme Romain Landmeters, par ailleurs doctorant en histoire contemporaine avec le FNRS. Le CD&V, parti flamand chrétien-démocrate, considéré comme la formation la plus proche de la monarchie, est sur la défensive. Les indépendantistes flamands de la N-VA sont plus à l’aise pour critiquer les rôles du roi et de la Belgique durant la colonisation – Bart de Wever, leur leader, avait plaidé en 2019 pour des excuses du roi. Mais ils devraient aussi tout faire pour freiner les investigations sur le rôle des entreprises et l’enrichissement des dirigeants économiques, tout comme le Belang (extrême droite) et le MR (libéraux).

« On a l’impression que la Belgique veut se débarrasser au plus vite du problème »

Les travers de la « partitocratie » belge – c’est-à-dire le pouvoir exacerbé détenu par les partis politiques dans la vie politique du pays – n’ont pas tardé à susciter l’une des premières polémiques liées à la commission. Afin de préparer les travaux des députés, dix experts ont été désignés, en juillet, pour rédiger un pré-rapport censé définir avec précision le périmètre des futurs travaux – attendu pour le 1er octobre, il sera sans doute déjà repoussé.

Ce fut la foire d’empoigne, chaque parti poussant « son » spécialiste, sur des critères davantage politiques que liés à l’expertise. Si quelques noms font autorité, à l’instar de l’historien Elikia M’Bokolo (EHESS, Kinshasa), la présence de Laure Uwase, présentée comme une spécialiste d’origine rwandaise de la région des Grands Lacs, a braqué. En cause, son appartenance à une association, Jambo, constituée de membres de la diaspora rwandaise, arrivés en Belgique dans les années qui ont suivi le génocide, et qui est décrite par une association de rescapés du génocide des Tutsis, Ibuka Mémoire et justice, comme véhiculant une idéologie niant le génocide.

Interrogé sur ce point, le président de la commission, Wouter De Vriendt, promet de consulter nettement plus d’organisations dans les mois à venir : « Des représentants d’associations ont des opinions fortes, c’est normal, mais nous demandons une ouverture d’esprit de chacun. Notre intention est clairement d’entendre un spectre large d’opinions et d’organisations, y compris concernant le Rwanda. Il y a beaucoup d’agendas et d’intérêts qui jouent, on ne se laisse pas influencer par cela. »

Au-delà, des absences dans la liste ont surpris, qui limitent d’entrée de jeu l’autorité des travaux à venir. Nadia Nsayi, figure de l’antiracisme en Flandre, autrice d’une biographie à succès, et qui organise une exposition sur le Congo au MAS d’Anvers à partir d’octobre, a refusé d’y aller, tout comme Olivia Rutazibwa, de l’université de Portsmouth, qui a rendu publique sa lettre de refus.

Autre historienne en théorie incontournable sur ces questions, Amandine Lauro, de l’université libre de Bruxelles, codirectrice d’une somme de référence publiée en juin sur le Congo colonial (Renaissance du livre), a déclaré forfait. À Mediapart, elle explique sa décision : « Mon refus de participer ne correspond pas, comme l’ont dit certains, à une volonté de rester dans une tour d’ivoire, ou un mépris de la demande sociétale. »

La place – floue – accordée aux associations de la diaspora et à la société civile lui a posé problème : « Au moment où j’ai été sollicitée, il n’y avait pas de représentants du monde associatif [il y en a deux aujourd’hui – ndlr]. Les parlementaires n’étaient pas pas parvenus à un consensus sur cette question, et se sont déchargés de cette responsabilité politique en la reportant sur le groupe des “experts” chargés de “prendre contact” avec une série d’acteurs », dénonce-t-elle.

Cette universitaire souligne un autre point dur : « Bien sûr que les politiques belges doivent actualiser leur discours sur le passé colonial en rompant avec la vision paternaliste ou complaisante qui a prévalu, mais l’idée d’établir une “vérité officielle” et “définitive” me gêne. D’autant que le groupe d’experts a été constitué en répondant à des critères, pas seulement de mérite scientifique, mais aussi d’équilibres politiques. » Elle continue d’espérer des « avancées innovantes » à l’issue des travaux et n’exclut pas d’intervenir lors d’une audition, plus tard dans l’année, devant les élus.

Autre spécialiste reconnu, Benoît Henriet, de la VUB, n’y est pas allé non plus : « Ce n’est pas parce que j’ai décidé de ne pas participer que je vais critiquer la décision de certains de mes collègues d’y aller : il y a bien une valeur à l’exercice. [Mais] cela ne correspond pas à la façon dont fonctionne la recherche en histoire. Nous ne travaillons pas à la recherche d’une vérité historique. »

Le buste du général Storms, square de Meeûs, à Bruxelles, en juillet 2020. © DR.

À travers les témoignages des uns et des autres, ce sont les mêmes critiques et inquiétudes qui s’expriment, à l’égard d’un processus politique élaboré dans la précipitation, et à distance de la société civile – sans doute pour ne pas braquer certains des partis qui ont apporté leur soutien à l’initiative au départ. « Construire des coalitions, comme de la légitimité démocratique, cela demande du temps », écrit l’universitaire Olivia Rutazibwa pour justifier son refus, regrettant l’absence d’un appel préalable à l’ensemble des associations, en Belgique comme en Afrique, pour y participer, avant tout autre chose.

Dès les premiers pas de la commission, celle-ci s’est d’ailleurs fâchée avec un grand nombre de collectifs, en sollicitant l’élaboration d’une note de travail auprès du musée royal d’Afrique centrale de Tervuren, près de Bruxelles. Cette institution peine, malgré sa réouverture en 2018 après cinq années de travaux, à décoloniser ses collections et reste un symbole sulfureux de la période coloniale. Le rôle du musée de Tervuren dans l’avancée des travaux parlementaires a depuis été revu à la baisse, mais l’affaire a laissé des traces.

À la tête de Bamko-Cran, une association belge de lutte contre le racisme, Mireille-Tsheusi Robert se réjouit, sur le principe, de l’existence de cette commission. Mais elle regrette tout à la fois l’opacité des critères de choix des experts, la place accordée aux associations de la diaspora – « ils décident de consulter les associations quand et s’ils le veulent » –, ou encore le calendrier d’un an, très serré : « Ils ont fait l’impasse sur une réflexion de fond sur la méthodologie. Ça donne l’impression que la Belgique veut se débarrasser au plus vite de ce problème. »

Pour cette activiste, le concept même d’une commission vérité et réconciliation pose problème : « Des clivages importants sont apparus au grand jour en Belgique, après la mort de George Floyd. Ils veulent la pacification, que l’on règle le problème une fois pour toutes. Mais nous, nous n’exigeons pas tant la paix que la justice ! D’ailleurs, comment faire la paix si l’on n’a pas la justice ? » Interrogé sur la question des réparations, Wouter de Vriendt renvoie au cahier des charges de la commission, qui la mentionne, et promet des discussions sur le sujet.

En parallèle à la commission, Bamko a mis sur pied des « assises décoloniales », sous-titrées « Histoire, mémoires, vérité, justice et réparation ». Cette « véritable assemblée consultative », selon Mireille-Tsheusi Robert, reposera sur une vingtaine de commissions thématiques qui cerneront l’impact de la colonisation sur l’éducation, la santé ou encore l’environnement aujourd’hui. L’un des avocats de la famille Lumumba, Christophe Marchand, doit donner début octobre une conférence inaugurale pour lancer cet événement concurrent, monté par la société civile.

Il reste à ce stade une inconnue de taille pour la commission d’enquête parlementaire : rien ne dit qu’elle survivra, en cas d’échec des partis belges à former un gouvernement dans la foulée des législatives de mai 2019, et donc d’un retour aux urnes.

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