Après le génocide, le pays aux mille collines s’est lancé dans une véritable course à la modernisation. Bienvenue au Rwanda inc.
Kigali rase ses bidonvilles, érige des gratte-ciel et courtise les investisseurs aux quatre coins du monde. Dix-huit ans après le génocide, le pays aux mille collines s’est lancé dans une véritable course à la modernisation. Bienvenue au Rwanda inc.

La Kigali City Tower bourdonne d’activité en ce vendredi soir de novembre. Au rez-de-chaussée du gratte-ciel tout neuf de 20 étages, des employés mettent la touche finale aux présentoirs du premier Apple Store rwandais. Dans l’atrium, des ouvriers suspendent une série d’écrans géants. D’ici quelques semaines, la tour accueillera ses locataires, dont la Bourse de Kigali, la banque Standard Chartered et le tout premier cinéma de la ville.

>> Voyez notre galerie photos sur le Rwanda

L’immeuble effilé détonne dans le paysage verdoyant de Kigali, encore dominé par des constructions basses. Mais les grues, elles, ne surprennent plus personne ici. Aux quatre coins de la capitale rwandaise, une série de projets privés et publics sont en chantier: un hôtel de luxe Marriott, un centre des congrès surmonté d’un dôme en forme de ruche, un hôtel de ville, un terrain de golf, des quartiers résidentiels entiers…

«On a déjà 16 projets de tours qui ont été approuvés», dit Herbert Muhire, jeune cadre du Rwanda Development Board, sans jamais lever les yeux de sa tablette tactile Samsung.

En quelques endroits, Kigali fait penser à Singapour avec ses routes en parfait état, dotées d’une signalisation futuriste qui s’allume le soir venu. La circulation automobile est aiguillée au quart de tour, à mille lieues du chaos d’autres grandes villes africaines. Les pelouses et palmiers sont bichonnés – et surveillés – du matin jusqu’au soir par des employés municipaux.

Il n’y a pas à dire, le Rwanda de 2012 n’a plus rien à voir avec celui de 1994. Cette année-là, les tensions ethniques accumulées depuis des décennies entre Hutus et Tutsis ont culminé en un génocide dont la planète entière se souvient avec effroi. Plus de 800 000 Rwandais tués en trois mois. Des rivières de sang dans les rues.

Le massacre a laissé des marques indélébiles dans l’âme du pays des mille collines. Mais à Kigali, à l’exception du parlement criblé de balles et d’un immense monument érigé à la mémoire des victimes, peu de traces sont encore apparentes pour le visiteur. Après avoir pansé ses plaies les plus vives dans les années suivant le drame, le Rwanda s’est lancé dans une véritable course à la modernisation.

Le tournant remonte à l’an 2000. «On a réalisé qu’on avait besoin d’une vision à long terme, donc on a lancé la Vision 2020, explique Claver Gatete, gouverneur de la banque du Rwanda, dans son bureau situé à deux pas du célèbre Hôtel des Mille Collines. Comme on est un pays sans ressources naturelles, on s’est organisés pour diversifier l’économie.»

À l’époque, le Rwanda part de zéro, ou presque. Ses revenus dépendent essentiellement de l’aide internationale et les investisseurs privés évitent le pays comme la peste. Il faut attirer des capitaux étrangers et donner un électrochoc à l’économie, mais comment?

Cette question cruciale a mené à la création du Rwanda Development Board – ou RDB, comme tout le monde l’appelle ici. L’organisme est né de la fusion d’une demi-douzaine d’agences gouvernementales, qui travaillaient en vase clos, sans réelle coordination. Après plusieurs ajustements, le RDB est devenu un organe officiel en 2008. Une machine d’un dynamisme étonnant.

Le RDB agit aujourd’hui comme guichet unique pour les entrepreneurs et investisseurs en tout genre. Au rez-de-chaussée de l’immeuble de six étages, situé dans un quartier central de Kigali, une trentaine d’entrepreneurs attendent pour incorporer leurs sociétés en ce mardi matin. Dans les bureaux aux étages supérieurs, des gens d’affaires africains et occidentaux, tirés à quatre épingles, tiennent des rencontres pour discuter d’investissements potentiels. Le stationnement extérieur déborde tellement l’endroit est fréquenté.

En 24 ou 48 heures, il est possible pour quiconque – Rwandais ou étranger – d’enregistrer sa société, d’obtenir un permis de travail et un certificat d’investissement. Le RDB offre aussi diverses mesures incitatives aux sociétés, comme des exemptions de taxes sur les matières premières importées et sur les biens qui ressortent du pays.

Le RDB relève directement du bureau du président Paul Kagame. Le leader autoritaire, dont le portrait est affiché un peu partout à Kigali, gère le Rwanda comme une entreprise, répète-t-on ici. Et exige des résultats concrets de son agence économique. «Il y a beaucoup d’attentes envers le RDB et notre mandat est critique pour le gouvernement, confirme John Gara, président et chef de la direction de l’organisme. Nous sommes au centre de bien des choses et nos départements touchent toutes les sphères de l’économie du pays.»

Au cours de la dernière année, M. Gara et son équipe se sont rendus en mission commerciale aux Émirats arabes unis, en France et dans d’autres pays afin de vanter les attraits du Rwanda. Le dirigeant admet que les gens sont souvent «dubitatifs» lorsqu’ils entendent parler de la renaissance rwandaise. Mais les statistiques parlent d’elles-mêmes, ajoute-t-il.

Il est vrai que les chiffres ont de quoi impressionner. Le Rwanda affiche une progression de son produit intérieur brut (PIB) de 7,5% par année en moyenne depuis 2004. Son PIB par personne, bien que minime, a plus que doublé depuis 2000, à 561$ US. Les investissements directs au pays ont aussi bondi, passant de 118 millions US en 2009 à 372 millions US l’an dernier. Ce redressement spectaculaire a permis au Rwanda de réduire de beaucoup sa dépendance à l’aide internationale, qui représente aujourd’hui 45% du budget de l’État, contre 86% en 2000, selon un rapport récent de l’OCDE. Plus de 1 million de Rwandais sont sortis de la pauvreté depuis cinq ans, affirme le ministère des Finances.

L’argument le plus solide du RDB pour séduire les investisseurs potentiels vient toutefois de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Les deux organismes, qui publient chaque année leur classement Doing Business, ont nommé en 2009 le Rwanda comme plus grand «réformateur» mondial dans le domaine des affaires. Cette distinction est venue saluer les nombreuses réformes mises de l’avant – 22 au total depuis 2005 – pour réduire la paperasserie, la corruption, les délais de délivrance des permis, etc.

Mieux encore, les progrès s’accélèrent année après année, renchérit l’édition 2011 du rapport Doing Business. Il se crée maintenant une vingtaine de sociétés chaque jour au Rwanda, et l’intérêt des investisseurs est croissant, notamment en agriculture, en tourisme et dans les services. «On a plus de 1000 projets d’investissements, dans chacun des 10 secteurs prioritaires pour le gouvernement», affirme Joseph Mpunga, directeur du One Stop Center (guichet unique) au RDB.

Le Rwanda avance – littéralement – comme un bulldozer dans sa course au progrès. À Kigali, les autorités ont démantelé au cours des dernières années des bidonvilles entiers en marge du centre-ville, comme ceux de Kiyovu et Rugenge, pour permettre la construction de nouveaux édifices rutilants. La ville a adopté en 2008 un ambitieux plan d’urbanisme de 9 milliards US, et les maisonnettes en tôle ondulée n’en font pas partie.

Les alentours immédiats de la Kigali City Tower changent eux aussi de visage à une vitesse accélérée. Des dizaines de petits commerces – restaurants, pharmacies, épiceries -, qui donnent une ambiance animée au centre-ville le soir venu, seront bientôt détruits pour faire place à des tours de bureaux et d’autres édifices commerciaux flambant neufs. Tant pis pour la préservation du patrimoine. «Il restera des photos», tranche Fidèle Ndayisaba, le maire de Kigali.

Le politicien, comme le pays tout entier, semble habité par un sentiment d’urgence de faire renaître le Rwanda de ses cendres. «On n’a pas une minute à perdre pour développer cette ville, ce pays, et il y a une volonté des gens, dit-il. On n’a pas encore atteint le point où on peut relaxer.»

Les élus rwandais sont bien conscients des limites actuelles de leur nation. Son marché intérieur est petit (11 millions d’habitants), pauvre, et il offre un potentiel relativement limité aux entreprises. En revanche, la Communauté est-africaine, qui regroupe le Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie, le Rwanda et le Burundi, présente des perspectives beaucoup plus vastes avec ses 133 millions d’habitants et son PIB combiné de 79 milliards US.

Le Rwanda espère devenir un important fournisseur de services au sein de ce nouveau marché commun. Pour y parvenir, l’État pose une à une les briques afin de développer une économie du savoir. Le gouvernement a investi des sommes importantes dans son système d’éducation, en plus d’implanter un vaste réseau de fibre optique. Le RDB multipliera aussi les efforts d’ici cinq ans pour attirer des investisseurs dans le secteur de l’infonuagique (cloud computing), des services financiers et mobiles, dit son président John Gara.

Déjà, la jeune Bourse de Kigali – inaugurée officiellement en janvier 2011 – est sur une lancée. La plus grosse banque du pays – Bank of Kigali – y a inscrit ses actions l’automne dernier, et la réponse du marché a été fulgurante. «Ils espéraient récolter 30 milliards de francs rwandais, ils ont récolté plus de 100 milliards (environ 169 millions CAN)! dit Pierre Célestin Rwabukumba, coordonnateur de la Bourse. La demande est nettement supérieure à l’offre de titres, ce qui veut dire que l’appétit des investisseurs est là. Ils croient au développement du Rwanda et de ses entreprises.»

En parallèle, le secteur bancaire s’étend partout au pays, grâce à la forte demande pour des prêts hypothécaires. Ecobank, par exemple, compte ouvrir quatre nouvelles succursales et ajouter 250 guichets automatiques cette année.

La téléphonie mobile connaît aussi un essor spectaculaire dans ce pays où les lignes fixes sont une rareté. Plus du tiers des Rwandais ont aujourd’hui un appareil sans fil, contre à peine 2% en 2005, selon les données de la Banque mondiale. Les vendeurs de cartes SIM, qui se font concurrence un peu partout à Kigali témoignent de la forte demande des consommateurs.

«Quand j’ai commencé en 2006, on avait 300 000 clients; l’année suivante, ça a doublé, et encore une fois l’année suivante, dit en riant Yvonne Manzi Makolo, directrice du marketing du fournisseur de téléphonie sans fil MTN. La croissance est exponentielle, au même rythme que la croissance du pays.»

Malgré ses visées technos et sa capitale clinquante, le Rwanda demeure très rural. Dès qu’on sort de Kigali, les bananeraies et d’autres plantations luxuriantes s’étendent à perte de vue. Des paysans marchent pendant des kilomètres le long de la route pour aller vendre leurs fruits et légumes au marché. Plusieurs vont pieds nus.

L’agriculture génère encore la majeure partie du PIB, et certains producteurs tentent aujourd’hui d’accroître le potentiel de leurs terres en créant des produits à valeur ajoutée. Gérard Sina, le patron de l’entreprise Ese Urwibutso, a ainsi commencé l’an dernier à concocter le premier vin de raisin jamais préparé ici. Le chef d’entreprise, qui fait déjà travailler plus de 4000 personnes dans ses diverses industries, voit grand. «Je suis convaincu que l’industrie du vin pourrait aider à sortir le pays de la pauvreté. Je compare l’industrie vinicole à un puits de pétrole.»

***
Les progrès stupéfiants faits par le Rwanda depuis 10 ans n’ont pas été obtenus en donnant dans la dentelle. Le pays applique plusieurs principes démocratiques – par exemple en dédommageant les citoyens expropriés -, mais les façons de faire demeurent empreintes d’autoritarisme. Les gens marchent au pas et les écarts sont mal tolérés. Des centaines de militaires armés patrouillent dans les rues de la capitale pour maintenir l’ordre public.

Pendant ce reportage, nous avons eu le malheur de traverser la rue à un endroit non désigné et de poser le pied sur une petite bande de pelouse fraîchement taillée. Une incartade – banale à Montréal – qui nous a valu de nous faire réprimander pendant cinq bonnes minutes par le superviseur des employés d’entretien.

Le président Paul Kagame, aussi encensé soit-il pour son rôle dans la reconstruction économique du pays, demeure en outre un personnage controversé. Plusieurs associations dénoncent l’assassinat d’opposants politiques avant l’élection de 2010, de même que la piètre liberté de la presse qui règne encore dans le pays. Le rôle de l’armée rwandaise dans la mort de milliers de Congolais continue aussi de susciter la polémique.

Enfin, malgré une amélioration énorme du climat d’affaires, les écueils demeurent nombreux pour les investisseurs qui songent à s’établir ici. Les permis sont faciles à obtenir, mais «l’après» n’est pas toujours évident, nous ont confié certains entrepreneurs québécois. «S’il y a une chose que j’ai apprise ici, c’est de ne pas mettre de deadline, dit Marie-Noëlle de Vito, qui bâtit un gîte touristique dans le nord du pays. J’étais organisatrice d’événements au Québec, il fallait que tout soit fait à la minute près. Ici, il ne faut pas s’attendre à la minute près, ni à la semaine près, ni même au mois près!»

Quoi qu’il en soit, le Rwanda poursuit sa marche vers une sortie éventuelle de la pauvreté. L’État met le cap sur un PIB par personne de 1000$ US, ce qui lui donnerait le statut de pays à revenu intermédiaire. Le Rwanda aspire même à pouvoir devenir un donateur d’aide internationale plutôt qu’un receveur comme c’est encore le cas aujourd’hui, dit le gouverneur de la Banque centrale, Claver Gatete.

«On veut s’affranchir de l’aide internationale. On ne peut en dépendre pour toujours.»

***

En chiffres

10,7 millions – Population du Rwanda

1 million – Population de Kigali

+8,2% – Croissance du PIB en 2011

626 millions – Investissements totaux au pays en 2011

6346 – Nouvelles entreprises enregistrées en 2011

1,73 milliard – PIB du pays en 2000

6,1 milliards – PIB du pays en 2011*

250$ – PIB per capita en 2000

561$ – PIB per capita en 2011

47 ans – Espérance de vie en 2000

55 ans – Espérance de vie en 2009

Principales industries: agriculture (bananes, patates, fèves et bétail), ciment, bière, meubles, plastiques, produits pharmaceutiques.

*Estimation en dollars US

Sources: Banque mondiale, U.S. Department of State, Rwanda Development Board

http://lapresseaffaires.cyberpresse.ca/economie/international/201203/15/01-4505704-rwanda-la-course-au-progres.php

Posté par rwandanews