Ibitekerezo

| Liste des Grands Mythes Royaux |

Le terme Ibitekerezo dérive du verbe "gutekereza", qui signife à la fois "penser" et "narrer". Dans ce contexte, gutekereza suggère une narration intelligente des événements relatifs aux rois du Rwanda et aux grands héros nationaux. On peut dire, par conséquent, que les Anciens entendaient, par cette collection de mythes royaux, donner une certaine l'intelligence du passé.

Les mythes royaux sont construits autour de la charpente que représente l'Ubucurabwenge. Ce caractère généalogique apparaît clairement aussi bien dans l'ouvrage de Kagame, Inganji Kalinga que dans les récits du conteur Gakanisha, enregistrés et publiés en version bilingue kinyarwanda-français par de A. Coupez & Th. Kamanzi (Récits historiques rwanda, 1964). C'est pourquoi nous présenterons ces mythes dans l'ordre donné par les listes royales en leurs trois dynasties :

  1. Ibimanuka, les Rois divins
  2. Abami b'Umushumi, Les Rois de la Corde
  3. Abami b'Ibitekerezo, les Rois du Mental

Le Mythe des Origines
Les mythes de la première dynastie comprennent le mythe de la naissance au ciel de Sabizeze, l'Ancêtre des rois et des hommes. Sabizeze est fils du Roi du Ciel, Nkuba Shyerezo, et de l'une de ses Epouses, la Reine Gasani. Cependant, il ne naît pas à la manière ordinaire, mais il est le fruit d'une sorte de fermentation. En effet, le Roi souhaite agrandir son empire (kwagura ibihugu bye) par la conquête d'un nouveau royaume. Il réunit ses conseillers, et leur expose son plan. Les conseillers font alors procéder à une consultation divinatoire. Les devins royaux, abanyambuto – «ceux de la semence» – sélectionnent un taurillon approprié, recueillent la salive du Roi, appelée « semence » pour l'occasion, et après les gestes d'usage, font avaler cette « semence » au taurillon avant de le sacrifier. C'est par la lecture de des entrailles du taurillon ainsi « ensemencé » par le fluide émanant de la bouche du Roi que les devins vont trouver les réponses aux questions formulées par les conseillers. Ceux-ci se baseront alors sur ces réponses pour proposer au Roi les voies et moyens les plus indiqués pour réaliser son plan d'extension. La conclusion de ces différentes consultations fut que le projet royal sera réalisé, non pas par le Roi Lui-même, mais pas son fils : un fils qui était encore à naître.

Au moment où les devins étaient rentrés au palais pour rendre compte de leur consultation, la Reine Gasani, sur avis de sa conseillère, avait dérobé le cœur du taurillon sacrificiel, qu'elle avait placé dans un pot de lait. Neuf mois plus tard, elle avait ouvert le pot, pour trouver un petit bébé surnageant dans le lait caillé. Elle l'appela Sabizeze.


Heureuse fugue
C'est pendant son adolescence qu'il quitta la maison familiale, suite à une dispute, et « perçant» le plancher du ciel, qui est le plafond de la terre, tomba à « l'Est », et sous le nom de « Kigwa », Le Chuté, fonda, sans le savoir, un embryon de royaume, qui devint, au temps de son fils Muntu, le Royaume des Abantu, ou Royaume des Humains. C'est ainsi que le fils réalisa, à son insu, mais simplement en répondant aux circonstances du moment, le grand projet que son Père avait conçu au ciel.

La mythologie rwandaise n'est que l'histoire de cette fugue primordiale. Les mythes de la première dynastie relatent les aventures de Sabizeze pendant son enfance et sa jeunesse au ciel, puis une fois chuté sur la terre avec ses célestes compagnons, les relations entre « Ceux du Ciel » et « Ceux de la Terre », qui devaient aboutir à la fondation du « Royaume de la Terre », Urwanda – car « Urwanda ni isi yose », le terme Urwanda signifie le monde, la planète Terre. Ainsi, nous raconterons la naissance au ciel, la chute sur la terre, la naissance de Muntu (Humain), et la carrière sur la terre des Fils de Muntu, Abantu, les Humains, dont les premières « générations » portent encore le nom de leurs Pères primordiaux, les Ibimanuka, les Descendus du Ciel. Le nom de ce Royaume est «Urwanda ». La Tradition rwandaise établit une distinction entre

  • «Urwanda rugari », le grand Urwanda, c'est-à-dire le monde, Royaume planétaire de Muntu, Fils de Kigwa, Petit-Fils du roi du Ciel, et
  • «Urwanda rwa Gasaabo », l'Urwanda de Gasaabo, c'est-à-dire le Rwanda microcosmique, centre du Royaume planétaire, ayant Gasaabo et le Mont Kigali comme capitale-cœur.

Il importe de bien garder présentes à l'esprit ces deux notions, car elles permettent de comprendre le sens des textes mythologiques relatifs à cette première série de mythes, ainsi qu'à la seconde série, qui porte sur les Rois de la Ceinture.


Le Mythe du Fondateur
La seconde dynastie des Fils de Muntu fut fondée par Gihanga, un prince dont le père était un Ikimanuka, un Roi divin, et la mère, une princesse terrestre, fille du roi Nyamigezi, descendant du premier roi terrestre (umusangwabutaka) qui accueilli Ceux du Ciel, au moment de leur chute. Gihanga, dont le nom signifie « Fondateur », fonda une nouvelle mouture du Royaume de Muntu, dont il dota des arts et métiers les plus sophistiqués, véritablement à la pointe du progrès, car il maîtrisait la science royale de la métallurgie : il était un « Roi Forgeron ». Gihanga introduisit en même temps de nouveaux modes de vivre en société, établit les règles et les lois qui sont encore en vigueur aujourd'hui, auxquelles nous donnons le nom collectif de « Imihango », les « choses de Gihanga » – ce que Gihanga a institué en vue de la bonne marche des affaires des hommes.

Les mythes de cette Seconde Dynastie relatent les aventures de Ganga, jeune prince obligé de quitter son domicile à la suite de difficultés avec ses cousins maternels, et qui, sous la direction de trois guides sages, effectua un périple circulaire – une circonlocution – autour de ce qui allait être son futur royaume. L'histoire de ses successeurs immédiats est assez vague, mais elle redevient tout d'un coup foisonnante avec les deux derniers rois, Nsoro et son fils et successeur Ruganzu Bwimba, qui, avec sa sœur jumelle Robwa, connaît une fin bien triste.

Il est intéressant de noter que le terme « imihango » s'entend aujourd'hui dans un sens assez limité : les traditions, notamment celles relatives à la « religion païenne ». Certes, Gihanga était un roi-prêtre, ainsi d'ailleurs que tous ses successeurs, et le gouvernement du Rwanda – entendu dans son sens « moderne », comme le petit territoire qui porte aujourd'hui ce nom, mais qui dans la Tradition, n'est que le centre et le cœur du Royaume planétaire – était un gouvernement de type « monarchie sacrée », c'est-à-dire plutôt religieux. Avec l'avènement des religions importées par les missionnaires, tout ce qui est traditionnel devint suspect, et le terme « païen » prit une connotation péjorative, voire franchement «diabolique».


Le Mythe de la Réunification
La troisième dynastie est la plus riche en mythes. Le Fondateur de cette seconde série de générations, Rugwe (« Léopard »), dont le nom dynastique sera Cyirima, ou Kirima, doit réunir les morceaux épars du royaume de son père. Il faut noter qu'à partir de cette troisième dynastie, l'histoire se concentre sur le Rwanda microcosmique, Urwanda rwa Gasaabo. Mais il est très jeune, sans armée, sans alliés. Il use donc de son intelligence – ou sa ruse, insistent certains auteurs – qui était considérable. En fait, il est réputé être le roi le plus intelligent de tous. Kirima Rugwe, le roi-léopard, réalisera la réunification du royaume grâce à son intelligence, à la force de son mental plutôt qu'à celle de son bras.

Le Roi-Léopard commence donc par faire une longue retraite, et pendant des semaines, vit dans le silence et la solitude, jusqu'à ce que l'idée maîtresse de sa mission de reconquête lui vienne, suggérée par un vieux sage qui force sa retraite. Le jeune roi doit se mettre en quête de son âme-sœur, umugeni-ngwabwa, une jeune femme qui lui est « née pour lui », comme il est « né pour elle », car leur union a été prévue de tout temps. De leur mariage naîtra un fils très spécial : c'est lui qui réalisera l'union du Rwanda.

La mythologie de cette seconde dynastie relate donc les aventures de Kirima lors de la quête de son âme-sœur, ensuite celles de son fils Mukobanya, qui, dès son plus jeune âge, fut un « grand perturbateur des pays ». Le jeune prince mit au point une technique simple : grâce à sa force de persuasion, il travailla à fomenter des rébellions un peu partout, encourageant les populations des différentes parties du Rwanda, alors gouvernées par des chefs rebelles et séparatistes, abahinza, à renverser leurs dirigeants usurpateurs, afin de pouvoir rejoindre le vrai roi, Kirima, seul leader légitime du Rwanda. Son rôle se limitait alors à entraîner des commandos, qui mèneraient le peuple à la rébellion. Ce travail doit avoir duré des décennies entières, car le fils de Mukobanya, Sekarongoro («Petit Conducteur »), futur roi Mibambwe-Mutabazi, eut le temps de grandir et d'aider son père dans ce long effort d'encadrement de l'auto-libération des peuples.


Deux Grandes Catastrophes, deux Grands Rois Sauveurs
Après la réunification du Rwanda par les efforts de ces trois grands chefs, le Rwanda redevint un grand et puissant royaume. Malheureusement, cette grandeur et cette puissance attirèrent les convoitises de certains de ses voisins, dont les Abanyabungo, à l 'Ouest, et surtout les Chwezi, ou « Abanyoro », peuple dont l'épicentre était le pays nyoro, à l'Est des monts Rwenzori, autour du lac Rwicanzige (Albert). Deux grandes invasions de ces Chwezi , sous la conduite d'un terrible chef de guerre nommé Cwa, qui pratiquait la tactique de la terre brûlée, et des atrocités sans nombres et apparemment insensées, déferlèrent sur le Rwanda. La première, qui intervint sous Mukobanya, fut repoussée, mais la seconde fut un désastre pour le Rwanda. Le roi Mibambwe-Mutabazi Sekarongoro dut s'exiler, mais il put reconstituer ses forces, former quelques alliances, et les armées de Cwa furent finalement vaincues et repoussées. Il est à noter que cette défaite sonna le glas de ce grand et puissant peuple, mais beaucoup trop cruel et destructeur.

Après ces trois règnes bien mouvementés, le Rwanda connut un règne de paix relatif, mais qui déboucha sur de nouveaux et graves conflits, cette fois-ci avec le voisin occidental, le roi des Abanyabungo, à l'Ouest du lac Kivu. Cette guerre fut une catastrophe encore plus grande que celle des Abanyoro-Chwezi : le Rwanda vaincu fut occupé pendant onze ans. L'histoire de ces événements ouvre la grande saga du plus grand des rois du Rwanda, Ruganzu Ndori, dit « Ruganzu-Mutabazi », nom qui signifie Victorieux Sauveur. Selon la mythologie rwandaise, il y a eu d'autres « Sauveurs du Peuple », Abatabaazi (sing. Umutabazi), dont certains n'étaient pas rois, mais des princes et des princesses, ou même de simples nobles. Les Sauveurs de la catégorie royale portent le titre spécifique de « Mutabazi », Saveur. Depuis l'avènement de la Troisième Dynastie, les Rois du Mental, ces rois Mutabazi apparaissent de manière cyclique, s'inscrivant dans le cadre de la succession « cyclique en spirale » caractéristique ce cette troisième étape de l'évolution des Fils de Muntu, que nous avons décrite dans la section traitant des listes généalogiques :

1. Cyirima Rugwe
2. Kigeri Mukobanya
3. Mibambwe-Mutabazi Sekarongoro
4. Yuhi Gahima

Ndahiro Cyamatare
Ruganzu-Mutabazi Ndori

1. Mutara Semugeshi
2. Kigeri Nyamuheshera
3. Mibambwe-Mutabazi Gisanura
4. Yuhi Mazimpaka

Karemera Rwaka

1. Cyirima Rujugira
2. Kigeri Ndabarasa
3. Mibambwe-Mutabazi Sentabyo
4. Yuhi Gahindiro

Il convient de noter que le Roi Sauveur Ruganzu-Mutabazi, le plus grand et le plus célèbre de ces rois « Mutabazi », occupe une place à part, et ne s'inscrit pas dans la cyclicité normale des Rois Sauveurs. Ceci souligne le caractère spécial de son service et de son sauvetage. Cette idée est développée dans la section portant sur le mythe de Rugnazu Mutabazi.


Gahindiro, dernier des rois mythiques
D'après les enseignements de la Tradition rwandaise, ce mode de succession cyclique en spirale se poursuivra pendant longtemps encore, jusqu'à ce que les Fils de Muntu, ayant accompli le Programme fixé au ciel par leur Ancêtre Shyerezo, soit complètement réalisé, et que le Royaume de la Terre, Urwanda, soit totalement intégré à l'Empire du Roi du Ciel. Lorsque sera manifesté l'Indagu original, la Prophétie primordiale concernant les voies et moyens de mise en œuvre de la Volonté du Roi du Ciel, Nkuba Shyerezo, que les descendants de Sabizeze Kigwa auront su parachever la conquête et l'annexion du nouveau royaume qu'ils ont conquis pour le Père, alors ils retourneront à la Maison du Père, « kwa Shyerezo » – chez Shyerezo. Ce fut leur point de départ, au commencement, inkomooko ; ce sera leur point d'arrivée, leur aboutissement, leur «ishyerezo ». Prenant le chemin inverse de celui qu'empruntèrent leurs Ancêtres Ibimanuka : là où ceux-ci chutèrent, leurs descendants remonteront.

Il faut noter que cette remontée, qui est déjà entamée, n'est pas semblable à la chute des Fils du Ciel, qui fut quasi-verticale, mais cyclique en spirale, comme nous le démontre déjà le mode de succession des Rois de la Troisième Dynastie. Avec les Rois de la Pensée, ou du mental, les Enfants de Muntu ont repris le chemin du Retour vers le monde des Ancêtres Royaux, le Royaume céleste de Shyerezo. Le symbolisme du « chemin qui grimpe » nous a déjà été présenté dans l'épisode du mythe de Rugwe, à qui l'on avait conseillé d'aller s'établir au sommet du Mont Kigali, et y construire son nouveau palais : « Ugende wubake i Kigari cya Nyamweru ». Pour réaliser l'Ascension des flancs abrupts du Mont Kigali, la méthode traditionnelle consiste à avancer par des contours en zigzag. Ce mode de progression est à rapprocher du mode de succession des Rois du Mental.

Cependant, la Tradition ne nous dit pas s'il y aura ou non un autre mode de « succession royale », c'est-à-dire d'évolution humaine, si bien que nous ne savons pas si la progression sera toujours en spirale, ou si la dernière ligne sera droite. Quoi qu'il en soit, nous arrêterons notre recension de mythes royaux à l'étape «Yuhi Gahindiro», roi dont le nom prédestine à ce rôle, car Gahindiro signifie «petite fermeture» – guhindira, c'est bloquer le portail de l'enclos des troupeaux, le soir, afin d'éviter à la fois la divagation des animaux domestiques et l'entrée d'animaux sauvages maraudeurs. Yuhi Gahindiro ferme le troisième cycle court, à mi-chemin du Second cycle Cyirima, ouvert par Rujugira.

présentée par
Rose-Marie Mukarutaba