(F. Nkundabagenzi,RWANDA POLITIQUE 1958-1960, pp.103-105)
Nyanza, le 16 octobre 1959
Monsieur le Vice-Gouverneur Général,
Gouverneur du Ruanda-Urundi,
Dans ma note du 12-10-1959, je vous ai fait savoir que la Résidence était fondatrice d'un parti politique, et je tiens à vous confirmer qu'il en est ainsi.
Je vous disais dans cette note que je comptais sur votre retour pour travailler la main dans la main, aux fins d'assurer la tranquillité dans le Rwanda. Mais je constate que la Résidence de Kigali se sert du pouvoir de l'Etat pour renforcer son parti, et détruire le parti opposé au sien. C'est un abus du pouvoir inadmissible et illégal, car il ne faut en aucune façon contraindre la liberté ni d'expression, ni d'adhésion aux idéologies saines qui commencent à prendre corps dans le pays, pour autant, bien attendu, qu'elle ne porte pas atteinte à l'ordre public.
On dirait que Monsieur le Résident et son Adjoint voudraient me pousser à les désavouer publiquement, et la chose deviendra inévitable s'ils ne changent pas de tactique, car il faut sauvegarder l'équilibre dans le pays. Mais je pense que votre intervention servira à éviter que les choses n'en viennent à cette extrémité.
Le fait qu'en maints égards, l'Administration locale était en conflit avec Mutara III est connu. Mais personnellement, j'étais convaincu qu'il s'agissait d'un conflit de personnes, et depuis mon avènement, j'ai tout fait pour que la collaboration entre les deux administrations soit amicale, afin de faire progresser le Ruanda dans le calme et la tranquillité, sous l'égide de la Belgique.
Mais les agissements de la Résidence me permettent de constater, bien à regret, qu'ils procèdent d'un conflit entre le Résident et son Adjoint d'une part, et la Dynastie ruandaise d'autre part.
Dans de pareilles conditions, il n'y a plus qu'une seule possibilité qu'il reste à envisager: collaborer directement avec vous pour le bien de mon pays, puisque je me rends compte de ce que la collaboration entre le Résident et son Adjoint et moi est devenue impossible.
Ils auraient dû, en effet, se rendre compte qu'il n'échappe à personne que, s'attaquer au Chef Kayihura, c'est s'attaquer à moi personnellement, vu le rôle de premier plan qu'il a été appelé à jouer dans le pays depuis la mort de Mutara III, et tout particulièrement dans les circonstances qui ont entouré mon avènement, même si l'on tient à méconnaître ses qualités et sa valeur notoires sous le règne de mon prédécesseur.
Par conséquent, la mesure qui frappe la personne de Kayihura n'apparaît que comme une attaque directe à moi-même, et contre la coutume du Ruanda. Quant à ce qui est de ses deux compagnons, vous n'êtes pas sans savoir que l'opinion du pays les considère comme ses porte-parole les plus autorisés.
En tant que Umwami du Ruanda, je ne puis ne pas réagir lorsque l'opinion de mon peuple est brimée.
Je veux sans doute régner en monarque constitutionnel, mais comme je n'ai pas encore de ministres pour gouverner le pays, je dois provisoirement le diriger, et le défendre contre toute attaque, d'où qu'elle vienne.
J'ai juré d'obéir aux lois du Ruanda-Urundi, mais je tiens à vous préciser que je ne considère pas comme loi des manifestations de propagande politique libellées sous forme législative de quelque nature qu'elle soit.
Mais il y a autre chose: le décret du 14 juillet 1952, article 17, confère au Mwami le droit de nommer, avec l'agrégation du Gouverneur, les chefs de chefferie. Or, Monsieur le Résident vient de s'arroger ce droit en agissant illégalement, et sans doute par provocation délibérée, car je ne puis supposer qu'il ignore ces dispositions…
Il a en effet désigné par sa note No. 220, ceux qui doivent exercer la fonction de chef du Migongo-Cyesha et Buyenzi, et a même attribué aux dirigeants de son propre parti, les importantes chefferies du Bwanacyambwe et Bugoyi, sans tenir compte en tout cela, de ma présence à la tête du pays.
Si je tenais à vous préciser toutes ces choses, Monsieur le Vice-Gouverneur Général, c'est que j'estimais qu'il est de mon devoir d'attirer votre attention sur les questions, graves en conséquences. Le Ruanda a besoin de l'aide de la Belgique pour poursuivre son progrès, mais ces manoeuvres qui pullulent aujourd'hui à la Résidence de Kigali, élèvent une série d'obstacles à cette collaboration si nécessaire et indispensable pour le succès de l'oeuvre entreprise dans le pays par la Belgique.
C'est le Ruanda qui en souffrira évidemment, mais du moins il faudra qu'on nous rende justice et qu'on reconnaisse que toutes les responsabilités pèsent sur Monsieur le Résident et son Adjoint.
En attendant, je tiens à vous faire remarquer, Monsieur le Vice-Gouverneur Général, que toutes ces nominations de chefs par le Résident Preud'homme, sont illégales aux termes du décret du 14 juillet 1952, spécialement dans son article 17. Donc, je les considère comme nulles.
Ensuite, je déclare que tout munyarwanda qui acceptera de M. Preud'homme toute nomination à la fonction de chef dans des conditions analogues à celles ci-dessus rapportées ou similaires, sera un intrus, et tous les banyarwanda devront le savoir.
Enfin, M. Preud'homme et ses conseillers perdent de vue un facteur crucial pour l'époque que nous vivons ces temps-ci: nous sommes dans le deuil, puisque depuis le décès de Mutara III, l'intronisation coutumière de son successeur n'est pas encore intervenue. Or, voilà que M. le Résident suscite un deuil nouveau, en attaquant la coutume du Ruanda, dans sa disposition la plus sacrée (chef Kayihura) et l'opinion du Pays dans les trois chefs, contre lesquels il n'existe aucune accusation fondée, je tiens à l'affirmer catégoriquement.
En conséquence, je ne puis que vous prévenir que le concours de toutes ces circonstances ne peut qu'entraîner le prolongement de ce deuil, jusqu'à ce que tout soit rentré dans la légalité.
Les fêtes de l'intronisation que l'on préparait ne pourront avoir lieu, vu cet état d'esprit qui règne actuellement dans le pays…Je serais intronisé le jour où toute l'opinion du Ruanda sera en mesure de prendre part aux réjouissances.
Aussi, pour qu'il n'y ait pas de fausses interprétations, je m'expliquerai devant l'opinion du Ruanda, afin que mon peuple sache les raisons qui m'ont poussé à prolonger le deuil… [N.d.l.r. Lire: Déclaration du Mwami Kigeri V à tous les Banyarwanda, November 1959 ]
(Sé) J.-B. Kigeli V NDAHINDURWA.
Mwami du Rwanda