By Servilien M. Sebasoni  

Recension du livre « LA HAINE DE L’OCCIDENT » de Jean Ziegler par Servilien M. Sebasoni

Voici un livre fort avec un titre fort. «  La Haine de l’Occident ». Pas moins ! Un rien provocateur, comme c’est l’habitude chez Jean Ziegler, ce député  professeur suisse, qui stimula nos années de jeunesse  avec des titres comme «  Sociologie nouvelle de l’Afrique » ( 1964), « Main basse sur l’Afrique » (1978, « Le pouvoir africain » (1979) et secoue nos années moins jeunes avec  « La Suisse lave plus blanc » (1990) et, récemment encore, avec «  L’Empire de la Honte » (2005) et bien d’autres.

Jean Ziegler a parcouru le monde et visité tous les continents. Il a parlé avec des gens de toutes catégories, avec les manants et les princes, avec les petites gens et l’aristocratie de notre temps. De 2001 à 2008, les Nations Unies l’ont chargé d’un rapport sur « le droit à l’alimentation » ; il est allé partout voir les gens qui n’ont jamais mangé à leur faim et les gens qui encombrent les cliniques de luxe pour avoir trop mangé. C’est vous dire s’il a voyagé ! Il est allé en Bolivie où le président indien Evo Morales essaie de rendre leur dignité aux Indiens. Là il a rencontré des gens qui mangent un gâteau de boue (oui, de la terre) pour pouvoir tenir le dur labeur d’extraire les mimerais à la place des esclaves asservis par d’anciens Nazis

Le contenu du livre

Mais pourquoi donc « la haine de l’Occident » ? Pour deux raisons simples : l’Occident s’est répandu dans le monde et a commis bien des crimes. Mais il en a commis deux difficilement pardonnables.

Primo, L’Occident a organisé la traite des Nègres.  Secundo, l’Occident a colonisé les peuples du Sud de la planète. La traite, la colonisation. Voila bien deux raisons suffisantes, selon l’auteur, pour haïr l’Occident. Or ces deux crimes ne se situent pas dans le passé. Ces crimes durent encore. Et l’Occident ne veut ni reconnaître ces crimes   ni s’en repentir (« je n’aime pas la repentance », disait Sarkozy) ni encore moins en demander pardon. « L’Occident reste sourd, aveugle et muet ».. « C’est que la mémoire de l’Occident est dominatrice, imperméable au doute face à celle des peuples du Sud, une mémoire blessée. Et l’Occident ignore et la profondeur et la gravité de ces blessures » (p.14)

La traite et ses séquelles se lisent toujours dans la peine et la révolte des Indiens d’Amérique. La colonisation et les colons, nous les croisons encore tous les jours, entrepreneurs venus « investir » sous la protection sourcilleuse de la Banque Mondiale (BM), quitte à limiter l’accès à l’école ou aux soins médicaux (ajustement structurel oblige), soit sous la forme d’experts à peine sortis de l’école, qui n’ont pas encore vécu et viennent vous apprendre à vivre.

L’autre jour (20.6.09), Gérard Prunier, un « expert » français  du Rwanda , se trouvait à Bruxelles .Il était flanqué de quelques autres du monde des experts du Rwanda : Philippe Dahinden ( Hirondelle, Suisse), André Guichaoua (Sorbonne, Paris), Helmut Strizek (Allemagne) et de quelques Rwandais  comme Joseph Matata, Faustin  Twagiramungu. Victoire Ingabire, (candidate, dit-on, à la présidence de la république du Rwanda) excusée, s’était fait représenter. Un Rwandais de passage, impertinent, s’étonna que « de petits Blancs (sic) qui ne connaissent du Rwanda ni la culture ni la langue prétendent apprendre aux Rwandais comment se réconcilier et vivre ensemble au Rwanda ». Prunier sortit de ses gonds et de la salle et morigéna vertement ces « imbéciles » (sic) incapables de se battre contre Paul Kagame ; il déclara qu’il en avait plein le cul (sic) et qu’avec de tels incapables Kagame avait de belles années devant lui.

Un compatriote de G. Prunier (non expert du Rwanda) cité par Jean Ziegler (Régis  Debray) écrivait : « ils ont enlevé le casque. En dessous leur tête reste coloniale ». (p.15)

La haine, ses racines et son dépassement

« Mon livre, écrit Ziegler, voudrait déterrer les racines de cette haine. Il voudrait aussi explorer les voies de son dépassement » (p. 15)

En approfondissant les racines de cette haine de l’Occident , Jean Ziegler découvre (p 15) « les souvenirs pendant longtemps enfouis, des humiliations endurées durant les trois siècles de la traite et de l’occupation coloniale (qui) remontent à la lumière de la conscience ». « La mémoire blessée ».

Alors, à cet Occident dont « le passe-temps favori consiste à donner des leçons de morale au monde entier » (p.16) et « dont la pratique dément constamment les valeurs qu’il proclame » (17) « les peuples, brusquement, se souvenant des humiliations, des horreurs subies dans le passé », les peuples «  ont décidé de demander des comptes » (29) ! Nous sommes au lieu dit, selon Ziegler, « aux origines de la haine ». C’est la première partie du livre qui en compte cinq.

Dans cette première partie (« aux origines de la mémoire ») l’auteur décrit les méandres des rapports Nord-Sud, décrit assez la traite pour en faire voir les horreurs, décrit l a conquête coloniale, le refus de l’Occident d’en faire un sujet de dialogue lors de la conférence de Durban  (Aout-Septembre 2001). La conférence initiée par Koffi Anan (alors SG de l’ONU) et Mary Robinson (alors Haut Commissaire aux Droits de l’Homme) avait pour titre «  Conférence mondiale de l’ONU contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée ». (doc ONU A/conf 189/2). Elle se heurta au refus de dénoncer en Occident ce qu’un auteur a appelé « la volonté de conquête » et « la prétention universaliste de l’Occident «  (p.25).  

En suivant les “méandres de la mémoire”, le livre de Jean Ziegler coule comme un fleuve, rencontre quelques surgissements de la colère, comme l’attentat contre les tours jumelles de New York le 11 septembre 2001; il raconte “la chasse à l’esclave” (p.45), source de la diaspora aux Amériques, une histoire longue qu’évoque Aimé Césaire quand il écrit « j’habite une guerre de 300 ans » (p. 49). Jean Ziegler raconte « la conquête coloniale » et le colonialisme dont « l’essence même est le racisme » défini par Lévi-Strauss  comme « une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus, de quelque façon qu’on le définisse, l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique » (Racisme et Culture, Paris, Unesco 1971). Un racisme (qui) ne détruit pas que le colonisé. Qui ravage aussi le colon. Emmanuel Kant dit : » l’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi (58) » 

Les indiens ont-ils une âme ?

Jean Ziegler évoque la conférence de Valladolid, ville d’Espagne, où l’empereur Charles Quint et le pape Jules III organisèrent, en 1550, une grande controverse pour savoir si « les peuples récemment découverts appartiennent (ils) oui ou non à l’espèce humaine » et si oui ou non «  les Indiens.. ont une âme » et si « le Christ est mort pour eux aussi ». (p.200). L’un et l’autre, le pape et l’empereur avaient été inquiétés par « le massacre des Aztèques, des Aymaras, les effroyables tueries commises par la soldatesque ibérique dans les îles »du Pacifique (p.200).

Après un rappel de la conférence de Durban («  Durban ou quand la haine de l’Occident fait obstacle au dialogue ») , cette première partie se termine par un « Sarkozy en Afrique » : à Dakar (« le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » (p. 81), à Alger ( « je veux dire à tous les adeptes de la repentance… ; de quel droit demandez-vous aux fils de se repentir des fautes de leurs pères.. ? »), et chez Aimé Césaire qui refuse d’abord de le recevoir. Et le reçut enfin et lui
offrit un exemplaire de son « Discours sur le colonialisme » en pointant du doigt le passage où le poète dit , après avoir souligné ce que la colonisation ne fut pas («  ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, … ni élargissement de Dieu, ni expression du droit » ;  « l’Europe  est moralement, spirituellement indéfendable » (92).

Le double langage

Le cas de l’Occident est aggravé par le double langage. Les valeurs préconisées comme universelles par l’Occident ne sont pas valables pour les non- Occidentaux sur le sol occidental. « Pendant des siècles (l’Occident) s’est montré incapable d’appliquer aux autres peuples, notamment à ceux dont il tenait le destin dans ses mains, les principes qu’il appliquait aux siens , et qui ont fait sa grandeur «  (Amin Maalouf, Le Dérèglement du monde, éd. Grasset 2009, p.241,3).  Dans le Sud, l’homme occidental n’est pas égal  aux hommes du Sud : il est au-dessus d’eux.              

Le Rwanda a connu coup sur coup deux « incidents » emblématiques  sur ce sujet.  Un prêtre belge fut interpellé à l’aéroport de Kigali pour complicité de génocide. Ce fut  une levée de boucliers parmi les Occidentaux : droits-de-l’hommistes, politiciens, simples colons, journalistes occidentaux. Pour tout ce monde et pour son gouvernement il ne pouvait qu’être innocent ; ceux qui ont voulu son interpellation étaient coupables. La même opinion était partagée par ceux des Rwandais dont la colonisation intérieure avait « réussi » ou par ceux qui avaient maille à partir avec le nouveau régime rwandais.

Le deuxième incident concernait l’avion de SN Brussels cloué au sol par les autorités rwandaises de l’aviation civile. Allons donc ! Un avion européen ne peut pas être trouvé défaillant par des Africains !

L’Occident jusqu’ici semble ne pas avoir encore compris que son comportement « deux poids deux mesures » sape la crédibilité des valeurs qu’il prétend être universelles et qu’il veut imposer partout.  En réalité, l’Occident qui s’est répandu dans le monde entier, est resté fermé sur lui-même. Il ne connaît du monde que ce que lui en disent ses « experts » ou ses créatures préférées.

Qu’est-ce que l’occident ?
 
Mais, en fait, qu’entend-on par le terme « Occident » ?

« L’Occident, selon J. Ziegler, est d’abord un territoire. Mais ses frontières changent au fil des siècles. D’abord purement européen, il devient euro-atlantique avec « la découverte de l’Amérique » (p. 24)  Pour Fernand Braudel, un chercheur français cité par Ziegler, « l’Occident se définit essentiellement par son mode de production, le capitalisme » (25). Le capitalisme « reste rivé à son rêve de conquête planétaire », mais « en dépit de la mondialisation, il n’occupe pas tout l’espace social, ni dans les terres conquises, ni dans les terres d’origine » (p.25 note)

L’Occident serait donc à la fois un territoire et un mode de production. Maalouf propose  « une distinction entre l’Occident universel, diffus, implicite, qui a investi l’âme de toutes les nations de la terre et l’Occident particulier, géographique, politique, ethnique, celui des nations blanches d’Europe et d’Amérique du Nord. Il ajoute : «  C’est ce dernier qui se trouve aujourd’hui dans l’impasse » (p.41) A noter qu’il oublie les grosses ramifications sud-américaines…

C’est à l’Occident-capitalisme que le socialiste Ziegler, un peu partial et partiel, impute l’échec, la honte, la haine méritée, la « domination féroce et organisée ».du monde.

Jean Ziegler raconte ensuite la domination de l’Occident au sein des ACP (Afrique Caraïbes Pacifique), au sein des organisations internationales (Fond Monétaire International (FMI), Organisation Mondiale du Commerce (OMC), Banque Mondiale (BM), etc..) avant de s’arrêter à un cas africain, le Nigeria où devant l’immensité du profit la BM n’a cure de la démocratie. C’est la quatrième partie du livre. «Nigéria : la fabrique de la haine » (p.139).

Le royaume des géants du pétrole où l’opulence insensée trône sur la misère inouïe. Que ce soit dans Abuja-la-capitale des « parrains » autochtones, que ce soit dans « Lagos, poubelle de l’Occident » où entrent « chaque mois, près de 500 conteneurs remplis de déchets toxiques (amiante, acides, solvants ioniques, métaux, composants électroniques, etc) en provenance d’Europe et des Etats-Unis » (p.180).

Une lueur d’espoir

Le long de ce pélerinage-calvaire où apparaît le visage de l’Occident dominateur, fondement, selon Jean Ziegler, de sa haine généralisée, la Bolivie apparaît comme une lueur d’espoir par sa rupture avec l’Occident de la traite et de la colonisation. « Pour la première fois depuis cinq cents ans un Indien, un homme de cette raza cobriza, de ce peuple à la peau couleur de cuivre, est le président démocratiquement élu d’un pays des Amériques » (p.270).

C’est la fête à Lapaz, la capitale, et dans tout le pays. Et pendant que la fête tourne, les Boliviens agitent dans leurs têtes les projets de demain : de « fierté retrouvée », de « réappropriation des richesses », de « vaincre la misère », de construire « l’Etat national » (p.251) fondé sur le droit, l’égalité et la solidarité. Car, dit J.- J Rousseau (p. 251) « dans les relations d’homme à homme, le pire qui puisse arriver à l’un est de se trouver à la discrétion d’un autre ».

Les Boliviens, avec à leur tête Evo Morales, peuvent caresser les rêves les plus fous. Parce que libérés, ils peuvent à nouveau se découvrir eux-mêmes, en renouant avec les lointains siècles de gloire, avant la longue et lourde domination de l’Occident.

« L’heure de nous-mêmes est venue »     

Pour cela, selon Jean Ziegler dans son Epilogue (283), il faut d’abord rompre, dans l’hémisphère sud, avec le système destructeur des populations. « Dans l’hémisphère Sud, les épidémies, la faim, l’eau polluée et les guerres civiles… détruisent chaque année presque autant d’êtres humains que la seconde guerre mondiale en 6 ans » (290).C’est-à dire environ 60 millions de tués et de mutilés, militaires et civils confondus (p.290)

Pour rompre avec ce système, Ziegler  propose entre autres, « la construction nationale dans les pays du Sud » (290).

En effet, « la plupart des Etats » de l’hémisphère Sud « n’ont jamais connu d’indépendance véritable ». « L’Etat colonial est resté intact, les maîtres ayant changé de masque » (291). L’heure a sonné de « construire des nations capables de rompre avec l’Occident. De faire de la haine une force de justice, de progrès et de liberté. Et de droit » (293)

La haine seule est un chemin sans issue ; elle peut conduire au repli sur soi qui est stérile. Il faut retrouver son identité en évitant la crispation identitaire. «  A l’opposé de la crispation identitaire, la nation (à reconstruire) est porteuse de valeurs universelles. Elle accepte les différences et les réunit dans la conscience d’appartenir à un ensemble protecteur » (294,2). « La rencontre des cultures singulières, la complémentarité des appartenances constituent la richesse des nations » (294,5). A condition que chaque nation se soit d’abord débarrassée de la domination des autres. «  L’heure de nous-mêmes est venue », disait Aimé Césaire.

« Le Sud ne veut plus d’un Occident universel. Mais Sud et Occident sont colocataires d’une même planète » (295).

Voilà, pour sûr, un livre qu’il faut lire et méditer 

Jean Ziegler
LA HAINE DE L’OCCIDENT
Albin Michel
2008

 

 http://www.rnanews.com/index.php?option=com_content&task=view&id=1808&Itemid=29

Posté par rwandaises.com