Rien, à première vue, ne prédisposait Paul Raingeard de la Bletière, ce fils d’une bonne famille française bretonne, à se retrouver au cœur du Congo belge en 1926. Sauf son désir de mettre en pratique ses études de médecine tropicale menées à Paris, de découvrir l’Afrique et de connaître l’aventure. Frais émoulu de l’université, le jeune médecin signe un contrat avec la Compagnie du Kasaï, chargée d’exploiter l’huile de palme et de « mettre en valeur » l’une des régions les plus reculées de la colonie belge, le Kwango-Kwilu. Il est chargé de mener des campagnes de vaccination des travailleurs, de veiller sur les malades et, le cas échéant, d’assister les médecins inspecteurs nommés par l’administration lorsqu’ils mènent leurs tournées en brousse.
En 1932, le jeune médecin est remercié par ses employeurs, qui préviennent contre lui toutes les sociétés de la place, et il est déclaré « persona non grata » sur tout le territoire du Congo belge. Il se retrouvera finalement au Gabon, non sans avoir auparavant couché par écrit son expérience congolaise et provoqué un véritable scandale. En 1932 en effet, un débat furieux anime le Parlement belge : Emile Vandervelde, le leader du parti socialiste, se fonde sur le témoignage du Dr Raingeard pour interpeller les autorités de l’époque et réclamer la fin du travail forcé.
En ces temps là, le terme « génocide » n’avait pas encore été inventé. Cependant, c’est bien de cela qu’il s’agit : de la disparition, en l’espace quelques années, de la population du Kwilu, hommes, femmes et enfants ayant été contraints, par mille et une brutalités, de se mettre au service des sociétés exploitant le palmier à huile, un arbre qui, en ces temps là, poussait encore à l’état sauvage.
Le médecin français n’est pas un révolutionnaire, loin s’en faut. Terminant le rapport qu’il destine à Vandervelde, il écrit « une métropole, c’est normal, considère sa colonie comme une entreprise, et celle-ci doit lui rapporter. L’anormal consiste (…) à détruire pour un bénéfice immédiat, la main d’œuvre future, à confier la mise en valeur du Congo à des hommes qui pensent, comme le directeur de la Compagnie du Kasaï : « nous payons assez cher pour que l’Etat nous laisse maître chez nous. S’il nous plaît de manger nos œufs les premières années, c’est notre affaire. »
Les descendants du Docteur Raingeard viennent de publier un document inédit «Maudit soit Canaan » roman tiré de son expérience congolaise. (1) Ce texte composé de dialogues entre le médecin et ceux qu’il rencontre au cours de ses missions ne comporte aucune fiction, rien d’autre que la description détaillée des souffrances infligées aux populations et les réflexions cyniques des médecins de l’ Etat et des agents de la société.
Après avoir lu l’écrivain américain Adam Hochkild qui, dans « les fantômes du roi Léopold » dénonce le « génocide oublié » que représentait, dans l’Etat indépendant du Congo, l’exploitation du caoutchouc à la fin du 19eme siècle, on croyait avoir touché le fond de l’horreur. En découvrant le témoignage du Docteur Raingeard, on se rend compte que, quarante ans plus tard, le cauchemar continue. Et cela en dépit des promesses faites par les autorités politiques belges qui, en 1908, avaient repris l’Etat indépendant du Congo en promettant de mettre fin aux abus les plus criants.
Rappelons que c’est aux grandes sociétés, comme la Compagnie du Kasaï, ou les Huileries du Congo belge, créées par Lord Leverhulme (la compagnie Lever…) ainsi que la toute puissante Union minière du Haut Katanga, que le pouvoir colonial avait délégué l’exploitation des ressources congolaises, à charge pour elles de s’acquitter de l’impôt (qui représentait, au total, un tiers des recettes de l’Etat…) et de rémunérer leurs actionnaires.
Théoriquement interdit depuis la reprise de l’Etat indépendant du Congo, le travail forcé, au Kwilu Kwango, se pratiquera jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale : dans ces régions peu peuplées, déjà décimées un siècle plus tôt par la traite négrière, les compagnies doivent à tout prix trouver de la main d’œuvre pour exploiter l’huile de palme.
En principe, tout Congolais adulte et valide est obligé de travailler pour les sociétés européennes, ne serait ce que pour pouvoir payer l’impôt que lui réclame l’administration coloniale, globalement appelée « Boula Matari » le briseur de pierres. En réalité, c’est au fouet, sous la menace et les coups, que tout le monde s’active : les hommes doivent couper les fruits en forêt et ramener des quotas fixés d’avance, les femmes doivent nettoyer les régimes, porter les caisses, les enfants eux-mêmes sont obligés de travailler dans les huileries. Les villages peu à peu se décomposent, car les hommes ne peuvent plus entretenir les cases, les femmes n’ont plus ni le temps ni l’énergie de cultiver les champs et de produire légumes et manioc. Le dimanche, seule journée libre, les travailleurs le passent à glaner en forêt des chenilles, des champignons, des grillons qui les aideront à ne pas mourir de faim, car même la chasse est devenue impossible faute de temps.
Parcourant la région, le médecin français découvre des vieillards, encore obligés de se hisser au sommet des palmiers pour couper les fruits, il s’insurge contre les rations de famine accordées aux travailleurs et constate que ces derniers tombent souvent d’inanition. Il mesure aussi les ravages de la maladie du sommeil, aggravés par les déplacements de population et c’est en vain qu’il proteste lorsque les «dormeurs» c’est à dire les malades « sommeilleux » sont mis au travail jusqu’à épuisement de leurs forces.
Raingeard va plus loin que la simple description des faits, c’est le système lui-même qu’il analyse implacablement avant de conclure que tout s’articule autour de la recherche du profit. C’est ainsi que l’Européen envoyé en brousse par la compagnie ne touche qu’un salaire fixe, très bas et en tous cas insuffisant pour assurer sa retraite. A charge pour lui d’améliorer sa situation sur place, au détriment de ses travailleurs. Une phrase revient souvent chez les interlocuteurs que rencontre le médecin : «il n’y a pas de petit profit » De fait, à toutes les étapes, le travailleur congolais est trompé : les caisses de fruits qu’il ramène sont sous évaluées, payées en dessous du tarif annoncé. Contrairement à ce qui a été convenu, l’acheteur répugne à payer en liquide, à donner l’argent qui pourrait servir à payer l’impôt ou la dot. Il préfère obliger le travailleur, menace à la clé, de passer à la cantine et d’y acheter des suppléments de nourriture de mauvaise qualité, des miroirs ébréchés, de la bimbeloterie inutile et autres articles de traite : gaspillage d’un argent durement gagné pour l’un, bénéfice net pour l’autre…
Avec ses travailleurs congolais, le chef blanc décrit par Raingeard est brutal, arrogant, il manie la chicotte, l’insulte, la menace. Les capitas, ou contremaîtres noirs sont pires encore : protégés par leur chef, ils cognent, brûlent les cases, violent les femmes qui leur plaisent, emmènent les gamines et surtout, ultimes maillons de la longue chaîne du profit, ils veillent au rendement, à la production, indifférents à la souffrance, à la mort, de maladie, de ces hommes décharnés qu’ils font travailler jusqu’à l’épuisement de leurs forces. Certes, le médecin blanc tente de vacciner, il lui arrive de soigner les travailleurs de la compagnie (mais on lui interdit d’assister les autres…), il essaie de prescrire le repos si nécessaire, les exemptions. Mais il se heurte aux impératifs de la production et les capitas ont tôt fait de renvoyer au travail ceux qui en avaient été dispensés.
Les longues conversations que le Dr Raingeard a certainement entretenues avec les Européens qu’il rencontre, des Belges surtout et qu’il relate dans son « roman » permettent de comprendre les rouages du système : la recherche du profit en est le moteur, mais ce dernier ne fonctionne que grâce à la complicité de l’administration coloniale.
Certes, à Bruxelles, des lois ont été votées, qui permettent de répondre aux critiques venues de l’extérieur : sur le papier les travailleurs sont protégés, les compagnies doivent s’acquitter de leurs obligations en matière de santé, d’éducation, il leur est interdit de faire travailler enfants ou vieillards et les agents territoriaux veillent aux respect de ces dispositions. Sur le terrain cependant, la réalité est bien différente : la plupart des fonctionnaires de l’Etat espèrent qu’après leur mise à la retraite, qui survient relativement tôt, ils se verront proposer un poste de direction au sein des compagnies qu’ils étaient chargés de surveiller, ce qui récompensera leur mansuétude….
C’est ainsi qu’au lieu de protéger les indigènes et de faire appliquer les lois, les agents de l’ Etat veillent aux aussi à préparer leur avenir, à renforcer le carcan administratif dans lequel, au nom de la civilisation, de la « mise en valeur du territoire », les indigènes seront obligés de produire, lointaines et anonymes victimes du diktat de l’argent. Quant à la Force publique, elle mate d’une main de fer les misérables qui osent se révolter.
Cette situation de quasi esclavage, décrite dans les années 30 par le Dr Raingeard et qui suscita de vifs débat au Parlement belge, demeura pratiquement inchangée jusqu’au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, où le pouvoir colonial belge recommença à devoir faire face aux critiques internationales. Un autre ouvrage, sous la plume d’un ex diplomate belge, Jules Marchal, décrivant le travail forcé dans les plantations de Lord Leverhulme(2) avait déjà confirmé le témoignage du médecin français. Jules Marchal, allant plus loin, explique comment, durant la seconde guerre mondiale, l’Europe n’ayant plus accès aux plantations de Malaisie et d’Indonésie, l’huile de palme produite au Congo était devenue, au même titre que le cuivre et l’uranium du Katanga, une matière d’importance stratégique. Les autorités de l’époque alourdirent alors la charge de travail des Congolais, faisant passer de 60 à 120 jours par an la durée des travaux imposés aux villageois pour la culture, la récolte ou la cueillette des produits agricoles, dont l’huile de palme, tandis que la dévaluation du franc congolais provoquait, dans les faits, une baisse des salaires déjà très bas.
Ce n’est qu’après 1947 que la Belgique, épinglée par les Nations unies, se résolut à alléger sinon abolir les contraintes du travail forcé et à mener une réelle politique sociale et de santé publique. S’étendant sur les quinze années qui précédèrent l’indépendance, cette période de développement spectaculaire de la colonie, dont de nombreux Congolais se souviennent avec nostalgie, sera dorénavant évoquée pour faire oublier les abus du passé et pour promouvoir l’ «œuvre civilisatrice »…Faut il s’étonner qu’au lendemain de l’indépendance, c’est au Kwango Kwilu que la rébellion dirigée par Pierre Mulele se répandit comme un feu de paille et devint l’une des plus grandes jacqueries africaines ?

Colette Braeckman
Paul Raingeard de la Bletière, Maudit soit Canaan, éditions Opera

Jules Marchal, Travail forcé pour l’huile de palme de Lord Leverhulme, l’Histoire du Congo, 1010-1945, tome 3, éditions Paula Bellings, 2001

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