Il y a le roman russe, le roman français, le roman d’espionnage ou le roman africain, et il y a le roman bessonnien, mélange de tout cela mais surtout représentant de sa propre et singulière forme : à la fois classique et inventive, foisonnante et très maîtrisée.
Patrick Besson a écrit parmi les meilleurs romans français de ces trente dernières années (Dara, Vous n’avez pas vu ma chaîne en or?, Et la nuit seule entendit leurs paroles), des livres empreints d’humour (celui qui flirte avec le jubilatoire mauvais goût ou le jeu de mots désarmant), de gravité discrète et d’esprit vif. Son nouveau roman s’inscrit dans cette lignée et impressionne par sa densité après d’autres, faussement légers, dont on retrouvera ici les thématiques : le féminin, la paternité, l’argent, la trahison et le passage du temps sur les visages, les corps, les convictions et les sentiments.
Mais le fleuve tuera l’homme blanc comporte six parties et autant de points de vue gravitant autour du fleuve Zaïre, entre Brazzaville, Kinshasa et le Rwanda, entre 1987 et 2007. Ample et documenté, sans concessions pour l’Occident comme pour les dirigeants africains, il a pour point d’orgue le génocide rwandais de 1994, auquel on assiste aux côtés des hommes de la milice interahamwe au «travail» ou des Tutsis décimés.
Jamais manichéen, Besson évoque aussi les décisions politiques, locales et internationales, qui menèrent à la tragédie, de la colonisation aux appels plus récents à la démocratie, récupérés par les services secrets de plusieurs pays.
Mais ce n’est pas un livre sur le génocide rwandais. C’est, plus largement, le roman d’une Afrique dévorée par la corruption et l’Histoire; un livre sur le dialogue malaisé du Nord et du Sud, des races, des cultures, des hommes et des femmes, des membres d’une même famille; un livre sur cette force centrifuge qui pousse vers son semblable plutôt que vers l’autre.
Exceptions à la règle, plusieurs couples mixtes se formeront par amour ou par intérêt au sein d’une foule d’individus dont on ne sait lequel tire vraiment les ficelles de l’intrigue : Elena Petrova et Bernard Lemaire, l’espionne du KGB installée à Brazzaville et l’intellectuel communiste recruté pour écrire une biographie du président Sassou N’Guesso (également personnage du livre); Christophe Parmentier et Tessy Estio : un ingénieur de Total venu au Congo pour affaires, sur lequel a jeté son dévolu sur l’étudiante de 23 ans, déjà mère et en quête d’un porte-monnaie; Blandine de Kergalek, officier retraitée de la DGSE reprenant du service pour le compte privé des Tutsis, qui va trouver en Mariko, touriste japonaise nymphomane, la possibilité de faire revivre sa fille morte prématurément…
Ces liens seront tressés les uns aux autres, mouvants tels les points de vue et les lieux entre lesquels circulent les protagonistes comme sur une carte d’état-major, dessinant un labyrinthe dans lequel l’auteur enferme peu à peu son lecteur. Pourra-t-il en sortir, comme les personnages du livre, qui veulent croire au hasard plus qu’à la fatalité (une génération après l’autre, ils semblent refaire les mêmes erreurs) et à la mort, omniprésente dans le livre?
«L’inoubliable nuit du 6 au 7 à Kigali. La peur devenue une chose. Une personne. Plantée dans toutes les pièces de toutes les maisons, à tous les coins de toutes les rues. La peur tutsi des Hutus, la peur hutu des Tutsis, deux peurs qui avaient la même figure blafarde, les mêmes yeux exorbités, la même silhouette lourde et malheureuse, les mêmes sons moites.» Patrick Besson, à son habitude, avec décontraction et l’impressionnante énergie qui porte son récit, assène les vérités tour à tour désarmantes, amusantes ou indécentes.
«Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?/Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien;/Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,/Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien», lançait Baudelaire à la Beauté dans un poème des Fleurs du mal. L’auteur semble interpeller de même les femmes de son roman, dont certaines, sublimement belles de fierté noire, créent le silence et le chaos sur leur passage.
La laideur, le Beau, sont-ils l’œuvre des hommes ou œuvre de Dieu? Cette question semble traverser tout le livre, s’incarnant dans les êtres comme dans les situations – tragiques et répugnantes tels les meurtres, touchantes et fécondes tels une naissance, une conversation, un geste, un regard. S’il n’y répond pas directement et se permet, avec la manière insolente qu’on lui connaît, de titiller les responsabilités de ceux dont on aurait pu attendre la protection (prêtres criminels, notamment), Patrick Besson invite à une pertinente réflexion sur le Sacré.
«Faire le Mal au nom du Bien est la façon la plus agréable et donc la plus répandue de faire le Mal», se justifie l’immoral Père Rwabango. Une réflexion qui s’étend à l’art et la création, dont la Beauté et l’immortalité sont les raisons d’être. Laisser une trace dans l’Histoire – sanglante comme un crime, littéraire comme un roman, vivante comme un enfant à qui transmettre un peu de soi –, voilà ce qui semble mouvoir tous ses personnages, à n’importe quel prix. Verlaine, le poète préféré de Blandine de Kergalek, ne l’écrivait-il pas dans son dernier poème? «La vie enfin fleurie au bout, s’il faut, des lames.»
SABINE AUDRERIE