Les fantômes du génocide hantent encore le Tour du Rwanda, les coureurs et les spectateurs, alors que l’épreuve a dédié son étape de dimanche aux massacres de 1994.


Par Pierre Carrey (à Kigali)

Affluence réduite dimanche pour l’étape du Tour du Rwanda dédiée au génocide. « Les gens n’ont pas voulu venir parce qu’ils ont peur des morts », explique un spectateur en désignant le mémorial de Nyanza, érigé cent mètres en face de la ligne d’arrivée du contre-la-montre. Ici, autour de cette bâtisse blanche où le gouvernement a commémoré les quinze ans du génocide, cinq mille Rwandais ont été assassinéss par les extrémistes hutu. et leur esprit, leur abazimu hante encore les collines de Kicukiro, l’un des quartiers martyrs de la capitale.

« LES VICTIMES ONT ÉTÉ ACHEVÉES À LA MACHETTE »

Tandis que les coureurs s’élancent, portés par des chants de paix et les commentaires sportifs des speakers, un autre spectateur s’approche. La soixantaine, un français parfait, avec un gilet qui couvre sa chemise malgré le soleil très lourd. « Vous savez ce qui s’est passé ici ? interroge-t-il. Le quartier était très calme avant la guerre. Il y avait un parc avec des animaux que l’on abattait en novembre lorsqu’ils étaient trop nombreux. La viande était délicieuse. La plus recherchée était le phacochère. »
La voix s’emballe au souvenir de ce mois d’avril 1994. Le 11, quatre jours après le début du génocide dans Kigali, les troupes de l’Onu ont abandonné à leur sort les tutsi persécutés. « Les gens d’ici se sont réfugiés dans l’école technique. Les militaires de l’ONU les ont d’abord protégés. Mais quand ils ont quitté le pays, la milice et les soldats de l’armée rwandaise ont rassemblé les victimes à l’extérieur. Ils les ont tuées à coup de fusil et de grenades. Ils les ont achevées à la machette. J’ai échappé à la mort en me cachant. Je suis revenu trois mois plus tard. La route était encore couverte de corps. Les crânes apparaissaient identiques, très blancs. Vous voyez aujourd’hui la ligne d’arrivée de la course ? Le sang avait coagulé dans le caniveau. Il était de couleur verte. »

« UN PAYS TRAUMATISÉ »

Les responsables des installations d’arrivée sur le Tour du Rwanda ont tous perdu des membres de leur famille sur la route du contre-la-montre. Le président du comité d’organisation a quant à lui enterré son père et quatre frères dans un village à l’Est du pays, où le peloton cycliste passera sur l’étape de lundi. Chaque Rwandais est une victime, un rescapé ou un bourreau.
Il n’y avait plus de sang ce dimanche à Kicukiro, mais une minute de silence absolue, interminable, inhabituelle sur une épreuve sportive, qui rendait le lieu au chant des oiseaux et aux bruits étouffés de la campagne environnante. Les coureurs du pays, parmi la foule, penchaient un peu la tête. Chaque année, la population passe la nuit du 11 avril dans ce mémorial, chante et prie pour que ses abazimu apaisés deviennent l’âme sacrée d’un ancêtre. Le Tour du Rwanda est une célébration plus bruyante, voulue par les autorités pour donner une image conquérante du pays. Mais l’épreuve, comme toute la nation, est tissée de symboles et chemine avec des fantômes.
« Le Rwanda est un pays traumatisé. La population est traumatisée. Nos coureurs sont traumatisés », résume Jock Boyer, l’entraîneur du Team of Rwanda. « La plupart n’ont plus de parents ou de frères », ajoute-t-il. Faut-il cautériser les plaies ? Laisser le sang les laver et le temps les refermer tôt ou tard ? Boyer explique : « Je n’aborde pas vraiment le sujet avec les coureurs. Mais ils ne sont pas réticents à en parler. Ils vont parfois dans des orphelinats et des centres de jeunes pour raconter leur histoire et partager leur expérience, montrer comment ils s’en sortent ». L’invitation au témoignage est compliquée : aucun coureur de l’équipe ne parle français, seuls trois sur douze maîtrisent l’anglais. Forcer le verrou de leur mémoire en plein leur tour national, au détour d’une étape, dans une chambre d’hôtel, est aussi une gageure.

RAFIKI A ÉTÉ DONNÉ POUR MORT PENDANT PLUS DE CINQ ANS

« C’est sûr, on essaie de ne pas penser au génocide tous les jours », finit par lâcher Adrien Niyonshuti, le chef de file de la sélection nationale, actuel 3e du Tour du Rwanda. Il avait sept ans et demi lorsque le génocide a commencé. Ses souvenirs sont flous. A moins que sa pudeur, sa douleur, filtrent sa parole. Il a dû se cacher dans la campagne. Six de ses frères ont été tués. Nathan Byukusenge, lui, a fui dans la montagne où il s’est caché pendant une semaine. Son père a été assassiné. Rafiki Uwimana, était donné pour mort pendant cinq ans. De son côté, il croyait aussi que sa famille avait péri. Evacué de Kigali pour vivre en sécurité chez sa grand-mère, il a passé plus de cinq années chez elle, sans nouvelles des siens, dans un pays terrorisé qui avait coupé toutes les télécommunications.
On s’en retourne, le pas lourd, chez « Lando », l’un des trois hôtels où l’organisation du Tour du Rwanda a posé ses valises. L’adresse est un bout de paradis sur terre, où les dalles de terre cuite, d’un rouge immaculé, escortent le visiteur dans un air embaumé de jasmin à la nuit tombée. Le cœur de cet hôtel est constitué de paillotes et d’une terrasse où l’on attend ses grillades, un lieu qui scelle de nombreuses et fortes amitiés. L’ancien propriétaire, Lando, de son vrai nom Landoald Ndasingwa, était un homme politique, hutu modéré, ministre et par ailleurs chef du Parti Libéral. Sa femme et lui refusaient de quitter le pays et se croyaient en sécurité sous la protection des casques bleus. Le 7 avril 1994, ils ont été assassinés avec leurs enfants.

Photo : Les fantômes du génocide hantent encore les collines de Kicukiro
Crédit : Pierre Carrey – www.cyclismag.com

http://www.cyclismag.com/article.php?sid=5442

Posté par rwandaises.com