La chronique littéraire de Jean-Claude Lebrun

Mais le fleuve tuera l’homme blanc, de Patrick Besson. Éditions Fayard, 496 pages, 22 euros.

L’épais volume que nous propose Patrick Besson se présente comme une œuvre composite, au croisement du thriller politique, du récit d’espionnage, du livre de voyage et du roman d’aventures sentimentales. Si l’on y reconnaît la griffe qui a fait le succès de l’écrivain – sa rapidité de trait et sa manière de distance narquoise –, on y retrouve un souffle et une épaisseur de la matière que l’on n’avait plus guère rencontrés depuis les Braban, en 1995.

 

Cela commence à bord d’un vol Paris-Brazzaville et se termine quelques jours plus tard, au retour sur le sol français. Un cadre d’une compagnie pétrolière s’intéresse à une passagère qui se dirige vers la classe économique. Il vient de reconnaître, en cette dame d’un certain âge aux formes arrondies, un ancien officier de la DGSE. L’affaire est cousue de fil blanc  : en identifiant l’espionne, l’homme se révèle lui-même comme un acteur du milieu. Les premiers coups d’une partie d’échecs viennent d’être joués. Deux pièces ont été avancées. La suite va se dérouler sur l’échiquier africain, du côté des deux Congo et du Rwanda. Une constellation hétéroclite d’autres personnages entre alors en scène, lancée dans une intrigue qui reste longtemps touffue, encombrée d’épisodes d’apparence secondaire. Patrick Besson joue ici avec l’une des règles canoniques du roman d’espionnage  : tout exposer de l’essentiel sans en laisser rien paraître. Mais pour un objectif autrement ambitieux qu’une intrigue bien ficelée, vers lequel il s’avance méthodiquement. Tandis qu’agents français, congolais et rwandais – sans compter une ancienne du KGB et son fils métis… Pouchkine, une Japonaise nymphomane, un prêtre, et même un président africain dansent le ballet convenu, fortement pimenté d’alcool et de sexe, des reconnaissances et des évitements, et tandis que l’on sillonne Brazzaville entre hôtels internationaux et quartiers populaires, on voit peu à peu se dessiner l’objet véritable du récit, le génocide rwandais de 1994.

 

Dès lors, le récit prend une ampleur nouvelle et 
se développe selon deux lignes parallèles. La première, qui s’inscrit dans le présent, évoque la préparation 
d’une double exécution clandestine dans une villa de 
la capitale congolaise. La seconde, qui chemine dans le passé, donne à voir la tragédie à travers les destinées croisées d’une jeune Tutsie et d’une femme médecin hutue, sœur d’un chef de guerre et d’un religieux qui prit sa part de l’abomination. Entre les deux lignes narratives, une relation étroite se laisse bientôt découvrir. L’art du romancier peut maintenant donner sa pleine mesure. Par son sens de la dramaturgie et l’efficacité de son écriture. Mais également par la richesse et la finesse d’une vision historique élaborée à partir d’un impressionnant matériel documentaire. Des événements du Rwanda, Patrick Besson propose en effet une image extraordinairement complète et complexe, qui de très loin dépasse les interprétations généralement admises. Il remonte profond dans l’histoire des deux ethnies, remet en scène les colonisateurs français, belges et allemands, n’oublie pas la Grande-Bretagne ni les États-Unis. En un mot, démêle avec 
un impeccable doigté les racines multiples du génocide. Sans pour autant sacrifier le romanesque et laisser retomber l’attente installée dans les premières pages. Les chapitres dans le sillage de la jeune femme tutsie, fuyant au plus près des assassins, sont d’une force bouleversante. Besson allie en l’espèce la sensibilité et le regard critique. Sur un sujet enfin ambitieux, il convainc de nouveau.

 

 http://www.humanite.fr/2009-12-17_Cultures_La-guerre-des-pions

Posté par rwandaises.com