Nous avons choisi de publier in extenso ce courrier que nous avons reçu concernant notre dossier sur les responsabilité s de la France dans le génocide des tutsi au Rwanda ainsi que la réponse de Rony Brauman, mis en cause dans cette lettre. Vous retrouverez la semaine prochaine vos pages Courrier habituelles.

Rony Brauman « falsificateur » ?

Dans Politis n° 1089, Rony Brauman accorde une interview dans laquelle il nie la qualification de génocide de Tutsis rwandais et dédouane la France de la complicité dans ce génocide. Son argumentation est la suivante : puisque personne n’a pu montrer l’existence d’un plan d’extermination avant l’attentat contre l’avion présidentiel, on ne peut pas accuser la France de soutien à un projet génocidaire. Par contre, il reconnaît le soutien de la France au Hutu Power.
À la question de Denis Sieffert sur la qualification de génocide, il répond : « En ce qui concerne le Rwanda, notons que le chef d’inculpation d’entente en vue de commettre le génocide n’a pas été retenu faute de preuves, toutes celles qui étaient avancées par l’accusation étant fabriquées. […] En tout cas, personne n’a pu montrer qu’un plan d’extermination des Tutsis existait avant le début des massacres déclenchés à la suite de l’attentat contre l’avion présidentiel. »
C’est une falsification de la jurisprudence du TPIR pour deux raisons. D’une part, deux accusés ont été condamnés pour le crime d’entente en vue de commettre le génocide, Jean Kambanda et Elieser Niyitegeka, respectivement Premier ministre et ministre de l’Information du gouvernement génocidaire.
D’autre part, les difficultés à prouver l’entente en vue de commettre le génocide dans les procès récents – celui des médias de la haine et celui des militaires – relèvent avant tout des limites de la compétence temporelle du TPIR – du 1er janvier au 31 décembre 1994 – plutôt que des prétendues preuves fabriquées. Que certains témoignages aient été jugés irrecevables, cela n’a rien d’étonnant ; c’est un phénomène que l’on observe dans presque tous les procès. Cela autorise-t-il Rony Brauman à affirmer que toutes les preuves avancées par l’accusation sont fabriquées ? Certainement pas, à moins qu’il ne se substitue au porte-parole du Collectif des avocats de la défense. Il est indéniable que l’interprétation restrictive de la compétence temporelle du TPIR pose problème. En effet, elle suggère que la planification du génocide a lieu au même moment que les actes de génocide eux-mêmes à quatre mois près.
Selon la jurisprudence du tribunal, aucune condamnation, même pour entente en vue de commettre le génocide, ne peut être prononcée sur la base de faits antérieurs à janvier 1994. Ce qui est absurde car le génocide des Tutsis fut la phase finale d’une série d’étapes intermédiaires – les dix commandements des Bahutu, la définition de l’ennemi intérieur, l’établissement des listes de Tutsis et de Hutus modérés, la constitution des milices armées et la distribution des armes, la mise en place des médias de la haine, la perpétration de massacres qualifiés d’actes de génocide en janvier 1993 par une commission internationale d’enquête. Ainsi, si certains planificateurs du génocide sont acquittés pour le chef d’accusation d’entente en vue de commettre le génocide, ce n’est pas faute de preuves, et encore moins de preuves fabriquées. C’est à cause d’une logique absurde de la compétence temporelle du TPIR, voulue par le Conseil de sécurité sous l’influence de la France pour exempter ses alliés du Hutu Power ainsi que ses propres ressortissants complices de ce projet génocidaire. S’agissant de la complicité française, Raphaël Doridant (dans le même dossier de Politis, p. 20-21) apporte une démonstration des différentes étapes françaises vers le génocide des Tutsis. Pour les autorités françaises, jusqu’à tout récemment, ce qui s’est passé au Rwanda relevait de la guerre civile. Pourquoi ont-elles mis seize ans pour envisager la lecture du génocide ? Pourquoi ont-elles tant de peine à réaliser que les faits qui leur sont reprochés relèvent bien de la complicité de génocide telle qu’elle est définie par la jurisprudence du TPIR ? Pourquoi traînent-elles à traduire en justice les génocidaires rwandais résidant en France et à instruire les plaintes déposées par des rescapés rwandais du génocide contre les militaires français de l’opération Turquoise pour « complicité de génocide » ?
Enfin, l’affirmation selon laquelle la France a soutenu les accords d’Arusha avant le génocide est absolument infondée. En effet, en maintenant ses troupes jusqu’en décembre 1993 et en continuant à livrer des armes au gouvernement Habyarimana, la France a violé les accords d’Arusha 1, signés le 12 juillet 1992 par le FPR et le gouvernement rwandais. Le contraire aurait été étonnant. Est-il possible de jouer le rôle d’arbitre tout en étant partisan ?
Justin Gahigi, enseignant, Genève

La réponse de Rony Brauman

Qu’est-ce qui autorise M. Gahigi à ranger parmi les négationnistes une personne qui a écrit et pris des positions publiques à de nombreuses reprises sur le génocide des Rwandais tutsis ? Sans doute, si on le suit, le besoin de voir le génocide lui-même comme l’aboutissement d’un processus linéaire, pensé comme tel par ses auteurs, un projet déroulant son implacable mécanique au fil du temps. Tout observateur de bonne foi ne peut, dès lors, que diviser le monde entre ceux qui savaient mais continuaient à soutenir les criminels, et les autres, postés aux côtés des victimes. Position avantageuse mais fragile, car ne résistant pas à l’examen des faits. Il est insultant et inepte d’interpréter mes propos dans un sens négationniste, et je renvoie les lecteurs voulant en savoir plus à mes écrits sur le sujet, qu’ils trouveront sans peine sur Internet.
Je maintiens que la France a commis de graves erreurs, qu’elle s’est aveuglée sur ce qui se passait au Rwanda entre 1990 et 1994, mais je conteste en effet la notion de complicité de génocide qui lui est adressée. Il est vrai que Jean Kambanda et Elieser Niyitegeka ont été déclarés coupables du crime d’entente en vue de commettre le génocide, mais c’est pour des actes (réunions, déclarations, participation) commis après le 6 avril. Cela n’ôte évidemment rien à la gravité des faits, mais va dans le sens de ce que je disais, à savoir qu’aucun élément de preuve indiquant que le régime Habyarimana portait un projet génocidaire n’a été retenu. La lecture du livre d’André Guichaoua, dont personne ne conteste la rigueur, est éclairante. L’auteur y montre, entre bien d’autres choses, que le projet génocidaire a été celui d’une faction arrivée au pouvoir au prix du sang des dirigeants légitimes, dans le contexte d’un coup d’État monté après l’attentat contre l’avion présidentiel. Attentat dont tout indique au demeurant qu’il fut l’œuvre du FPR lui-même, voulu par Kagamé, qui, contrairement à l’interprétation grossière du juge Bruguière, n’en avait pas prédit ni calculé les conséquences.
Loin de tout déroulement par étapes, loin d’un programme d’extermination construit de longue date, on est face à des configurations successives qui déjouent la notion d’intention telle qu’elle est utilisée dans une certaine rhétorique accusatoire dont la lettre de M. Gahigi est un bon exemple. Il y a bien eu, sous l’autorité du gouvernement intérimaire, une organisation politique des tueries en vue de détruire l’« ennemi intérieur » que constituaient les Tutsis et leurs complices, à savoir les démocrates rwandais, et cela est plus que suffisant pour qualifier ces violences de génocide. Mais les discours et les agissements des extrémistes tels ceux de la Radio des Mille-Collines ou de Kangura ne permettent pas de démontrer la réalité d’un « complot génocidaire » ancien dont la France serait complice. Pas plus que la terreur et les tueries dont est coupable le FPR, et dont M. Gahigi ne semble pas être préoccupé, ne font de celui-ci un l’auteur d’un « second génocide ». C’est tout ce que je voulais dire.
Rony Brauman

Posté par rwandaises.com