Catégorie interview

Le Professeur Michel Ange Mupapa Say est Docteur en psychologie (Sorbonne 1973) et ancien directeur de cabinet du président Kabila. Il donne quelques clés à propos des complexes nourris par les Congolais…
Les Congolais ont-ils été aliénés par la colonisation ?
Sans aucun doute : le Blanc a été pris (et imposé) pour modèle. On vit comme lui, on l’imite, on modifie son nom. Quelqu‘un qui s’appellait « Dibuka » changera son nom en « De Boeck », d’autres en « Dericoyard », afin de gommer les connotations du terroir…La situation coloniale englobait à la fois le vécu du Blanc, qui s’identifiait au meilleur, à tout ce qui était propre. Le Noir, lui, c’était l’autre pan, une noirceur qui évoquait Satan. Cette dichotomie imprégnait l’ambiance coloniale ; le Blanc était identifié à l’intelligence, à la beauté, le Noir était son contraire. Tout ce qui était culturel dans l’héritage des Congolais a été nié : les « fétiches »étaient mauvais, la statuaire devait être détruite, les langues indigènes devaient être remplacées par celle du colonisateur, il fallait adopter le mode de vie de l’Européen, considéré comme supérieur. Cette distinction, peu à peu, est entrée dans la tête des Congolais… 
Le fait colonial a-t-il engendré ailleurs des traumatismes du même ordre ? Qu’en est il de l’Asie ?
L’Asie était au départ beaucoup mieux organisée. Elle avait des entités administratives politiques bien ancrées, une culture très ancienne. Le Congo, lui était un amalgame d’entités organisées, de royaumes et même d’empires mais il comptait aussi des petits groupements de type tribaux, où n’avait pas été façonnée une culture, un mode de vie communs. A l’inverse de l’Asie, il n’y avait pas de phénomène étatique.
Il faut souligner aussi que des royaumes qui existaient déjà, comme au Bas Congo avaient été, avant la colonisation, décimés par l’esclavagisme. Le Noir a été pris comme une marchandise, choisi en fonction de sa capacité de travail physique. L’esclavagisme a ravi à l’Afrique les meilleurs de ses enfants et laissé exsangue le cœur du continent. Au Congo, la ponction s’est exercée sur l’Est du pays, dans le Maniéma, via Zanzibar. A l’Ouest, le Bas Congo, le Bandundu ont été décimés, d’autant plus que les esclavagistes emmenaient les hommes les plus forts, les meilleurs « reproducteurs ». En arrivant, les colonisateurs ont donc trouvé des populations déjà très affaiblies, physiquement et moralement. Les colonisateurs sont alors apparus comme des sauveurs, délivrant les populations de l’esclavagisme puis les mettant au travail et les dominant à leur tour. Il y eut cependant des résistances..,
Comment expliquer qu’un demi siècle après l’indépendance, le traumatisme né de la colonisation n’ait toujours pas été dépassé ?
Le sentiment de dépendance découlait de la pratique coloniale elle-même qui s’accompagnait du fouet, des corvées obligatoires…Les gens se sont sentis infantilisés face au Blanc, qui représentait l’employeur, le maître… Pour eux tout ce que fait le Blanc, c’est bien. Après l’indépendance, le même système d’exploitation économique qui a continué. S’y est ajouté l’appauvrissement du pays alors qu’il était désormais dirigé par des nationaux. Pour les Congolais, le Belge est toujours le « noko », l’oncle…Si cinquante ans après l’indépendance, les gens disent que les Belges doivent revenir, c’est qu’ils manquent toujours de confiance en eux, c’est à dire envers leurs frères, leurs compatriotes… Je me souviens qu‘à l’école secondaire, dans les années 60, mes professeurs étaient des Belges, A l’arrivée des premiers enseignants congolais, sortis des écoles normales, nous avons été malheureux d’avoir des enseignants noirs. Il nous semblait qu’avec leur arrivée le niveau d’enseignement allait baisser. Nous ne pouvions pas faire confiance à un Noir, nous préférions des enseignants blancs, moins bien formés, voire dotés d’un faux diplôme. Ils étaient respectés, parce que Blancs…Cette mentalité a survécu à la colonisation et, au vu des difficultés économiques, les gens ont souhaité qu’on fasse revenir les Blancs…Ils se souvenaient du fait que les Belges leur avaient construit des maisons, des dispensaires, souvent autour des grandes entreprises qui prenaient soin de leur main d’œuvre…
Aujourd’hui encore, c’est par manque de confiance en eux que les Congolais demandent que les Belges reviennent. Comme si, tout seuls, ils n’allaient pas pouvoir s’en sortir…Par rapport à ce qui vient de l’Europe, de Belgique, la dépendance n’est pas seulement matérielle, elle est aussi psychologique, morale…

Si on le compare à d’autres, le système colonial belge était il plus aliénant, plus infantilisant ?
Absolument. Au Congo belge, nous n’étions pas loin de la situation qui régnait en Afrique du Sud : même s’il ne disait pas son nom, l’apartheid existait. Blancs et Noirs ne pouvaient pas fréquenter le même magasin, le même cinéma, le même bus de transport en commun. La ligne de partage s’étendait à l’habitat, les Blancs habitaient à Kalina, la Gombe d’aujourd’hui, les Noirs habitaient la Cité. Chez eux ce n’était pas éclairé, chez les Blancs il y avait la lumière, un domestique noir qui travaillait chez un Blanc devait avoir un permis pour rentrer chez lui à la Cité le soir et même porter une lampe sur la tête afin que l’on puisse suivre ses mouvements. Dans les magasins réservés aux Blancs, les Noirs étaient chassés comme des malpropres. Même les messes avaient lieu à des heures différentes…
Comment jugez vous l’idée selon laquelle les Noirs auraient été en état d’ « évolution », l’idéal à atteindre étant le style de vie des Blancs ?
C’est l’une des particularités de la colonisation belge. Dans les colonies françaises, l’idéologie de base était différente : à Brazzaville, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, il y a eu dès le départ une certaine assimilation, pas seulement mentale. Si les Noirs atteignaient un certain niveau d’éducation ils pouvaient occuper des fonctions importantes dans les colonies et même en métropole. Il y a eu des députés français, des ministres d’origine africaine, comme Senghor, Houphouet Boigny…Il y a avait donc une meilleure préparation à la conduite des affaires de l’Etat. L’éducation pouvait faire de vous l’égal d’un Français. Chez les Belges ce n’était pas possible.
Voyez l’exemple de Thomas Kanza. Alors qu’il était le premier universitaire congolais diplômé en 57 ou 58, on ne l’a pas renvoyé au pays ; on a préféré lui donner un poste d’enseignant en Belgique afin qu’il n’aille pas «contaminer» ses compatriotes avec des idées nouvelles. On a évité de former une élite congolaise. Seule l’Eglise, confrontée au manque de prêtres, a formé des Congolais dans les séminaires. Le premier gouvernement du Congo a ainsi été appelé le gouvernement des séminaristes. Ces derniers étaient les seuls qui avaient étudié…
Cette thèse de l’évolution s’inspire de Darwin, de l’idée de l’évolution des espèces. On observait les Congolais dans leur comportement, leur manière de parler à table, de s’exprimer en français, de s’habiller. En fonction de ces apparences, on décidait si la personne était « évoluée » ou non. Avec le recul, tout cela semble insensé. L’évolué avait quitté une étape considérée comme inférieure pour arriver à un stade plus « avancé ». Mais même alors, les « évolués » n’étaient pas assimilés, n’étaient pas mis sur le même pied que les Blancs, ce qui q donné lieu à beaucoup de frustrations…
Les Congolais ne s’acceptaient pas bien dans leur peau, littéralement. C’est ce qui explique l’utilisation des produits blanchissants, défrisants. Une femme pense que pour être belle, aimée, elle doit avoir une peau blanche.
Aujourd’hui cette aliénation diminue peu à peu. Les Congolais s’identifient de plue en plus à des Noirs qui ont fait des choses importantes…

La politique de l’authenticité, lancée par Mobutu, n’a-t-elle aps été une forme de résistance ?
Avant l’indépendance déjà il y avait eu des mouvements de résistance. Au Kasaï chez les Lulua, ailleurs aussi. L’idée de l’authenticité lancée par Mobutu n’était pas mauvaise, mais elle a été caricaturée et s’est réduite au port de l’abacost, au rejet des prénoms chrétiens.

1960 : l’indépendance était elle réelle, ou tronquée ?
C’était une vraie indépendance, dans ce sens que les Congolais devaient désormais s’administrer eux-mêmes, conduire leur politique. Mais cette indépendance était tronquée dès le départ car la Belgique avait manipulé les Congolais. A La Table ronde politique, les Belges avaient échoué car les Congolais avaient envoyé les meilleurs de leurs leaders, et ces derniers avaient créé un front commun. Mais à la Table ronde économique, des sous fifres avaient été envoyés à Bruxelles sans maîtriser les problèmes économiques et financiers alors que la Belgique avait mobilisé les meilleurs de ses experts. Bref, les Congolais se sont fait rouler : les avoirs des sociétés à charte de droit congolais ont été envoyés vers la Belgique. Il y a eu pire : le 11 juillet le Katanga a proclamé sa sécession, et le 8 août le Kasaï a suivi : les Belges voulaient séparer le « Congo utile » et laisser le reste…
Y a-t-il eu d’autres menaces contre l’unité du pays ?
Il y a eu d’autres tentatives de balkanisation, à l’Est cette fois, suite à la découverte du coltan et autres minerais rares. On a prétendu que le Congo était trop grand pour être dirigé à partir de Kinshasa, qu’il fallait séparer une partie pour la confier au Rwanda une autre à l’Ouganda..
Le jeune président a du jouer serré, avec beaucoup de doigté, pour sauver l’unité nationale et déjouer ce plan de balkanisation. Quoi qu’on en dise, ce sentiment de nationalité existe chez les Congolais, qui n’accepteraient nulle part devenir les appendices d’un autre pays. Partout des gens ont lutté pour l’unité nationale…Des enquêtes ont démontré que le peuple refusait l’idée d’une séparation mais le président devait jouer au plus fin, au plus serré. Il ne sera pas facile de balkaniser le pays.

Le Congo donne l’impression de rester un pays sous tutelle…
Le Congo veut se reconstruire ou plutôt se construire. Il faut qu’entre les provinces la circulation soit rétablie, construire des routes des chemins de fer. Kabila sait très bien que ni la Belgique ni la France ni même l’Europe ne pourraient lui donner les milliards dont il a besoin et s’est donc tourné vers un partenaire, la Chine, qui a accepté de prêter des milliards. Ce fut un tollé, une indignation générale.
Le Congo a comme particularité d’avoir des richesses immenses, en 1885 déjà lors de la conférence de Berlin, si on a octroyé au Congo le statut d’Etat indépendant, ce n’était pas pour qu’il le soit vraiment, c’est parce qu’aucune puissance ne pouvait prendre le Congo au détriment des autres. Pour ne pas se faire la guerre il a été décidé de laisser le Congo à la portée de tous, accessible à tous, d’instaurer le droit de libre navigation sur le fleuve. Ce pays est devenu la propriété d’un seul homme, puis de la Belgique, un pays faible par rapport aux grandes puissances de l’époque et qui pouvait donc gérer le Congo sans gêner ces dernières. Les Belges ont joué avec finesse pour maintenir leur suprématie sur le Congo. Jusqu’aujourd’hui les Occidentaux ne veulent pas que le Congo leur échappe, que ces richesses, qui sont immenses, appartiennent à d’autres et pas même aux Congolais. Chaque fois qu’un président congolais veut affirmer son indépendance, son droit à exploiter ces richesses au profit de sa population, il devient l’ennemi : c’est ainsi que Lumumba est mort, que Laurent Désiré Kabila a été assassiné, et Joseph Kabila sait qu’il prend beaucoup de risques…Il semble très prudent mais il a un fond de témérité. Via le FMI, les Occidentaux se sont farouchement opposés aux contrats chinois alors que ces derniers n’allaient pas alourdir la dette puisqu’il s’agît de troc…Le président l’a dit récemment : maintenant au moins les Congolais verront à quoi sert leur cuivre, leur or, leur coltan : il permettra de construire des routes, des hôpitaux…Si Léopold II a été nommé le « Roi-bâtisseur», c’est grâce à tout ce qu’il a construit, en Belgique, avec l’argent venu du Congo. Nous, nous voulons que nos enfants puissent voir ce qui a été fait au départ de nos ressources. Et un jour il faudra transformer ces richesses sur notre propre sol…
Que pensez vous du « devoir moral » qui est souvent évoqué à l’égard de la Belgique et du Congo ?
Ce devoir moral est un droit que les Belges se donnent de s’immiscer dans les affaires du Congo, alors que ce qu’ils auraient du faire, ils ne l’ont pas fait : former des cadres, donner aux Congolais l’esprit d’initiative, d’invention…Aujourd’hui il est trop tard pour que la Belgique se donne ce droit moral de surveiller le Congo. Parce que la Belgique a beaucoup perdu, que la France désormais, et les Etats Unis, sont plus présents que les Belges. Par la maladresse de leurs dirigeants, le manque d’aptitude à rectifier eux-mêmes leurs erreurs, les Belges ont perdu leur place au Congo…Les Congolais se sont faits d’autres amis, ont trouvé d’autres partenaires…Louis Michel a rattrapé la situation alors que le Congo avait été complètement abandonné. Aujourd’hui ce devoir moral apparaît comme une insulte… De quel droit nous enjoint on, depuis la Belgique, de cesser les opérations militaires au Kivu, de ne pas y rétablir l’autorité de l’Etat ? L’image d‘une Belgique bienveillante est loin d’être d’actualité. Cela dit, les monuments dont partie de l’histoire du Congo, il faut les redresser les remettre en place car ils appartiennent à l’histoire de notre pays et il est tout à fait normal que la Belgique soit présente lors de l’anniversaire de l’indépendance du Congo et qu’elle-même, à partir de cette année, refonde, pour le demi siècle à venir, les relations avec notre pays.

 

http://blogs.lesoir.be/colette-braeckman/2010/04/28/des-origines-de-lalienation-des-congolais/

Posté par rwandaises.com