La publication du rapport du Haut-commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme, dressant le bilan d’une décennie de guerres atroces à l’est de la République Démocratique du Congo (RDC) appelle à renforcer d’urgence la justice internationale.

Malheureusement, on n’en prend pas le chemin. Il faut craindre que 2010 reste l’année où la justice internationale aura connu quelques déboires.

Ainsi, le récent congrès pour la révision des statuts de la Cour pénale Internationale (CPI) a vu nombre de pays, parmi lesquels la France, s’efforcer de limiter la compétence de cette juridiction (Billets d’Afrique n°193). De même, le communiqué final du sommet sur le Soudan, organisé le 23 septembre en marge de l’Assemblée générale de l’ONU, ne porte aucune mention des enquêtes ouvertes par la CPI sur les crimes commis au Darfour.

Le texte publié à l’issue de la rencontre ne fait aucune référence au mandat d’arrêt émis par la CPI à l’encontre du président soudanais Al-Bachir.

Les participants, dont Barack Obama et le Secrétaire général Ban Ki-moon, ont au contraire salué les engagements du gouvernement du Soudan « à mettre fin à l’impunité, à traduire en justice les auteurs de crimes et à protéger les civils ». Une déclaration choquante pour la Coalition française pour la Cour pénale internationale (CFCPI dont Survie est membre), laquelle rappelle la récente décision judiciaire de la CPI du 25 mai 2010 informant le Conseil de sécurité du manque de coopération perpétuel de la part du gouvernement soudanais.

Par ailleurs, la visite express de Ban Kimoon à Kigali après les fuites dans la presse du projet de rapport du Haut-commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme, est un autre mauvais signal donné à la justice internationale.

C’est peu dire que les huit Etats de la région mis en cause ont peu apprécié le contenu d’un rapport circonstancié et rigoureux, doublant systématiquement des sources indépendantes identifiées et qui détaille les massacres, viols et pillages commis par leurs militaires et leurs milices satellites.

Tous sont impliqués, l’Angola, le Rwanda, le Zimbabwe, le Tchad, le Burundi, l’Ouganda avec son instrumentalisation du Mouvement de libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba, détenu à la CPI pour ses crimes en Centrafrique ou les forces rebelles congolaises de Laurent-Désiré Kabila (père de l’actuel président congolais). Ce rapport est un travail de police précis et documenté qui vient corroborer ce que nous avons dénoncé, ici même comme dans Noir Silence (F-X Verschave, p.106,107, 2000)

Tous coupables !

Les enquêteurs ont interrogé près de 1300 témoins et 200 représentants d’ONG locales, qui ont révélé des crimes jamais documentés auparavant. Le rapport décrit quatre périodes : les dernières années de pouvoir du maréchal-président Mobutu de mars 1993 à juin 1996, la guerre menée de juillet 1996 à juillet 1998 par Laurent-Désiré Kabila et ses alliés rwandais, ougandais et burundais, la deuxième guerre d’août 1998 jusqu’à l’assassinat du président Kabila en janvier 2001, qui correspond à l’intervention d’au moins huit armées étrangères et 21 groupes armés irréguliers et enfin la mise en oeuvre progressive du cessez-le-feu jusqu’à juin 2003.

La protestation la plus bruyante est donc venue du président rwandais, Paul Kagamé, menaçant de retirer ses 3550 soldats de la MINUAD (Mission des Nations Unies et de l’Union africaine au Darfour) alors que l’Armée patriotique rwandaise (APR) et son alliée, l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL), sont gravement mises en cause pour des « faits de génocide ». Selon les chiffres de l’ONU et les organisations humanitaires, plus de 200 000 Hutus ont disparu à l’époque de l’avancée de l’APR au Zaïre et de l’administration rwandaise du Congo puis du Kivu par le RCD Goma (Rassemblement Congolais Démocratique basée à Goma). D’après le canadien Luc Côté qui a co-signé le rapport et qui a travaillé auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda de 1995 à 1999, l’APR a « systématiquement visé, pourchassé, massacré, immolé et tiré » sur des Hutu au Zaïre entre 1996 et 1997, lors de la première guerre du Congo. Il se réfère également à des faits imputés aux alliés rebelles de Kigali, l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL). C’est cette coalition qui avait permis à Laurent-Désiré Kabila de chasser du pouvoir à Kinshasa le maréchal Mobutu en mai 1997. D’après le rapport, Paul Kagamé aurait fourni des armes, des munitions et des camps d’entraînement à la rébellion congolaise.

Toujours d’après le rapport, les bourreaux auraient ainsi utilisé des armes blanches, des haches et des baïonnettes pour massacrer des Hutu rwandais et congolais. L’immense majorité des victimes étaient des « femmes, des enfants, des personnes âgées, des malades, qui ne représentaient aucun danger pour les belligérants ». Sous prétexte de les rapatrier au Rwanda, les soldats regroupaient des réfugiés hutu et « tiraient sur eux de manière indiscriminée à l’arme lourde » ou les frappaient « à coups de marteau ou de houe ».

« Des comportements déjà vus au Rwanda »

Luc Côté va même plus loin : « Je suis tombé des nues », « au Congo, j’ai observé des comportements que j’avais déjà vus au Rwanda ». « C’était la même chose. Des dizaines et des dizaines d’incidents se sont déroulés sur le même modèle.

Le fait qu’un groupe spécifique soit visé ; le fait que dans des discours on appelle à se débarrasser de tous ces Hutu, que cela se soit passé de façon systématique, que des cadavres aient été incinérés, que tout ait été fait pour cacher les preuves et empêcher des étrangers d’y aller ; tout ceci, soumis à un tribunal, peut constituer des preuves permettant de conclure qu’il y a eu tentative de décimer un groupe, ce qui est considéré comme un génocide ».

Des Hutu réfugiés au Zaïre auraient donc été visés non pas du fait de leur implication dans le génocide des Tutsi en 1994, mais en tant que Hutu et donc visés comme tels, d’où la qualification possible et évoquée de « crime de génocide ». Reste à savoir, comme le souligne le rapport, si ces actes entraient dans le cadre d’un plan concerté, alors que tous les Hutu ne furent pas visés par ces massacres, nombreux étant aussi ceux qui sont rentrés au Rwanda à la même époque. Comme l’écrit Jean-Hervé Bradol, de Médecins Sans Frontières : « Le regroupement dans une même catégorie, génocide, des violences commises par le pouvoir rwandais actuel et de celles de son prédécesseur, le gouvernement intérimaire d’avril 1994, heurte le sens commun qui fait la distinction entre deux ordres d’une part « tuez les tous » et d’autre part « tuez une partie d’entre eux ». Les auteurs du génocide des Tutsis affirmaient haut et fort l’intention de les tuer tous et sont parvenus à leur fin au Rwanda, dans une forte proportion d’au moins un sur deux. En comparaison, l’envoi par l’Armée Patriotique Rwandaise (APR) d’escadrons de la mort au Congo (Zaïre, 1996-1997) ne répondait pas à l’intention d’exterminer tous les Hutus rwandais mais de tuer les fuyards dès que les circonstances le rendaient possible : l’ensemble de la population réfugiée était en bloc accusée d’avoir fait partie des « génocidaires ». En revanche l’approche juridique, fondée sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, permet d’appliquer dans les deux cas la même qualification de génocide, et ce n’est pas sans conséquences. »

L’accusation de « génocide » portée contre Kagamé est évidemment pain bénit pour les négationnistes. Elle rappelle forcément la thèse du « double génocide », soutenue par les extrémistes hutu, ceux-là mêmes qui, avant et pendant le génocide des Tutsi, avaient si efficacement pratiqué l’accusation en miroir : « Les Tutsi veulent nous exterminer. Tuons-les avant que ce soit eux qui nous tuent. » Une accusation d’autant plus farfelue que les crimes attribués au Rwanda de Kagame par le rapport de l’Onu ont eu lieu deux ans plus tard.

Les tentatives de remise en cause du rapport

Le contenu du rapport de l’Onu est insupportable pour Kagamé qui fonde toute sa légitimité sur le fait d’avoir mis fin au génocide de 1994 et qui a bien senti le danger que représentait une telle accusation du Haut-commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, celui-là même, qui, en 1994, avait déterminé le génocide au Rwanda.

C’est dans ce contexte que le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, s’est précipité à Kigali, pour apaiser Kagamé jugeant « malveillantes, absurbes et ridicules » les conclusions du rapport. Il est à craindre que le président rwandais, jouant sur la mauvaise conscience de l’ONU et de la communauté internationale, ne se soit pas satisfait d’un simple report de la publication du rapport au seul prétexte d’y intégrer les commentaires des pays visés. D’après l’AFP, le rapport final indique que « la question de savoir » si ces actes « constituent des crimes de génocide a soulevé de nombreux commentaires et demeure irrésolue jusqu’à présent ». Elle ne pourra être tranchée que par « un tribunal compétent, statuant au cas par cas ».

En tout état de cause, celui-ci n’envisage plus aucun retrait de la MINUAD et cherche, dans une alliance de circonstance, à obtenir une réaction commune des autorités de six Etats des Grands lacs, dont la RDC, tendant à remettre en cause le contenu et les conclusions du rapport de l’ONU.

L’impérieuse nécéssité de donner une suite judiciaire

Il est inimaginable que ce rapport reste sans suite. Il serait inconcevable que les auteurs de ces crimes de masse ne rendent pas des comptes à l’humanité. Ce serait fermer les yeux sur les centaines de milliers de femmes, enfants et hommes victimes des graves violations commises à l’est de la RDC. Ce serait s’asseoir sur la résolution 1325 du conseil de sécurité de l’ONU condamnant la violence à l’égard des femmes dans les conflits armés. Un tiers des femmes de la province du Kivu auraient été violées, selon Bert Koenders, ministre de la Coopération et du développement des Pays-Bas. Les victimes se comptent par « centaines de milliers », dont 25 000 au Sud-Kivu rien qu’en 2006, d’après le Représentant spécial adjoint de l’ONU en RDC, Ross Mountain. Ces femmes de tous âges (et même des enfants), parfois esclaves sexuelles pendant plusieurs années, sont physiquement mutilées, stériles ou atteintes du sida et psychologiquement détruites.

La justice, seule garante d’un avenir de paix

« Si ces massacres à grande échelle ne sont pas punis, alors la région sera condamnée à vivre de nouvelles atrocités », prévient Reed Brody qui a déjà enquêté pour l’ONU sur ces crimes en 1997 et 1998, mais aussi pour le compte de Human Rights Watch. Ce rapport peut donc servir de base éventuelle à l’inculpation devant la CPI ou un Tribunal pénal international spécialement constitué des responsables de ces crimes de masse.

Constatant les limites de la Cour pénale internationale (CPI) – qui ne juge que des crimes commis après le 1er juillet 2002 – ou les défauts d’un Tribunal pénal international (TPI) – coûts élevés, peu de poursuites et de procès -, les auteurs qualifient de « nécessaire » la mise en place d’un « mécanisme de poursuite mixte, composé de personnel international et national », pour rendre la justice.

Le rapport avance la piste d’un tribunal mixte international, indépendant du système judiciaire congolais (type Sierra Leone) ou bien celle de chambres mixtes spécialisées intégrées au système judiciaire national (type Cambodge).

Un bémol toutefois, le rapport précise que le choix du mécanisme « le plus approprié » revient « exclusivement au gouvernement » de la RDC. Kinshasa a déjà fait son choix. Sans surprise, fin août, le ministre congolais de la Justice, Luzolo Bambi, a annoncé qu’un projet de loi était en cours de rédaction pour créer « des chambres spécialisées au sein des juridictions congolaises », composées uniquement de magistrats congolais. On peut légitimement douter de la partialité d’une justice congolaise aux très maigres moyens qui a déjà du mal à administrer une justice ordinaire.

Les origines historiques d’une décennie de tueries

La justice internationale ne pourra pas faire l’économie d’un examen approfondi des origines historiques de cette tragédie et déterminer toutes les responsabilités.

Elles sont nombreuses. Celles des auteurs directs de ces violations des droits de l’Homme mais aussi celles de la communauté internationale, du HCR (qui installa les camps de réfugiés à la frontière rwandaise, ce qui en fit une véritable poudrière), des membres du Conseil de Sécurité dont la France en particulier à propos de son rôle au Rwanda pendant le génocide de 94 et dans l’est de la RDC par la suite. Car il faut se remémorer les conséquences du génocide des Tutsi du Rwanda dans toute la sous-région : exil des génocidaires, exil de la population hutu parfois encadrée par ces derniers (lire page 8 et 9), réarmement dans les camps, tentatives d’incursion dans le Rwanda postgénocide, constitution des FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda), protection accordée par la France aux FDLR dont le chargé de communication vit tranquillement à Paris, puis finalement intervention de l’APR avec tous les crimes cités dans le rapport de l’ONU.

Stabilité régionale contre droits de l’homme

Reste à savoir, comme le souligne Reed Brody, si la volonté politique de la communauté internationale le permettra. On peut en douter tant l’éventail des responsabilités sont larges.

La démarche honteuse de Ban Ki-moon ne va d’ailleurs pas dans le sens d’une justice indispensable à l’avenir des Grands Lacs mais donne plutôt des gages à l’impunité alors que se poursuivent les pires exactions dans une guerre qui dure toujours.

Malheureusement, Ban Ki-moon marche dans les pas de son prédécesseur, Kofi Annan, qui avait lancé une mission, chargée d’enquêter sur les crimes perpétrés par les forces rebelles de Laurent-Désiré Kabila lors de leur offensive victorieuse sur l’armée du maréchal Mobutu, d’octobre 1996 à mai 1997. Mais en avril 2008, Kofi Annan avait pris la décision de retirer la mission de la RDC « devant les obstacles répétés mis par le gouvernement de Laurent-Desiré Kabila au travail » des trois experts qui avaient toutefois eu le temps de publier un rapport, aussitôt enterré par le Conseil de sécurité.

Hier comme aujourd’hui, le résultat est que la communauté internationale s’inquiète davantage d’une potentielle déstabilisation de la région, fût-ce en reléguant au second plan les tentatives de mettre fin à l’impunité dans l’est du pays. Car de lourds nuages s’accumulent. Après une parodie d’élection soutenue par l’UE, le Burundi voit resurgir le spectre de la guerre civile alors que la rivière Rusizi recommence à charrier des victimes d’exécutions sommaires.

A l’est de la RDC, l’armée congolaise se dit prête mener des opérations dans le territoire minier de Walikale après que Kabila a dénoncé l’implication d’autorités locales, provinciales et nationales, civiles et militaires, dans le commerce illicite des minerais. Outre les FDLR et des milices locales, certains officiers des Forces armées congolaises, membres de l’ex-mouvement armé du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), et dont la majorité des combattants ont été « mixés » dans l’armée, sont accusés de tirer profit de l’exploitation des mines. Ceux-ci refusent leur éventuel redéploiement dans d’autres provinces.

Au Rwanda, Kagame, réélu président avec un score « soviétique » (93%) au terme d’un processus électoral sans liberté d’expression ni opposition, est malgré tout affaibli politiquement au sein même du FPR. Quatre anciens de ses proches, parti en Afrique du Sud, dressent un bilan très négatif des libertés individuelles et politiques dans leur pays. Une élection qui n’a provoqué que de très timides réactions de la part des Etats-Unis ou de la France, soucieux de ne pas gêner davantage l’homme fort de la région. C’est là que l’on mesure le cynisme de la communauté internationale, jamais avare d’un deal sur le dos des droits de l’homme afin de garantir la stabilité politique régionale. La visite de Ban Ki-moon à Kigali révèle également ce qui est surtout en jeu : le marché des Grands Lacs et de la Communauté économique des Etats d’Afrique centrale (CEEAC) dans un contexte de compétition acharnée pour l’accès aux ressources.

A ce sujet, un des enjeux majeurs du conflit dans l’est de la RDC est le contrôle des vastes ressources minières de la région. Devant les professionnels des métaux précieux réunis à Berlin fin septembre, un expert de l’ONU a dénoncé « l’or du sang ». M. Mthembu-Salter a souligné le lien entre l’exploitation d’or et les viols massifs perpétrés cet été dans le pays. « Nous avons aussi la preuve que l’armée s’est entendue avec les rebelles pour perpétrer les massacres et les viols afin semble-t-il d’entretenir l’insécurité qui justifie sa présence », a-t-il indiqué.

Et la France ?

On le sait, la France ne s’embarrasse guère de fioritures humanistes en Afrique lorsqu’il s’agit de faire affaire. En 2009, la France a repris pied dans la région à la faveur du rapprochement franco-rwandais construit sur un deal politico-judiciaire : le Rwanda fait silence sur la complicité de la France dans le génocide des Tutsi et notre pays enterre l’ « enquête » du juge Bruguière, et les mandats d’arrêt lancés contre de hauts responsables rwandais avec le danger que cela suppose pour la vérité historique.

Maintenant que la realpolitik rapproche les deux pays, la France France compte bien retrouver des positions commerciales plus conséquentes. En témoigne l’octroi d’une subvention de 3,29 millions d’euros au gouvernement rwandais pour le financement du Programme national d’accès à l’énergie.

La France monnaiera-t-elle son soutien à Kagamé après la mise en cause de celui-ci par le rapport onusien en entravant la constitution d’une justice internationale ?

Elle aurait d’ailleurs un intérêt à le faire pour elle-même tant sa responsabilité historique dans la tragédie congolaise est grande.

Posté par rwandaises.com