« L’Agenda du génocide » (éd. Khartala) permet de mieux comprendre la mécanique qui fit 800 000 morts en trois mois.

 

Rue89 : Comment retrouvez-vous cet espion rwandais, Richard Mugenzi ?

Jean-François Dupaquier : Il était protégé comme témoin au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Isolé, caché, mis dans un local sécurisé. Il a rejoint Arusha en 1998, il est revenu en décembre 2008 au Rwanda. Il avait interdiction de répondre à quiconque.

Il a témoigné dans le procès Bagosora [le « cerveau » du génocide, ndlr] en 2002 et le procès du MRND [l’ex-parti unique, ndlr] en 2006. Et c’est tout. Il était invisible pour tout le monde, sauf pour le juge Bruguière qui l’a interrogé en 2001, avant même le TPIR.

 

Aujourd’hui que fait-il ?

Il est toujours protégé par le TPIR. Si quelqu’un veut l’interroger par exemple, il faut avoir l’autorisation du tribunal. Il a par exemple été interrogé par le juge Trévidic récemment.

Il est au chômage, pas vraiment protégé par le régime. Il vient de trouver un travail comme logisticien.

Pourquoi avoir choisi comme titre à son témoignage « L’Agenda du génocide » ?

Ce qu’il nous raconte, c’est sa cohabitation avec le groupe des militaires extrémistes des FAR (Forces armées rwandaises) qui préparent le génocide. Son principal apport est sur deux points :

  • le « Wannsee rwandais » ;
  • la déclaration de Bagosora sur la préparation de l’Apocalypse.

Des gens vont me dire, Mugenzi a été travaillé par le Directorate of military intelligence (DMI, les renseignements militaires rwandais) pour m’intoxiquer.

Cette histoire de Bagosora est vraie, je le sais après quarante ans de journalisme. Bagosora ne peut pas s’empêcher de raconter qu’il faut exterminer les Tutsis…

Des Français auraient donc formé Richard Mugenzi aux écoutes…

Je pense que quelques fois, il ne dit pas la vérité. Comme sur les noms de ses formateurs… il ne s’en souvient d’aucun. Il a peur.

Il y a deux éléments : les officiers français parlent de Mugenzi au juge Bruguière, librement, sans contrainte. Et il donne des détails : c’est lui qui a intercepté le message du 7 avril. Le capitaine Bruno Ducoin, formateur des pilotes d’hélicoptère, Grégoire de Saint-Quentin, Jean-Jacques Maurin qui dit avoir visité le centre national d’écoutes de Butotori…

Je n’ai pas identifié le second centre d’écoutes que Mugenzi évoque à Kigali. Le rapport Mucyo dit qu’il s’agissait du centre tenu par les deux gendarmes français abattus le 8 avril.

Un faux pour revendiquer l’attentat contre l’avion

Son travail, c’était quoi exactement ?

D’essayer d’intercepter les conversations radio de la zone où opérait le Front patriotique rwandais. Pas tellement les communications militaires, mais les conversations entre commerçants qui ne se doutaient pas qu’ils étaient écoutés.

Ils avaient des codes, identifiés : « Faire paître les vaches de l’autre côté de la rivière », cela voulait dire que des groupes de rebelles du FPR allaient s’infiltrer.

Assez rapidement, comme il est crédible auprès des opérateurs militaires et politiques destinataires des messages, on lui fait rédiger de fausses interceptions. Qui ? Juvénal Bahufite, commandant OPS de la région de Gisenyi et le colonel Anatole Nsengyumva, directeur du Service de renseignement militaire, qui vérifie ce qu’il fait et le dirige. Il travaille sous l’égide du G2 [le deuxième bureau rwandais, ndlr] et donne totale satisfaction à ses employeurs.

Qu’est-ce que le message du 7 avril 1994 ?

Cela consiste à dire que le FPR est l’auteur de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. Il est « intercepté » à 8h45 du matin, attribué au FPR et diffusé « en clair », contrairement aux habitudes. Il est supposé dire la chose suivante :

« L’invincible (surnom que ses courtisans avaient donné au président Juvénal Habyarimana) est mort dans son avion, les gorilles (Hutus) ont perdu, les bergeronnettes (Tutsis) ont gagné, la victoire est proche, félicitations à l’Escadron renforcé, la guerre reprend… etc. »

Donc, les militaires rwandais croient posséder, dès le 7 avril, la preuve que le FPR a abattu l’avion. Pourquoi n’est-elle pas utilisée par la propagande du régime, pendant le génocide ? En fait, cette fausse revendication semble avoir eu pour principaux destinataires les Français. Ce télégramme a eu plusieurs versions :

  • une manuscrite, qui semble authentique ;
  • une version dactylographiée envoyée au lieutenant Ntahobari, directement à l’ambassade rwandaise à Paris.

Le général Huchon [chef de la Mission militaire de coopération, ndlr] a vraisemblablement été destinataire de ce pseudo-télégramme. Mais comment y croire… le texte est tellement grotesque.

Quel rôle joue Mugenzi dans cette affaire ?

Il est l’auteur de la rédaction du télégramme. Quand il dit que ce sont des faux, c’est qu’il y en a eu beaucoup. Ils sont authentifiés par son écriture. Les préparateurs du génocide sont fins et manipulateurs. Il écrit les messages à la main, ça sert à l’authentifier dans la chaîne à laquelle il s’adresse.

Il y a sept à huit destinataires, au sommet de l’Etat et de l’armée : l’Etat-major, le service de renseignement, la présidence, la direction du MRND, le G2 de la gendarmerie et les militaires français.

Ce fameux télégramme du 7 avril… pourquoi les militaires français n’en parlent-ils pas à la mission Quilès en 1998 ? Et puis ensuite, pourquoi en parlent-ils au juge Bruguière ?

Mon hypothèse est la suivante : Bagosora a passé un accord avec les Français : « Vous m’aidez pour mon procès, sinon je balance tout. » Ce qui a eu lieu. Et tout à coup, ces télégrammes apparaissent. Cet accord se fait après la mission Quilès.

Les militaires français auraient donc accrédité un faux témoignage ?

Je n’ai pas lu les audiences à huis clos des militaires français, mais ils n’ont vraisemblablement pas eu le choix. Et ils avaient des choses à dissimuler.

Jean-François Dupaquier (Audrey Cerdan/Rue89).

La conférence de Wannsee du génocide rwandais

Vous parlez d’un « Wannsee rwandais », pourquoi utiliser ce terme ?

La conférence de Wannsee, c’est l’adaptation de l’appareil d’Etat allemand à la solution finale du « problème juif ».

La « Shoah par balles » a déjà commencé, tout comme les camps de la mort, mais elle permet de donner une beaucoup plus grande efficacité à la machine de mort.

Au Rwanda, il y a déjà eu des massacres à caractère génocidaire (Bagogwe à Gisenyi et Ruhengeri, avec l’armée et les milices) en 1990 et 1991. Ce sont des expérimentations.

Au moment du Wannsse rwandais, des milliers de Tutsis ont déjà été massacrés. Cela se passe le 21 novembre 1992 (un samedi), au centre de Butotori (Gisenyi ), qui est au bout d’une piste de 800 mètres, dans une zone militaire. Un endroit fermé et réservé aux militaires. La pièce est petite.

Qui sont les participants à cette réunion ?

Le colonel Bagosora préside, Jean-Bosco Barayagiza et Léon Mugesera, les deux idéologues du régime, des réprésentants du MRND, des militaires… En tout, ils sont une vingtaine. Richard Mugenzi est à l’extérieur, mais il entend par moment ce qui se dit. Bagosora dit qu’il est indispensable d’exterminer les Tutsis.

La deuxième partie de la réunion, Mugesera et Hassan Ngeze [fondateur de la RTLM, ndlr] acquiescent et disent que c’est une excellente idée. Mugenzi ne sait pas s’il y a un agenda précis avec une distribution des rôles. Mais ce dont il est sûr, c’est que Mugesera fait des discours haineux dans les jours qui suivent. Jusqu’ici, on ne rattachait à rien de précis ce discours. Mugenzi dit que c’est le lendemain de cette réunion.

Peut-on faire un parallèle avec ce document militaire qui porte sur la définition de l’ennemi ?

J’ai toujours pensé qu’on a échappé de peu au génocide à la fin 1992 ou au début 1993. Le président Habyarimana n’est alors plus le maître des événements, le seul acteur de la crise. Il freine le génocide, il est contre le génocide éclair. Il pense qu’il faut se débarrasser des Tutsis à bas bruit, petit à petit.

Les radicaux, eux, défendent l’idée d’une action rapide, où les Occidentaux n’auront pas le temps de dire « ouf ».

L’idée était que dans le cadre de la défense civile, les chefs de cellule devaient faire exécuter les voisins les plus proches, immédiatement dans leur maison. Mais les Tutsis se sont réfugiés dans les églises et ça n’a pas marché comme ils le voulaient.

Vous avez d’autres preuves de l’existence de cette réunion ?

« DCH », un deuxième témoin protégé au TPIR. Lui était un important chef Interhamwe, conducteur de bus de l’Onatracom, il était payé pour s’occuper de la préparation du génocide. Il a aussi raconté cette réunion.

Sur le tarmac devant le bâtiment, il y avait un grand concours d’Interhamwe avec des chants. Il voit ça d’une façon basique, comme une kermesse anti-Tutsis qui a débouché sur des violences.

Un échec de la justice internationale

L’idée de « l’agenda du génocide » est contestée, y compris par la justice internationale…

S’il y a eu un échec majeur au TPIR, c’est de ne pas avoir défini la trame du projet criminel, avec une chronologie où chacun a sa place. Ils étaient obsédés par l’idée que les criminels devaient être jugés pour leurs crimes, en oubliant la description de la structure criminelle.

Pour les chefs du MRND, par exemple, ils ont essayé de trouver des témoins disant qu’ils les avaient vus à la tête de cortège de miliciens… c’est grotesque.

Les enquêteurs sont parfois totalement incompétents, ne comprenant rien à l’Histoire. Au service des enquêteurs, on leur déconseille de lire sur le génocide, pour « rester impartial ».

Pourquoi avoir procédé comme ça ?

Les premières personnes nommées comme procureur (Richard Goldstone, Louise Harbour) ont été complètement incompétentes. J’en ai parlé avec Carla del Ponte : « Vous vous êtes vantés d’avoir inventé un logiciel pour définir la mafia en Suisse, pourquoi ne pas avoir fait la même chose pour le Rwanda ? » Réponse : « Parce que ce n’était pas la priorité. »

C’est l’idée que ce génocide ne pouvait pas être aussi sophistiqué ?

Oui. En tout cas, ils étaient loin d’imaginer une procédure d’investigation poussée. Pour le premier repenti (le Premier ministre Jean Kambanda) du TPIR, les questions sont d’une rare stupidité et les réponses d’une grande vacuité, donc on en tire rien. Dès le départ, il y a un naufrage de l’institution judiciaire.

Quel est le moteur du génocide ?

La première hierarchie parallèle est le réseau Zéro, la nébuleuse autour de Protais Zigiranyirazo, dont le premier objectif est la prise du pouvoir en 1973. Elle n’a aucune production documentaire. Ce réseau est aussi celui de Mme Habyarimana. Il n’y a pas de rôle intangible, c’est un mélange d’intérêts familiaux, patrimoniaux.

Ce réseau se structure en fonction des nécessités du moment : éliminer un dauphin… etc. Puis on crée des commandos de tueurs, pour écarter des menaces. Un curé, un concurrent économique, Diane Fossey…

Bagosora va alors mener une aventure personnelle. Il fait partie de ce réseau. Il est à la fois le cousin du Président et de sa femme. Il est très ambitieux. Il structure les Amasasu, au sein des militaires, avec des officiers extrémistes pour prendre l’affaire en main (se procurer des armes) avec une branche dans l’armée et une branche dans le civil, avec les miliciens. Il ne cherche pas s’enrichir, mais c’est l’appétit du pouvoir.

Les FAR ont toujours été défaites par le FPR. Bagosora n’a jamais été mêlé à ces défaites. Son but était de devenir le Président.

Enfin, il y a un autre groupe : les « Amis de l’alliance », sorte de communion de pensée, quasi mystique, autour de la Présidente, de la religion, matinée de messianisme anti-Tutsis. Un discours où l’on dit que les Tutsis ont une queue et des sabots ! La diabolisation trouve tout son sens.

Le capitaine Barril et ses mercenaires

L’Apocalypse de Bagosora, c’est un épisode qui vous paraît crédible ?

Cela date de janvier 1993, où Bagosora vient voir ses amis au mess des officiers à Gisenyi. Ils sont entre eux, ils parlent librement. Mugenzi raconte que Bagosora est interrogé sur « ça veut dire quoi, l’apocalypse ? », puisqu’il a claqué la porte des négociations de paix en disant : « Je rentre pour préparer l’apocalypse. »

La plupart des Rwandais ne connaissent pas ce mot. Ils ne comprennent pas. Bagosora leur répond « demandez à Mugenzi », qui est un ancien frère mariste. Mugenzi dit que c’est la fin de l’espèce humaine. Bagosora rit. Il dit : « Mon apocalypse à moi, c’est la fin des Tutsis. » Je suis convaincu que Mugenzi ne ment pas sur ce point.

Qu’est-ce que cela dit sur le rôle de l’armée française au Rwanda ?

L’armée française mène une guerre noire au Rwanda. Mugenzi le documente à son niveau. Il laisse apparaître des silhouettes dans un pouvoir de l’ombre qu’assument des militaires français, jusqu’à épouser les thèses et les objectifs de l’armée rwandaise. Mais attention, il ne faut pas diaboliser : tous les militaires français n’étaient pas d’accord avec cette politique.

Enfin, Mugenzi apporte des précisions sur le rôle joué par le capitaine Paul Barril…

C’est très étonnant. Vu ce qu’on sait du contrat de Barril avec les FAR (1,15 million de dollars en mai 1994), il avait deux objectifs :

  • fournir aux FAR des munitions qui manquent,
  • fournir un groupe d’une vingtaine de mercenaires.

Mugenzi les a vus ces mercenaires, ils avaient des uniformes noirs. Ils ont été « inventés » par Bob Denard pour l’opération aux Comores. Il y a donc des raisons de penser que Barril a recruté les hommes de Denard.

Que font-ils ? Ils sont au camp de Bigogwe. Certains sont des officiers.

L’un des objectifs a pu être d’aller exécuter Kagame dans son QG de Mulindi. Ce contrat a été payé, Barril a reçu l’argent. Il n’a pas livré les munitions. Il devait y avoir un autre objectif. Ce sont des suppositions, elles méritent d’être documentées. En tout cas, le rôle de Barril apparaît une nouvelle fois, sans que personne ne s’y intéresse, ni la justice française, ni le TPIR. Barril semble être un acteur du génocide.

Photo : Jean-François Dupaquier dans l’ascenceur et sur la terrasse de Rue89 (Audrey Cerdan/Rue89).

http://www.rue89.com/entretien/2010/12/12/rwanda-le-reporter-et-lespion-disent-lagenda-du-genocide-180180

Posté par rwandanews