En France, la justice est-elle indépendante de la diplomatie ? En révélant une face cachée de l’enquête rwandaise du juge d’instruction français Jean-Louis Bruguière, les mémos américains rendus publics par WikiLeaks et analysés par Le Monde, apportent une réponse nuancée à cette question.
Juste avant de quitter la magistrature, le juge antiterroriste avait une dernière fois défrayé la chronique en délivrant, en novembre 2006, neuf mandats d’arrêt internationaux visant de hauts responsables rwandais. Les autorités en place à Kigali étaient ainsi désignées comme les responsables de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Habyarimana, qui a donné le signal du génocide des Tutsi.
En réponse, le Rwanda a alors rompu immédiatement ses relations diplomatiques avec la France. Depuis lors, l’indépendance de la justice a régulièrement été mise en avant par les diplomates français pour nier toute responsabilité dans cette mise en accusation de personnalités rwandaises.
RÉALITÉ PLUS COMPLEXE
Les confidences faites par Jean-Louis Bruguière, à l’ambassade des Etats-Unis à Paris, reflètent une réalité plus complexe. Classé « secret », un télégramme du 26 janvier 2007 – date située entre la rupture des relations franco-rwandaises et l’élection de Nicolas Sarkozy – rapporte les propos de M. Bruguière. « Il a déclaré, indiquent les diplomates américains, qu’il avait présenté sa décision à des responsables français, y compris au président Chirac, comme relevant de sa décision de magistrat indépendant, mais a choisi de les consulter parce qu’il était convaincu du besoin de coordonner son calendrier avec le gouvernement. »
Le juge a ajouté qu’« il n’a pas été surpris par la réaction officielle du Rwanda » et que « le gouvernement français était préparé à ce qui était attendu comme une réponse violente contre les ressortissants français ».
Le juge annonce alors aux Américains qu’il va briguer un mandat de député (il sera candidat malheureux aux législatives de 2007). « En passant, Bruguière a mentionné que le poste de ministre de la justice serait son premier choix », précisent les diplomates américains qui lui rendent un hommage appuyé.
« MAUVAIS CALCUL »
A propos du dossier rwandais, le mémo croit entrevoir des arrière-pensées chez le juge : « Bruguière a présenté son dossier d’une façon très professionnelle, mais il n’a pas caché son désir personnel de voir le gouvernement de Kagame isolé. Il avertit que le resserrement des liens des Etats-Unis avec le Rwanda serait une erreur. »
D’autres confidences, faites à la même époque par un haut diplomate français, apportent un éclairage encore plus cru. Ce responsable du Quai d’Orsay « a confié que le gouvernement français avait donné à Bruguière le feu vert pour rendre son rapport [les mandats d’arrêt] [et] que la France avait voulu riposter à la décision du Rwanda de mener une enquête sur l’implication de la France dans le génocide de 1994 et ses conséquences ».
Selon ce diplomate, le gouvernement français « a fait un mauvais calcul en n’anticipant pas les lourdes mesures que le Rwanda prendrait en représailles ».
Les télégrammes américains éclairent un épisode plus récent des relations franco-rwandaises. Il s’agit de l’arrestation, en novembre 2008, à Francfort, de Rose Kabuye, chef du protocole du président Paul Kagamé, qui figurait parmi les neuf personnalités visées par le juge Bruguière. L’interpellation de Mme Kabuye et son transfert en France ont permis au Rwanda d’entrer dans la procédure française sur l’attentat de 1994, et de préparer une riposte judiciaire propice au rétablissement des relations diplomatiques. L’hypothèse selon laquelle les autorités rwandaises auraient, en réalité, accepté l’arrestation de Mme Kabuye, considérée comme un poisson-pilote, est corroborée par plusieurs mémos.
En juin 2009, Romain Serman, conseiller « Afrique » à l’Elysée, « a suggéré que l’affaire Rose Kabuye était de fait une affaire-test permettant aux Rwandais d’avoir un accès direct au dossier » la concernant. « Les deux parties ont compris qu’il s’agissait du dossier le plus faible » du dossier Bruguière et qu’en faisant échouer les poursuites dans son cas, « on pourrait faire dérailler les autres mandats d’arrêt ».
SERVIR DE TEST
Deux mois avant le rétablissement des relations diplomatiques, Charlotte Montel, conseillère au cabinet du ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner « admet que plusieurs officiels français avaient gentiment suggéré aux Rwandais que l’une des neuf accepte d’être arrêtée ».
La diplomate reconnaît que Mme Kabuye « a toujours maintenu qu’elle n’avait jamais eu l’intention de se faire arrêter » pour servir de test. Mais cette version est contredite par un télégramme du 10 novembre 2008 rédigé par l’ambassade américaine à Kigali.
Selon ce mémo, Rose Kabuye elle-même avait confié à des « contacts de l’ambassade » que « ce serait mieux d’aller en France pour combattre les accusations et être entendue ». Selon une autre source, « [le président] Kagamé a lui-même exprimé sa fatigue d’avoir à gérer les visites dans différentes capitales d’officiels mis en cause (…) et a suggéré à Kabuye que d’autres officiers du protocole commencent à acquérir plus d’expérience pour organiser son voyage ».
A quelle conclusion aboutira l’enquête sur l’attentat de 1994 ? Les Américains ne sont « pas certains que le juge » mène l’enquête d’une autre façon et annule les mandats d’arrêt, « étant donnée l’indépendance revendiquée par la justice française ».