L’ancien président français tire à boulets rouges sur Gbagbo, salue Bouteflika et encense Mandela. Il revient sur les attentats de 1995 en France. Mais il «oublie» Wade et Ouattara, et passe sous silence le soutien donné jusqu’au bout à Mobutu.
Jacques Chirac aime l’Afrique. Il le répète à plusieurs reprises dans Le Temps présidentiel, le second tome de ses mémoires, qui couvre ses deux mandats en tant que président de la République française (1995-2007).
Passons rapidement sur les déclarations vertueuses —plus ou moins suivies d’effets concrets— sur l’aide au développement, la lutte contre le sida et les financements innovants. L’ex-président cite abondamment ses anciens discours.
Ses rapports avec certains dirigeants du continent africain sont beaucoup plus intéressants. Si l’ancien chef d’Etat reste souvent dans les généralités, trois figures africaines se détachent néanmoins à la lecture de ses mémoires: Laurent Gbagbo, en négatif, Abdelaziz Bouteflika et surtout Nelson Mandela, en positif.
Laurent Gbagbo, «fauteur de troubles»
Chirac consacre près de six pages à la crise ivoirienne, un de ses principaux dossiers africains —sinon le principal. Il lance tout d’abord une pique à Henri Konan Bédié, héritier politique de Félix Houphouët-Boigny, qui «est loin de s’être montré aussi habile et exigeant que son prédécesseur dans l’exercice du pouvoir et la conduite de son peuple».
En utilisant dans les années 90 le sulfureux concept d’«ivoirité» pour écarter son rival d’alors —et allié d’aujourd’hui— Alassane Ouattara, Bédié porte une lourde responsabilité dans la crise ivoirienne.
Mais Laurent Gbagbo est évidemment la cible préférée de l’ex-président français. Il souligne le «caractère tortueux et manipulateur», qui ne lui a «jamais inspiré confiance», de celui qui est souvent surnommé «le boulanger» pour son habileté à rouler ses adversaires dans la farine.
Le 24 janvier 2003, Chirac reçoit Gbagbo à l’Elysée, à la fin de la conférence de paix de Marcoussis:
«L’homme est, comme toujours, enveloppant de chaleur et de cordialité mais sa franchise ne me paraît pas garantie. « Tout est négociable, sauf le président! », m’a-t-il prévenu au téléphone avant son arrivée».
Mais c’est le 6 novembre 2004 que les relations entre les deux hommes sont au plus bas. Paris et Abidjan sont quasiment dans une situation de guerre: l’aviation ivoirienne bombarde, «prétendument par erreur» précise Chirac, la base française de Bouaké. Bilan: 9 soldats français tués, 37 blessés.
L’ex-président français «ordonne aussitôt» à la force française Licorne de détruire tous les avions de chasse ivoiriens et de prendre le contrôle de l’aéroport d’Abidjan pour «empêcher toute nouvelle agression du même genre».
Dans la capitale économique ivoirienne, les Jeunes patriotes de Charles Blé Goudé s’en prennent alors aux ressortissants français.
Mais, dans ses mémoires, Chirac n’a pas un mot pour ces 8.000 Français qui sont alors évacués de toute urgence vers la France devant les caméras de télévision. Les images rappellent, toute proportion gardée, le retour forcé des Pieds-Noirs d’Algérie.
Il passe également sous silence l’épisode tragique de l’hôtel Ivoire d’Abidjan: des militaires français encerclés par les patriotes tirent sur la foule, faisant plusieurs morts. Ces images ont fait le tour du monde.
«Dès lors, je ne verrai plus d’autre issue au drame ivoirien que le départ du principal fauteur de troubles». Mais Laurent Gbagbo restera encore sept ans au pouvoir…
A noter enfin que l’ancien chef d’Etat français ne mentionne pas Alassane Ouattara, qui a pourtant succédé à Gbagbo après avoir remporté la présidentielle de novembre 2010 et gagné la «bataille d’Abidjan».
Bouteflika «habile et pragmatique»
Si la crise ivoirienne fut douloureuse pour Chirac, il consacre six pages très positives à l’Algérie d’Abdelaziz Bouteflika, dont «l’œuvre de concorde civile» a été «salutaire» après une longue guerre civile (1991-2002).
«Charmeur, habile et pragmatique», Bouteflika, élu en 1999, était selon lui «porteur d’un souffle nouveau pour l’Algérie et d’une plus grande exigence démocratique». «L’Algérie avait rarement connu dirigeant aussi ouvert et désireux de bien faire» et «nous nous sommes spontanément très bien entendus».
Chirac effectue en mars 2003 la première visite d’Etat d’un président français en Algérie depuis l’indépendance. Il décrit longuement l’accueil reçu par «près d’un million de personnes» à Alger venus scander son «nom avec une ferveur et un enthousiasme bouleversants».
Mais le traité d’amitié entre les deux pays ne sera pas signé. Alger exige que Paris reconnaisse sa culpabilité durant la période coloniale. Chirac ne l’a «naturellement pas accepté». Tout comme, il n’est pas «davantage question de célébrer le bilan positif» de l’héritage colonial.
L’ex-président français reste pourtant philosophe:
«l’amitié franco-algérienne se passerait donc de traité. Ce qui est peut-être pour elle la meilleure façon de se poursuivre».
Les attentats de juillet 1995 en plein cœur de Paris sont considérés comme les premières attaques islamistes dans l’hexagone. Ils sont attribués au groupe algérien GIA.
L’ex-président revient sur ces douloureux événements, qui ont marqué le début de son septennat:
«bien qu’ils fussent revendiqués par les groupes islamistes, l’implication de la Sécurité militaire algérienne était aussi parfois évoquée. […] Alger, qui accusait Paris d’ingérence quand nous appelions son régime à plus de démocratie, s’irritait dans le même temps de notre refus de prendre parti dans la tragédie qui se jouait sur son sol», rappelle-t-il.
Quelques jours plus tôt, le 11 juillet 1995, le Cheikh Sahraoui, cofondateur du Front islamique du salut (FIS), était assassiné à Paris.
Chirac souligne que les «véritables commanditaires» ne sont pas identifiés. Est-ce l’«œuvre du GIA»? «Ou celle de la Sécurité militaire [algérienne], à l’heure où les tentatives de reprise du dialogue entre le FIS et le gouvernement sont loin de faire l’unanimité dans les rangs de l’armée algérienne? La première piste paraît la plus probable», écrit l’ancien chef de l’Etat français.
Avant de poursuivre:
«Mais il est difficile d’évacuer la seconde, dans la mesure où les groupes armés sont souvent infiltrés et manipulés par cette même Sécurité militaire afin de discréditer les islamistes aux yeux de la population et de la communauté internationale».
Mandela, «justice et tolérance»
Chirac consacre de nombreuses pages à Nelson Mandela, icône de la lutte anti-apartheid, «symbole universel de vérité, de justice et de tolérance». L’ex-dirigeant sud-africain est devenu un mythe, lui rendre hommage est un passage obligé de tout homme politique.
Soulignons toutefois que Jacques Chirac affirme s’être engagé «en sa faveur au début des années 70 en participant au financement» de l’ANC «à la demande du roi du Maroc». «Hassan II avait constitué un réseau à cet effet, auquel j’apportais discrètement mon aide personnelle», assure-t-il.
Mohammed VI, l’ami
L’ex-président français consacre quelques lignes au roi du Maroc qui «sait, comme son père, pouvoir compter en toutes circonstances sur mon amitié».
Il l’«encourage» à poursuivre l’ouverture politique en direction des islamistes modérés, «réponse la plus efficace […] aux fondamentalistes et la meilleure façon de préserver la stabilité du Maroc. La monarchie en reste le seul garant à nos yeux».
Wade oublié
Le président sénégalais est brièvement cité dans l’ouvrage, mais Chirac s’abstient de tout commentaire, positif comme négatif.
L’ex-président français a apparemment d’autres références sur le continent:
«en quelques décennies, écrit-il, grâce à quelques hommes d’exception comme Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf et Nelson Mandela, le continent africain a fourni au reste du monde des exemple admirables de courage, de sagesse et de dignité».
Il cite deux présidents sénégalais sur trois —le troisième (Wade) appréciera…
Rappelons toutefois que Chirac n’avait pas fait le déplacement à Dakar pour assister aux obsèques de Senghor, le 29 décembre 2001. Une absence très remarquée au Sénégal.
Mobutu passé sous silence
Jacques Chirac passe complètement sous silence le soutien de Paris au maréchal Mobutu, renversé en 1997 par Laurent-Désiré Kabila, activement soutenu par le Rwanda et l’Ouganda, lors d’une guerre aux fortes implications régionales, souvent qualifiée par les observateurs de «Première Guerre mondiale africaine». Dommage pour l’Histoire.
Pas un mot non plus sur Jacques Foccart, le «Monsieur Afrique» des présidents de droite sous la Ve République, et qui avait repris du service sous Chirac. Il est décédé en 1997, en pleine offensive des troupes de Kabila sur Kinshasa.
Oublié également le président gabonais Omar Bongo, qui connaissait si bien les arcanes de la vie politique française.
Il est vrai que le deuxième tome des mémoires de Jacques Chirac ne fait que 607 pages…
Adrien Hart
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