Le scandale des biens mal acquis revient dans l’actualité à la veille de la présidentielle française. Thomas Hofnung analyse pour Slate Afrique les ramifications de ce système françafricain. Deuxième partie de l’interview.

Slate Afrique – Pourquoi avoir décidé de consacrer maintenant un ouvrage au scandale des biens mal acquis?

Thomas Hofnung – En réalité, ce livre [co écrit avec Xavier Harel. Le scandale des biens mal acquis. Enquête sur les milliards volés de la Françafrique. La Découverte, Paris, 2011] est le produit de deux ans de travail. Nous avons commencé nos recherches en 2009, deux ans environ après le dépôt de la première plainte sur les biens mal acquis à Paris. Depuis, l’affaire a prospéré. A la suite d’une longue bataille judiciaire, la Cour de cassation —la plus haute instance française— a estimé qu’il y avait matière à instruire les conditions dans lesquelles des dirigeants étrangers ont acquis un patrimoine immobilier conséquent dans l’Hexagone. C’est une première et cela fera sans doute jurisprudence. A mon avis, nous ne sommes qu’au tout début de l’affaire, qui pourrait réserver des surprises, notamment sur les complicités françaises dans ces détournements de fonds publics.

SlateAfrique – Les biens de chefs d’Etat africains en France, cela n’a rien de nouveau. Comment expliquer le dépôt d’une plainte à ce sujet? Pourquoi maintenant?

TH – Effectivement, c’était un secret de Polichinelle. Et c’est d’ailleurs tout le mérite des deux membres du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) —Jean Merkaert et Antoine Dulin— d’avoir décidé, en 2006, de rassembler tout ce qui était connu (et épars) sur ce sujet, et d’en avoir fait un rapport. Puis l’ONG Sherpa, dirigée par l’avocat William Bourdon, a pris le relais pour donner une suite judiciaire à cette affaire. A travers cette affaire, ce qui est en jeu —et qui ne concerne pas que l’Afrique— c’est la lutte contre l’impunité en matière de bonne gouvernance et de corruption. Le moment où intervient cette enquête sur les BMA s’explique, selon moi, par un long processus de prise de conscience des dérives de certaines élites politiques, mais aussi financières, à l’échelle de la planète. Elle illustre le poids grandissant de la société civile qui, en recourant à l’arme judiciaire, parvient à changer l’Histoire. Après l’humanitaire, elles ont investi un autre champ, celui de la finance et de la lutte contre la corruption. Sherpa et Transparency International sont emblématiques de ce combat.

SlateAfrique – Quel est l’objectif des ONG qui ont déposé une plainte?

T.H – Elles veulent faire prendre conscience aux opinions publiques de l’ampleur des détournements de fonds, du mal développement qui en résulte dans certains pays et de la complicité qui est la nôtre dans cette dérive dont pâtissent des populations pauvres. On peut appeler cela de l’ingérence, mais on peut aussi y voir —même si l’expression paraît un peu désuète— une forme de solidarité entre les peuples.

SlateAfrique – Si la France n’accueille plus ces «investissements», le problème ne va-t-il pas tout simplement se déplacer? A savoir que d’autres pays vont prendre le relais.

T.H – C’est déjà probablement le cas au moment où nous parlons. Les potentats, qu’ils soient africains ou autres, placent désormais leurs fonds hors d’une Europe devenue trop risquée pour eux, car trop regardante. D’après des sources concordantes, ils se tournent vers la Chine (Hong Kong) mais aussi le Proche Orient ou le Golfe, avec Dubaï, où ils sont plus tranquilles. On peut certes dire que l’action sur les BMA en France ne fait que déplacer le problème. Mais disons qu’elle a déjà réussi à perturber des circuits traditionnels. Et à mettre le problème sur la table au niveau international.

SlateAfrique – Votre ouvrage parle tout particulièrement du Congo-Brazzaville, de la Guinée équatoriale et du Gabon. Le scandale des biens mal acquis est-il plus grave dans ces pays. Ou est-ce juste que nous sommes davantage informés sur ce qui s’y passe?

T.H. – Nous nous sommes concentrés sur ces trois pays pour une raison simple: il s’agit de ceux qui sont concernés par la plainte sur les BMA déposée et jugée recevable en France. Il est évident qu’il y en a bien d’autres. Ils sont d’ailleurs pointés dans les rapports du CCFD sur la corruption. Mais nous avions déjà fort à faire à décrypter ces trois cas précis: ce dont leurs dirigeants sont soupçonnés, quels circuits empruntent les fonds, les complicités à l’étranger, etc. Disons qu’il s’agit d’un sujet d’avenir, et que d’autres travaux ne manqueront pas d’émerger sur nombre de pays qui n’ont rien à envier au Gabon, au Congo-Brazzaville ou à la Guinée équatoriale. Il faudrait notamment s’intéresser aux monarchies du Golfe et aux oligarques russes.

SlateAfrique – Quel est le rôle de la France?

T.H – C’est l’un des aspects, me semble-t-il, les plus importants du livre: dans l’affaire des BMA, il ne s’agit pas de pointer un doigt accusateur sur les seuls dirigeants africains. Les fonds qui sont détournés transitent par des banques françaises, notamment par la Banque de France. Les achats immobiliers ont lieu avec l’intervention d’avocats, de notaires, de conseillers. Les juges ont d’ores et déjà effectué des perquisitions chez certains d’entre eux et saisi des documents.

Le rôle ou l’implication de la France, c’est aussi le silence des politiques sur ces pratiques, qui s’explique par plusieurs facteurs: pour maintenir de bonnes relations diplomatiques et stratégiques, mais aussi du fait de relations inavouables, d’ordre financier. C’est un autre secret de Polichinelle: Omar Bongo, notamment, était très généreux avec une large frange de la classe politique tricolore. Y compris, d’après le témoignage d’un de ses anciens conseillers que nous citons dans notre livre —Mike Jocktane—, avec Nicolas Sarkozy.

SlateAfrique – Favorise-t-elle ce phénomène? Ou joue-t-elle le même rôle que les autres grandes puissances?

T.H – Il y a un particularisme français lié à son histoire: la colonisation —qui a lié notre pays avec d’autres sur le continent africain— et la décolonisation «à la française» —une volonté de maintenir son influence et de garder des liens forts avec ses anciens «protégés». C’est ce qu’on a appelé la Françafrique, qui ne se réduit pas —loin s’en faut— aux valises. L’affaire des BMA raconte cette proximité, cette intimité même, dont certaines facettes ne sont guère reluisantes. Ce n’est pas par hasard si certains dirigeants africains ont «investi» en France, leur seconde patrie en quelque sorte. De même, ce n’est pas le fruit du hasard si c’est en France que des ONG sont passées à l’offensive contre ces dérives. A tort ou à raison, certains militants se sentent une responsabilité particulière envers ces pays du fait des liens qui existent avec eux.

Propos recueillis par Pierre Cherruau

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Posté par rwandanews